Héros – Chapitre 7
Les caves du domaine étaient immenses, si bien que Myrica réussit rapidement à perdre les autres apprentis de vue. Alors qu’ils étaient partis par paires en direction des artères principales, la jeune fille avait choisi la direction opposée et elle se retrouva vite à se faufiler entre d’étroites étagères de charbon, de bois et de bouteilles vides. Plus loin, enfin, elle aperçut une allée de fûts scellés, serrés dans la pénombre humide du cellier. Ses yeux brillants d’envie s’habituèrent bien promptement à l’obscurité pour la mener jusqu’au précieux vin, dont elle caressa le tonneau du bout des doigts. Il était intact et parfaitement scellé, ce qui lui garantissant que l’alcool n’aurait pas tourné à la moisissure, mais elle allait devoir faire preuve d’imagination pour faire croire à une perte accidentelle.
Myrica était si absorbée par ses plans d’ivresse qu’elle faillit ne pas percevoir le mouvement derrière ses tibias. L’agitation finit cependant par la tirer de ses pensées et elle se retourna vivement pour saisir le farandon par le cou. L’horrible créature gesticula entre ses doigts, son visage pointu et chauve tordu en un rictus de haine. Les pupilles dilatées donnaient un regard fou à ce minuscule corps ridicule, doté de longs bras et d’un court tronc soutenu par des jambes extrêmement brèves et boudinées. Le tout était revêtu d’un gilet de laine sans bouton et d’un pantalon pour enfant, déchiré aux ourlets. Dégoutée par sa prise, Myrica le retourna pour éviter qu’il ne la morde, ou pire, lui bave dessus. Ignorant les petits cris perçants du farandon, la jeune fille tira une dague de sa botte, puis l’égorgea en prenant garde à l’éloigner du précieux tonneau de vin. Un sang épais et sombre comme la boue s’échappa de la plaie et la créature se rida à mesure qu’elle se vidait, jusqu’à ce qu’il ne reste d’elle qu’une peau flasque et jaune, avec un ensemble d’os difformes à l’intérieur. Jetant le cadavre dans la poussière du sol humide, Myrica essuya consciencieusement ses mains sur sa cape avant de revenir au vin et à sa promesse délicate d’ivresse. Elle s’apprêtait à tenter de planter sa lame dans un interstice du bois lorsqu’une silhouette projeta une ombre sur les planches. Cette fois-ci, cependant, ce n’était pas un farandon.
Myrica se redressa prestement, sa dague argentée pointée sur la poitrine du jeune homme qui lui avait saisi le poignet.
— Hum, déjà que tu nous voles notre vin, je ne suis pas sûr que tuer le fils du seigneur améliore ta situation.
La jeune fille plissa les yeux sans répondre. Elle reconnut la silhouette qu’elle avait aperçue par la fenêtre, avec l’habit élégant à la mode de la haute société. Plus âgé, bien qu’aussi grand qu’elle, le jeune homme était athlétique et plaisant au regard, avec un corps fin coiffé d’une blondeur semblable aux vignes baignées de soleil et des iris à la couleur des feuilles d’automne. Il était pâle et avait le teint délicat, parfait, des bourgeois qui ont le temps et le luxe de prendre grand soin de leur apparence. Sur ses lèvres minces flottait un sourire retenu et éduqué, mais espiègle. Myrica abaissa sa lame, toujours sans un mot.
— C’est déjà ça. Dis-moi, comment as-tu réussi à pénétrer ici avec les apprentis héros ?
Cette fois, la jeune fille releva la tête avec surprise, laissa la capuche sombre glisser sur ses cheveux libres et blonds.
— Pardon ?
Le jeune homme la fixa avec une insistance dure, mais curieuse.
— Tu n’es pas une des leurs, alors pourquoi es-tu ici ? Pour le vin ? Pour l’or ?
Myrica sentit la rage lui mordre les jours avec une violence revigorée.
— Je suis une des leurs.
— Vraiment ? s’étonna l’inconnu. Tu n’es pas un peu âgée ?
L’apprentie se tut un instant. Elle avait perdu l’habitude de converser et tout ce qui lui venait à l’esprit lui paraissait dangereux à dire devant le fils d’un seigneur de Rivargent. Elle choisit finalement le ton plat et monotone des Maîtres-masques pour expliquer :
— Il n’y a pas d’âge pour être un héros, je suis juste d’une génération différente. Nous sommes définis par notre sang, pas par notre apparence. Je suis un héros et je suis arrivé avec les autres.
Le jeune homme la scruta un instant en se mordillant les lèvres, puis il décrocha une broche plantée dans son veston de soie bleue et lui attrapa la main pour piquer la pulpe d’un de ses doigts. Myrica eut un cri de surprise, matinée de douleur.
— Hé, mais… AIE !
Une goutte de sang doré perla sur sa peau pâle et son assaillant s’en saisit avant de lui rendre sa liberté, lui laissant le loisir de porter sa plaie à sa bouche.
— Tu es vraiment un héros alors.
— Oui, ceci dit je t’assure que si tu as l’habitude de vérifier tout ce qu’on te dit en blessant tes interlocuteurs, tu vas avoir rapidement des problèmes.
— Donc tu es bien venue avec les autres apprentis ?
— Oui.
— Mais tu étais en train de nous voler notre vin ?
— Parfaitement.
Ils se turent un instant, occupé à trier les informations dans leur esprit.
— Comment tu t’appelles ?
– Myrica.
— Ce n’est pas le nom du piment des marais ça ?
— D’accord, donc en fait t’as des problèmes avec la communication toi, non ?
— Myrica donc, c’est joli comme nom.
– Tout à fait. Et toi ?
— Sariel Armanbralt de Rivargent, premier fils du seigneur du domaine de Rivanité.
— Enchanté, Sariel fils de l’homme qui fournit le continent en vin.
Depuis qu’il lui avait piqué le doigt, l’apprentie ne retenait plus vraiment ses mots et le sourire du noble lui montrait qu’elle n’avait même pas effleuré les limites de sa tolérance.
— Appelle-moi Ari, et allons prendre ce vin que je ne peux pas voler, puisqu’il m’appartient.
Sans attendre de réponse, le jeune seigneur se retourna pour partir dans l’ombre des tonneaux et des rayons de bouteilles poussiéreuses. Myrica eut un regard en direction des autres héros qui se révélèrent définitivement hors de sa vue, et elle calcula qu’elle avait encore de belles heures devant elle avant qu’ils ne viennent à bout de l’invasion. Sans remords, elle marcha dans les pas de Sariel.
Un peu plus loin, le noble s’arrêta face à un coffre à mécanisme complexe, dont il déverrouilla le couvercle d’une main sûre. Là, installées dans des écrins de velours, de luxueuses coupes d’argent serties de saphirs sommeillaient et le jeune homme en piocha avidement deux, sans égard pour leur tranquillité silencieuse. Ils marchèrent ensuite entre les tonneaux et les cuves jusqu’à une paroi de brique lisse ou Sariel appuya sa main, pressant une pierre de sa paume jusqu’à ce qu’elle s’enfonce et dévoile une porte dissimulée. Myrica pénétra alors dans une cave à vin baignée dans une obscurité totale et inquiétante, que le seigneur en devenir vint dissoudre d’un briquet ouvragé qu’il présenta à de larges cierges fixés au centre de la pièce.
— Ce n’est pas un outrage de réchauffer l’air des caves à vin ? demanda Myrica en se promenant devant les murs alvéolés où reposaient des centaines de bouteilles de verre noires, minutieusement étiquetées.
— Tu me parais bien soucieuse pour une voleuse assoiffée, répliqua Sariel en fermant la porte de l’alcôve, les dissimulant au reste du monde.
Ils s’assirent sous les feux, à même le sol, le dos collé aux bouchons des bouteilles alignées. Sariel en choisit une avec application puis il l’ouvrit et remplit leurs coupes.
— Les hommes de ta famille ne doivent pas vivre vieux avec tout ce vin à portée de main.
Ils trinquèrent en faisant tinter l’argent, répandant un écho sauvage dans la pièce dorénavant tiède des cierges et de leurs souffles.
— Détrompe-toi, nos pères nous interdisent de boire avant que nous soyons des maris, et nous ne goûtons les cuvées que d’une gorgée chacune, que nous recrachons.
Myrica plongea ses lèvres dans le vin pourpre dans lequel les flammes dispersaient des étoiles fauves et violentes.
– Quel gâchis.
— Aucun souci, je t’appellerai la prochaine fois, je suis sûr que tu n’en laisseras pas une goutte.
La bouteille vide fut cachée entre ses sœurs et une autre prit sa place de choix entre eux.
— Je n’avais vu que des héros enfants avant toi, jamais aucun n’avait mon âge ou à peu près. Comment se fait-il que tu ne sois pas à vagabonder dans le continent comme le reste des tiens ?
— À t’entendre, je fais partie d’une confrérie de sans-abris. Les héros partent de l’île lorsque leurs pouvoirs leur sont révélés.
— Comment font-ils ?
— Tu penses bien que si je le savais, tu m’aurais surpris dans les caves bien avant.
Sariel eut un rire chaud et il se laissa glisser sur le sol, appuyé sur ses coudes.
— Ça ne m’aurait pas dérangé. Tu sais ce que font les héros de ton âge dans le continent ?
— Non.
Une tristesse soudaine s’empara de Myrica.
— Ils ne viennent jamais te rendre visite ?
La jeune fille ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit. Techniquement, les héros pouvaient revenir sur l’île. Mais personne ne l’avait jamais fait.
— Tu es seule là-bas ?
Le vin facilita le chemin des larmes de Myrica qui posa sa coupe à ses côtés.
— Pardon, je ne voulais pas…
Sariel laissa sa phrase incomplète et il se releva pour s’asseoir à côté de la malheureuse, puis il passa un bras sur ses épaules. L’apprentie sentit son haleine chaude dans son cou et quelques mots dont le sens lui échappa, tant elle était prisonnière de ses pensées, puis un frisson glacé lui parcourut le dos et elle se retourna pour plonger ses yeux dans ceux du jeune homme, qui colla ses lèvres aux siennes.
— Non.
Myrica repoussa doucement le torse puissant qui appuyait sa poitrine souple. L’ombre d’un instant, le visage de Saule était apparu dans son esprit, et cela lui avait fait l’effet d’une épine dans le cœur. Il aurait pu revenir la voir. Il ne l’avait jamais fait.
— Oh, Piment, tu as pourtant l’air triste, il faut te changer les idées.
La jeune fille sentit une nausée monter en elle. Personne ne l’appelait Piment. À part Saule. Sariel ne s’était pas écarté d’elle et lorsqu’elle entreprit de nouveau d’échapper à son étreinte, il passa un bras autour de sa taille et la rapprocha encore de lui, jusqu’à coller ses lèvres à son cou.
— Je n’ai jamais eu de héros pour moi, lui murmura-t-il d’un souffle d’alcool et d’envie.
Cette fois Myrica tenta de s’arracher à son emprise et lorsqu’elle fut proche de l’esquiver, le jeune homme lui saisit les épaules et la projeta au sol. Un cri franchit les lèvres de la jeune fille, mais personne ne l’entendit entre les parois de pierre et de verre. Sariel se laissa glisser entre ses jambes et pesa de tout son poids sur ses côtes, pressant sa respiration jusqu’à ce que sa vision se tache de petits points noirs. Petit à petit, Myrica perdait sa force et cessait de se débattre. Elle sentit les mains douces, mais rudes, passer sous sa chemise pour saisir ses larges seins qui se dévoilèrent à la lumière des cierges, et bientôt elle gémit lorsque sa peau se tendit sous l’effet des morsures appuyées du seigneur. Il bougeait lentement son bassin contre ses cuisses et malgré les épaisseurs de tissus, la jeune fille sentit subitement sa virilité raide remonter jusqu’à ses reins. Une main s’approcha du lacet de son pantalon et brusquement, la jeune fille sentit un courant d’air glacé infiltrer ses poumons pour ressortir en une phrase qui lui échappa sans qu’elle n’ait eu l’impression de la formuler.
— Non, pas de maître.
Sa voix était changée. Sûre, incisive et totale comme un débris de miroir tranchant la matière. Sariel releva la tête, les yeux imprégnés d’une surprise qui venait refroidir son désir. Soudainement, ce fut la peur qui le saisit quand il croisa le regard de Myrica et découvrit le voile doré qui l’avait recouvert. Le noble eut alors un sursaut malheureux et il chercha à se séparer du corps qu’il venait de soumettre, mais trop tard. Piégé, il fut soulevé de terre par une force invisible et puissante qui le manipula comme une poupée de chiffon, puis il retomba lourdement.
Lorsque Myrica reprit connaissance, elle avait une énorme gueule de bois. La jeune fille passa une main faible sur son visage tandis que les derniers événements lui revenaient en mémoire. Dans un geste de panique, elle tâta son corps, trouvant sa poitrine meurtrie et découverte, ainsi que son pantalon à moitié ouvert. Elle n’avait pas été plus dénudée que ce dont elle se souvenait. Soudainement, supplantant son agression, la sensation de certitude réapparut. Myrica eut un sourire malheureux sous les cierges tremblotants, presque consumés. Ses pouvoirs étaient venus à elle. Ils l’avaient sauvé, ils avaient repoussé Sariel.
La joie disparue lorsque la jeune fille réalisa que depuis sa prise de conscience, elle n’avait pas entendu le noble, ne serait-ce que respirer. Lentement, elle se releva, emplie d’une crainte glaciale. Elle était horrifiée à l’idée de trouver devant elle le corps terriblement mutilé de Sariel, et de se voir enfermée sur le continent, au moment où elle était tout juste prête à quitter l’île, enfin.
Les entrailles nouées par la terreur, Myrica osa finalement regarder devant elle et découvrir ce qu’elle avait fait au fils du seigneur. Elle se retrouva alors face à face avec un poulet au regard perplexe.