LES MONDES ERRANTS – Chapitre 21

Chapitre 21 – Le Oural 3/7

Elvire fut réveillée par le toucher subtil d’un gant mouillé contre son front, tapotant légèrement sa peau. Fiévreuse, les joues rouges mais la face aussi pâle que celle d’un mort, la jeune femme ouvrit péniblement un œil. La chassie collait à ses paupières et le voile vitreux recouvrant ses rétines ne lui permettait pas de distinguer quoi que ce soit ; ainsi fut-elle incapable de reconnaître son environnement. Sa respiration était hasardeuse. Elle haletait et gémissait faiblement. Ses membres tressaillaient en de petits frissonnements successifs.

Une voix l’apaisa, si douce, le timbre chaleureux. Et elle sentit l’étoffe humide se retirer de son front avant de revenir plus froide, et d’y rester calée. Une main pressa tendrement son épaule tandis qu’une autre se glissa dans sa paume pour y tâter ses réflexes, savoir si elle était consciente et réagissait.

Elle voulut parler, mais toussa rauque ; sa trachée était en feu, enflée comme le goitre d’une grenouille. L’oxygène peinait à s’engouffrer dans ses poumons, compressés dans un étau invisible ; il lui était difficile d’inspirer pleinement. De plus, l’odeur d’eau de javel et de médicament qui imprégnait l’air ambiant était insupportable, accentuant davantage son irritation. Se faisant violence, elle éclaircit sa gorge encombrée de glaires.

— Chut ! ordonna une voix féminine. Vous n’êtes pas encore en état de parler madame Louvet.

— Où… où suis-je ? parvint-elle à articuler. Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Rosalie, je suis votre infirmière. Vous êtes à l’hôpital de Mont-les-grives. On vous a retrouvée évanouie dans la forêt, plus précisément à la Chapelle de l’Oural, il y a près de deux semaines. Vous êtes encore très faible, votre fièvre baisse mais vos ganglions sont gonflés et obstruent vos voies respiratoires. Vous n’êtes pas en mesure de vous mouvoir ni même de parler présentement.

Des flashs sporadiques lui revinrent en mémoire, assaillant son esprit brumeux d’une myriade de pensées confuses ; l’obscurité, la lune voilée, la forêt, la chapelle… puis il y eut l’odeur nauséabonde de charogne et enfin… Octave. Ses yeux s’écarquillèrent en revoyant le corps désarticulé de son bien-aimé au teint cadavérique, la peau épousant les contours osseux de son crâne dont seuls les yeux exorbités ressortaient.

Mais le pire demeurait sa bouche anormalement ouverte, comme s’il eut poussé un hurlement à s’en décrocher la mâchoire et à s’en briser les cordes vocales.

Un spasme traversa le corps de la jeune femme, raidissant douloureusement ses muscles. Une coulée de sueur moite dévalait sa nuque et Elvire se fit violence pour tourner la tête vers sa soigneuse.

— Ne bougez pas madame ! maugréa l’infirmière. Veuillez rester calme et boire le remède que je vais vous donner. Le goût est infect, mais on s’y fait à la longue.

— Où est Octave ? demanda-t-elle, la voix étranglée de sanglots.

Rosalie ne répondit rien et glissa la pipette à la commissure de ses lèvres, déversant le liquide amer dans la bouche de sa patiente qui, trop fébrile, se rendormit aussitôt après avoir dégluti.

Les jours suivants, Elvire se réveilla à plusieurs reprises. Chaque fois, sa vue devenait plus nette, elle percevait de mieux en mieux son environnement.

Elle était alitée dans un vaste dortoir exclusivement réservé aux femmes et aux jeunes enfants, où s’étendaient des rangées de lits successifs. Les murs étaient peints dans un gris anthracite sans artifice pour les égayer si ce n’était qu’un dallage blanc recouvrait la partie basse. Une unique pendule battait la mesure des heures qui s’écoulaient avec une lenteur affligeante. De hautes fenêtres bardées de rideaux opalins perforaient chaque pan, faisant entrer une lumière agréable dans cet espace aseptisé. Et le sol se couvrait d’un plancher en bois lustré.

La fièvre diminuée, Elvire pouvait désormais s’asseoir. Sa gorge, également, la faisait moins souffrir et dégonflait progressivement, libérant sa trachée. Néanmoins, elle avait l’interdiction formelle d’effleurer le bandage qui lui enroulait la nuque. Elle ne savait toujours pas de quel type de blessure il était question, mais son médecin, docteur Isaac Flandrin, lui avait déclaré que c’était là l’origine de son mal être et de sa grande faiblesse.

Or, personne ne savait encore ce qui avait pu provoquer une telle chose ; la Fièvre Rouge comme l’appelait le personnel médical que ce phénomène inquiétait. De plus, la jeune femme nota que, comme elle, plusieurs personnes portaient un bandage au même endroit, adultes comme enfants.

Alors que la patiente du lit annexe, arrivée depuis peu, se voyait nettoyer sa plaie encore fraîche et changer son pansement, Elvire remarqua la présence de deux petits trous nettement visibles sur ce bubon gonflé desquels du pus suintait.

Les perforations s’apparentaient aux crochets d’une morsure de vipère, malgré le fait que les symptômes provoqués semblaient bien plus virulents qu’un simple venin. D’autant qu’elle n’avait jamais entendu d’histoire relatant la présence de serpent extrêmement venimeux dans la région, ni même dans leur pays.

Pour vider l’œdème, l’infirmière incisa la peau au scalpel et appuya pour le vider en intégralité. Un liquide jaunâtre et visqueux, fortement odorant, s’en échappa. Elle le récupéra et en réserva une partie dans un bocal pour soumettre l’échantillon à l’étude. Puis, à l’aide de compresses, de gazes stériles et d’antiseptique, elle désinfecta la plaie et la banda à nouveau.

Elvire avait des haut-le-cœur à ce spectacle morbide auquel elle avait affaire quotidiennement sans jamais s’y habituer. Pour couronner le tout, elle avait fini par apprendre qu’il s’agissait là d’un phénomène étrange, encore inconnu de tous, provoqué par on ne savait quoi.

Des gens commençaient à parler de monstre : une immense bête difforme avec des crocs énormes. Certains disaient qu’elle avait le corps couvert d’écailles, avec des membres puissants qui se finissaient en griffes acérées, d’autres insistaient sur le fait qu’elle avait des ailes de chauve-souris, une queue de reptile voire même avait des cornes et pouvait se déplacer sur deux pattes. Chacun y allait de son avis et toutes les créatures du folklore furent proposées n’ayant de frein que l’imagination ; vampire, loup-garou, sorcier change-forme, coquatrix, dragon…

Des propositions plus farfelues virent également le jour ; sentence divine, jugement dernier, châtiment céleste pour les pécheurs et les non-croyants. Le seul point en raccord entre toutes les théories était que tous ceux qui avaient aperçu la bête, et étaient encore en vie, déclaraient sur l’honneur que celle-ci possédait deux yeux jaunes luisants tels des phares dans la nuit ainsi que deux incisives pointues et tranchantes. Voilà les seuls faits unanimes.

Autre fait avéré, le monstre se nourrissait du sang de ses victimes, plongeant ses crocs à même le cou pour y absorber le fluide carmin via la carotide. Il vidait le corps de toute substance en quelques goulées et ne se contentait de mordre que lorsqu’il était rassasié, injectant un venin pernicieux dans ses hôtes nouvellement infectés qui, tel un virus, se rependait sournoisement dans l’organisme.

Octave comptait parmi les nombreuses victimes de ce fléau. Pas loin de neuf cas sur dix décédaient durant l’attaque selon les estimations. Les rescapés étaient rares et ceux qui parvenaient à guérir totalement se comptaient encore sur les doigts d’une main.

Les infirmiers et médecins, apparemment alertés par l’affaire, s’activaient à soigner les patients qui arrivaient en très grand nombre au fil des jours, parfois dans des états si désespérés qu’ils mouraient avant d’avoir été examinés. Leurs corps convulsaient avant de se figer à jamais dans un ultime râle sonore d’une bête à l’agonie.

Les gens des environs, effrayés par cette chose inconnue qui sévissait dans les parages, organisaient des battues. Des couvre-feux étaient instaurés la nuit dans chaque village. On en était arrivé à penser que le monstre chassait exclusivement de nuit car aucun cas encore miraculeusement vivant n’avait déclaré avoir été attaqué de jour.

Abattue par la mort de son bien aimé, Elvire n’avait plus le goût à rien et se laissait dépérir malgré l’amélioration de son état de santé. Elle avait donc maigri drastiquement, ne mangeant que parce qu’on l’y forçait. Pourtant, elle vomissait le peu d’aliments qu’elle portait à sa bouche et se sentait nauséeuse. Son ventre la faisait souffrir. Ce ne fut qu’une semaine plus tard que son chagrin se dissipa lorsque, lors d’une auscultation suivie d’un test sanguin, le docteur Flandrin lui annonça qu’elle était enceinte.

D’abord désœuvrée, elle se rendit compte du cadeau providentiel que lui avait octroyé son époux avant de quitter cette terre ; elle portait donc la vie en son sein, l’héritage de son amour. Une énergie nouvelle la traversait et elle se promit de tout faire pour guérir et offrir un avenir à son enfant. Elle vivait pour deux et croquait la vie avec la rage d’une louve.

Pour passer le temps, cantonnée dans ce dortoir bruyant, la jeune femme écrivait à sa sœur par lettres interposées et inscrivait quotidiennement ses réflexions et ressentis dans son carnet. Ses affaires personnelles avaient été ramenées auprès d’elle. Sa malle ainsi que tous ses biens étaient soigneusement rangés au pied de son lit. Elle gardait constamment Ernest – son doudou ourson – auprès d’elle, l’enlaçant pour se rassurer la nuit durant, étouffant ses sanglots sur la laine duveteuse de ce confident de longue date.

Les chevaux et la roulotte avaient été vendus afin de payer les frais de ses soins tout comme l’intégralité des affaires d’Octave. Elle ne conservait de lui que l’alliance qu’elle portait à l’annulaire et une ample chemise, celle de leur mariage, encore empreinte de son parfum. Le vêtement lui servait de pyjama. Ses carnets d’histoires et de chansons lui furent également cédés. Elle les lisait et relisait au point de les connaître par cœur.

Héloïse parvint à la voir un matin, au bout de trois mois d’internement. Elle était parvenue à prendre un ticket de transport deux jours plus tôt afin d’effectuer le trajet dans une diligence escortée par des soldats. Elle avait payé une somme astronomique pour traverser cette région maudite que tout convoyeur craignait dorénavant au point de l’éviter. Leur mère n’avait pu venir, ses rhumatismes l’empêchaient de voyager si loin, tandis que leur père s’était porté volontaire pour patrouiller la nuit venue aux abords de Fontaine-les-mésanges et occire la bête qui avait attaqué il y a peu au village voisin.

— Ils te passent le bonjour et espèrent que tu vas bien malgré ton chagrin, murmura-t-elle après avoir défait cette longue étreinte, alors comme ça tu es enceinte. Tu ne te sens pas trop mal ? Les gens sont gentils ici ? J’espère vraiment que tu vas guérir et vite sortir d’ici.

Elvire laissa échapper un petit rire, amusée par ce flot de questions. Elle posa une main sur son ventre et le caressa langoureusement.

— Je ne suis pas autorisée à sortir avant d’avoir accouché. Une simple précaution pour l’enfant que je porte. Et puis je me sens bien dans cet établissement, le personnel est adorable et aux petits soins pour moi. Avec la vente de nos chevaux et de la roulotte j’ai pu amasser pas mal d’argent pour vivre sereinement le temps de ma convalescence. Je ne manque de rien et je suis protégée de ce monstre dans cette enceinte.

Héloïse écarta une mèche de ses cheveux châtains qui collait à sa tempe puis caressa la joue de son aînée d’un subtil geste du pouce.

— Tu ne te souviens toujours de rien concernant ton attaque ?

— Pas le moindre souvenir non, juste des bribes, des images floutées. C’est comme si mon cerveau refusait de me faire revivre la scène. Comme beaucoup de patients ici, je demeure amnésique.

— C’est étrange. Ça me fait tellement peur cette histoire. Ce n’est pas normal qu’une telle chose existe ! Surtout que les cas empirent de jour en jour. On a même vu des moutons et des animaux sauvages avec cette marque dans le cou. Même un ours paraît-il ! Tu te rends compte ? Un ours ! Comment peut-on survivre et vivre tranquille alors que même un ours n’est pas de taille à lutter contre un tel monstre !

Sa voix s’étrangla. Héloïse se tut et baissa la tête, les yeux mouillés de larmes. Pour la consoler, son aînée l’aiguilla sur des conversations plus légères. Malheureusement, la bête effrayait tout le monde.

La terreur régnait au sein des villages, et ce, malgré les rondes perpétuelles. Beaucoup avaient déjà perdu une connaissance, voire un proche. De plus, au grand dam de tous, l’hiver arrivait et les nuits fort longues devenaient interminables, surtout dans les foyers ne disposant pas assez de confort pour se chauffer convenablement.

Les vieillards isolés mourraient à la chaîne, fauchés par la solitude de ces heures d’errance sans l’ombre de gaîté. Et les enfants confinés devaient faire preuve de prudence sur le chemin de l’école, rentrer aux heures imposées, avant la venue du crépuscule. Ce moment où le ciel prenait la teinte grenat du sang.

Pour ne pas fatiguer davantage son aînée et soumise aux horaires de visite, Héloïse la quitta avant que ne sonne dix-sept heures. Avant son départ, Elvire lui donna le carnet d’Octave ainsi que la mésange qu’elle avait brodée la veille de son union.

— Cela égayera ta chambre et tes soirées, dit-elle chaleureusement, tu n’es pas obligée de me le rendre de suite. Je connais ces histoires sur le bout des doigts et j’ai noté les meilleures dans mon propre carnet.

Émue, la cadette l’embrassa et serra vigoureusement ses trésors aux creux de ses mains, les pressant contre son cœur. Puis, sur ordre de Rosalie, elle se laissa embarquer en direction de la sortie, adressant un dernier regard tendre à sa sœur.

— Surtout prends soin de toi ! s’écria-t-elle en quittant la pièce, avant d’ajouter plus fort. Préviens-moi quand il sera né ! Je veux voir mon neveu ou ma nièce au plus vite !

Une fois seule, Elvire pouffa et se rallongea, dissimulant l’intégralité de son corps sous les couvertures avant de se laisser cueillir par le sommeil.

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