LES MONDES ERRANTS – Chapitre 22
Chapitre 22 – Le Oural 4/7
Assise à une table du réfectoire, située à côté d’une fenêtre s’ouvrant sur les jardins, Elvire se tenait en compagnie de Denise, une dame d’un certain âge au visage défiguré par la bête. Sur son plateau, la jeune femme avait disposé une coupelle de fruits frais ainsi que deux œufs au plat accompagnés d’un morceau de pain bis beurré et une tasse de café noir. La nourriture était plutôt savoureuse et les portions généreuses.
— Vous croyez que cela remonte à quand ? s’enquit-elle.
La dame, dont l’œil droit était crevé et sa joue entaillée sur toute la longueur, reposa son journal et tritura son menton, le visage affichant une mine soucieuse.
— Je ne saurais le dire, réfléchit-elle, quatre mois dit-on dans la presse. Mais rien n’est vraiment sûr. Le premier cas d’attaque recensé a eu lieu à la Chapelle de l’Oural, là où l’on vous a trouvée également. La créature vient d’être officiellement baptisée « le Oural » en cette occasion. Le cas s’étend à présent en dehors de la région. Désormais, les journaux nationaux en parlent. Je pense que le gouvernement ne va pas tarder à réagir sur cette affaire. L’ampleur devient énorme, si personne ne réagit alors ce sera le pays entier qui en souffrira et la Fièvre Rouge s’étendra jusqu’aux frontières nord du territoire, peut-être même dans les états voisins. Car les attaques s’intensifient et deviennent plus virulentes. On dénombre énormément de cas dans les contrées voisines et cela semble s’accroître. Sans compter les événements fâcheux qui sont dissimulés, scotomisés afin de ne pas nous effrayer et d’éviter que la panique gagne le peuple.
— Que voulez-vous dire par là ? s’inquiéta-t-elle. Et comment savez-vous tout cela ?
Denise s’approcha d’elle. Elle jeta une œillade discrète à sa gauche afin de s’assurer de ne pas être entendue, et murmura pour confidences :
— Mon fils est médecin dans la ville voisine. Il est en relation avec les autres hôpitaux du coin. Apparemment, c’est l’hécatombe à Val-du-Rat et Aux Louvières. Le mal sévit et ronge des patients infectés. On dit même que certains qui se sentaient étonnamment bien, presque guéris, essuient une rechute, bien plus violente que la première. Ils s’attaquent alors au personnel, sans raison. Ils ont des bouffées de fièvre, crient des propos délirants et incohérents. Ils bavent et montrent les dents afin de mordre ceux qui les entravent. Des bêtes sauvages, enragées et ivres de blesser les autres ! On raconte que certains sont morts de leurs attaques imprévisibles qui surviennent à la nuit tombée. Selon mon fils, on mettrait les fiévreux à l’isolement le temps que la crise passe et qu’ils ne blessent pas d’innocents dans leur délire. Alors ils hurlent à la mort, griffent les portes, se placardent contre les murs la tête la première pour en sortir. Ils vont jusqu’à s’exploser le crâne. Aucun patient ayant subi cette rechute n’a su guérir pour l’instant.
— C’est affreux ! s’indigna Elvire en plaquant une main sur sa bouche pour éviter de crier.
Choquée par ses propos, la jeune femme sentit son rythme cardiaque s’accélérer. Sa cage thoracique se contracta douloureusement, empêchant ses poumons de se gonfler pour capter l’air. Pour se tranquilliser, elle posa une paume sur son ventre et la massa avec lenteur.
— Oui, hélas ! Je n’ai pas l’impression que cette nouvelle soi de bon augure. Et ça me fait peur pour la suite. Car finalement, même les plus résistants d’entre nous ne sont pas à l’abri d’une rechute et de muter en cette espèce de créature dépourvue de raison que la fièvre rouge rend avide de chair et de sang. Heureusement, le cas ne semble pas avoir eu lieu ici, ou du moins nous le saurions, je pense.
La faim coupée par le récit, Elvire ne termina pas son assiette. Se sentant nauséeuse, elle se leva, s’excusa puis prit congé afin de regagner sa couche. La démarche chancelante, elle arpentait les couloirs, peinant à marcher convenablement. Elle fit un détour par les sanitaires et vomit l’intégralité de son déjeuner dans la cuvette. La bille aigre qui traversait sa trachée la brûlait tel le passage d’une flamme. Fébrile, elle se redressa et se rendit à l’évier boire quelques lampées d’eau glacée, chassant le goût acide de son palais. Puis elle passa un moment à s’asperger le visage pour rester consciente et rejoindre le dortoir.
À la vue de sa patiente bien mal en point, le docteur Isaac Flandrin, un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux gris cendré, accourut vers elle et la sonda de ses yeux bleu pervenche emplis de bonhomie. Puis, comprenant que son état n’était pas des plus stable, il la guida dans son cabinet et tira les rideaux pour les isoler afin de l’ausculter de manière plus intime.
— Déshabillez-vous Elvire, l’avisa-t-il en lui montrant la chaise pour y poser ses affaires, je vais vous faire couler un bain chaud. Les vapeurs vous feront du bien et la chaleur diminuera votre anxiété.
Docile, la jeune femme s’exécuta et ôta l’intégralité de ses vêtements. Nue devant son médecin, elle se tenait aussi droite que possible et, à son ordre écarta les bras. Après avoir fait couler l’eau et ajouté des sels relaxants et autres plantes à vertus thérapeutiques, dans la baignoire, l’homme se munit d’une paire de gants et s’approcha d’elle, la dominant aisément de sa grande taille.
Méticuleusement, il palpa sa nuque où plus aucune blessure n’était nettement visible. Seule demeurait l’empreinte de deux trous presque indiscernables à l’œil nu. Puis il massa les zones ganglionnaires de la nuque et de la poitrine qui ne semblaient pas montrer d’inflammations particulières ou de lésions sous-cutanées.
— Vous n’avez plus de gonflements, nota-t-il en affichant un sourire satisfait, c’est bon signe.
Il prit sa température ; le thermomètre n’indiquait pas de signe de fièvre. Il étira ses paupières pour observer son œil strié de veines rouges et termina son examen en étudiant attentivement sa mâchoire ainsi que sa langue pour y scruter les papilles à la recherche d’éventuelles pustules. Enfin, il lui tendit un pot et lui ordonna de cracher à l’intérieur afin d’y étudier la couleur et la texture de ses sécrétions.
Sans aucune pudeur, habituée à l’exercice, Elvire se racla la gorge et recracha une glaire gluante presque transparente, bien différente des fluides verdâtres et pâteux qu’elle crachait à son arrivée.
Il lui tendit un mouchoir et ôta ses gants qu’il jeta dans la corbeille.
— Pardonnez-moi cette auscultation, ma charmante petite mère — l’appelait-il souvent ainsi — mais avec ce qu’il se passe actuellement, on est jamais trop prudents. Votre état s’améliore. J’en suis ravi, vous êtes l’une des rares à vous en tirer à si bon compte et sans véritables séquelles.
— Ce n’est pas grave docteur, murmura-t-elle en touchant son ventre. Savez-vous si mon bébé va bien ?
La voyant anxieuse, le médecin prit un stéthoscope et posa l’embout sur son ventre dont la proéminence commençait à apparaître. La pièce plongée dans le silence, où seule tintait l’horloge et résonnaient les pas et conversations du couloir, le docteur écoutait les bruitages internes. Ses sourcils se fronçaient sous l’effet de la concentration. Puis, sans un mot, il se retira et rangea son appareil.
— Votre enfant va bien, finit-il par dire, les battements sont réguliers, son rythme cardiaque est stable. Mangez-vous et dormez-vous convenablement ? Des maux particuliers à me faire part ? Mal aux seins ? Au dos peut-être ?
Elvire opina du chef et répondit que tout allait bien malgré l’anxiété chronique qui la tiraillait. Elle avait les yeux larmoyants, cette conversation et son bilan la rassuraient. Malgré tout, une question troublante demeurait en son esprit.
— Pensez-vous que mon enfant puisse être contaminé par la Fièvre Rouge ?
Le médecin se renfrogna et posa son index sur ses lèvres.
— Je n’en est pas la moindre idée, ma chère petite mère, avoua-t-il, au vu de votre état de santé je vous dirais que non. Malheureusement, je ne peux m’appuyer sur aucune étude pour vous l’assurer. On le saura à la naissance, dans quatre mois environ. En tout cas, veuillez ne pas trop y songer. Protégez-vous et prenez soin de vous. Vous et votre enfant êtes des miraculés, alors profitez de cette chance et reposez-vous en attendant le terme et votre délivrance prochaine. Nous effectuerons divers diagnostics le moment venu.
D’un geste assuré, il posa une main sur le dos de sa patiente et l’engagea à grimper dans la baignoire. Le réceptacle en fonte était rempli à ras bord d’eau savonneuse, dont les vapeurs dégageaient un grisant parfum de verveine mêlé de lavande.
Avec son aide, elle enjamba la haute paroi et se laissa glisser dans l’eau, le corps intégralement immergé. Ses pores se dilatèrent et elle sentit une exquise sensation de bien être se répandre dans son organisme, rendant ses muscles cotonneux. Elle gémit de plaisir ; les bains thérapeutiques savaient prouver leur efficacité. L’homme sortit une serviette qu’il posa sur le rebord et la laissa profiter de cet instant de détente devenu si rare au vu du nombre important de patients à traiter.
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