LES MONDES ERRANTS – Chapitre 24
Chapitre 24 – Le Oural 6/7
Une sonnerie stridente hurla dans l’établissement et les militaires entrèrent dans le dortoir au pas de course, obligeant les patients endormis à se lever et à s’habiller. Pendant que ceux qui en avaient la force se préparaient, on chargea brusquement les plus faibles et les cas les plus graves sur des brancards de fortune que l’on transporta en dehors de la pièce comme s’il s’agissait de simples bagages. Les autres étaient malmenés. Des ordres étaient criés. Derrière la barrière des masques hostiles, les paroles prononcées par les soldats en pétrifiaient plus d’un. Surtout lorsque le poing était brandi en l’air, prêt à s’abattre sur le moindre belligérant ou retardataire.
Dans le dortoir des enfants, le réveil fut moins brutal, la diplomatie et la patience étaient de rigueur afin de ne pas entacher la réputation de l’armée dont la renommée était bien moins éclatante depuis le début de cette épidémie. Réveillée bien avant les premiers rayons de l’aurore, Elvire se prépara et réunit ses maigres affaires. Ne pouvant apporter sa malle, un petit sac pour transporter l’essentiel de ses biens lui fut prêté. Elle y rangea la chemise d’Octave, prit un change ainsi qu’un de ses pulls, un bonnet et une écharpe en prévision du froid environnant des montagnes. Enfin, elle trouva une place pour y glisser le doudou Ernest ainsi que son nouveau carnet et un stylo offerts par son médecin. Après avoir pris un déjeuner frugal, un maigre morceau de pain accompagné d’une pomme ainsi qu’une tasse de café dilué, sans saveur, elle descendit en compagnie des autres infectés, réunis dans le hall afin d’être escortés jusqu’à la gare par une dizaine de militaires et cavaliers.
Il faisait bien froid dehors en cette matinée maussade de printemps. Un général donna l’ordre d’avancer. En rang par deux, les infectés étaient flanqués de part et d’autre comme des prisonniers de guerre. À peine manquait-il le boulet à leur pied et les fers aux mains. Les riverains, apeurés par le chahut de la chaussée, se ruèrent à leur fenêtre ou sur leur perron pour observer ce phénomène, scrutant ce spectacle incroyable sans oser intervenir ou s’enquérir de la chose. Pour les forcer à s’éloigner, les soldats aux masques de corbeaux leur firent signe de se confiner. Craignant pour leur santé, les habitants se capitonnèrent de peur d’être infectés eux aussi par ce mal étrange. Personne ne savait en quoi consistaient cette opération militaire et cet exode massif d’individus ; cela faisait des semaines qu’aucun journal n’avait été livré, les informations étaient muselées et les pires rumeurs circulaient.
En arrivant sur les quais, une locomotive noire les y attendait. L’énorme machine métallique vrombissait, crachait une épaisse fumée noire cendrée qui obscurcissait le ciel encore noyé sous les chapes brumeuses. Ce monstre de fer était résistant, l’armature solide cerclée de larges boulons. Elvire s’arrêta en apercevant ce serpent d’acier ; il n’avait rien d’un transport de passages, s’apparentant davantage à un convoi affrété pour les marchandises. Et ses deux énormes phares jaunes, aussi puissants et intimidants que les yeux du Oural, illuminaient le chemin. On cria des ordres et on les entassa tel du bétail dans les wagons dépourvus de confort. Pas la moindre assise pour s’asseoir, les obligeant à se poser à même le sol en bois, si dur, si froid et couvert d’échardes. Les femmes et les hommes furent mélangés. Aucun tri effectué en amont et les cas les plus atteints côtoyaient les plus résistants. Tous gisaient pêle-mêle, se bousculant pour obtenir un minimum d’espace vital ou les meilleures places pour prendre ses aises, si tant est qu’il en existât.
Le crissement strident des rails hurlait. Le feu de la locomotive chauffait à plein régime. Le train poursuivait sa route vers le nord, chargé à outrance, prenant à chaque arrêt de nouveaux infectés à la mine déplorable. On profitait de ces escales pour expulser les cadavres ou les cas trop critiques ; il ne servait à rien de gâcher de l’espace et de la nourriture pour des patients si désespérés qui mourraient bien avant de fouler Forvald. Elvire, comme les autres, était tétanisée par la peur. Tous se rendaient compte que la situation n’avait rien de normal ; ils n’étaient plus des humains, c’était un constat indéniable. Des messes basses fusaient, des rumeurs horribles circulaient sur les expérimentations qui s’exerçaient à Forvald ainsi que sur les véritables motifs de cet isolement au nord, bien loin de toute civilisation. C’était un voyage sans retour, un aller simple pour l’extermination massive et définitive des infectés.
Pourtant, Elvire, comme certains, gardait l’espoir d’un meilleur traitement une fois là-bas. Après tout, ce transport précipité n’était pas si illogique au vu du peu d’infrastructures et de la précarité du réseau ferroviaire dans ces régions reculées. C’était là une solution draconienne, mais au moins permettait-elle d’amener le plus rapidement possible un très grand nombre d’infectés pour les prendre en charge.
Des militaires étaient également présents entre chaque wagon et ordonnaient à chacun une surveillance mutuelle en cas de personne suspecte d’être gagnée par un délire de fièvre rouge. Dociles comme des moutons, tous s’exécutaient et s’observaient. Les seuls moments d’intimité étaient lorsque, ne pouvant plus retenir leur vessie ou pour libérer leur transit, les passagers se rendaient dans un coin alloué pour se soulager dans un pot de chambre commun où il ne valait mieux pas s’attarder pour éviter de vomir au vu de son état, rempli à ras bord d’excréments mous de couleur suspecte et de forme diverse. Le transport refoulait la fange, l’urine ainsi que toute sorte d’exhalaisons corporelles désagréables. Certains voyaient leur morsure fraîche empirer, gangrenant leur nuque. Le pus suintait par les deux percées. L’odeur de la plaie était infâme, un remugle moisi de chair en décomposition.
Pour se rassurer, les gens tentaient de rester solidaires. Des berceuses furent entonnées, servant majoritairement à endormir les enfants. Elvire chantait et contait les histoires de son défunt époux, les yeux embués de larmes face à ces réminiscences qu’elle avait refoulés en elle par ces temps troublés. Des souvenirs doux-amers lui revinrent en mémoire, témoignage de cette vie d’insouciance passée, où tout était plus heureux. On s’autorisait à faire fi de la pudeur et à se coller pour mieux se réchauffer. Lors des distributions alimentaires, on divisait la nourriture accordée en portion proportionnelle au gabarit. La jeune mère, par son état, s’en trouvait gratifiée d’un traitement de faveur comme ce fut le cas pour les enfants. Les vieillards et les plus faibles n’eurent pas cette chance et se laissèrent volontiers mourir, conscients que leur cause était perdue.
À son arrivée à Forvald, au beau milieu de la nuit, le signal d’alarme du monstre d’acier résonna, suivi par le grincement des roues contre le rail. Des militaires en costume noir saillant et aux allures de molosses, les toisaient de haut et attendaient sur le quai. Aucune chaleur n’émanait de leurs yeux sombres. Leur fusil en main reflétaient la lueur des flammes des becs de gaz. Ces chiens de l’armée nationale vinrent accueillir les infectés survivants, épuisés et affamés par le voyage.
Comme l’avait annoncé le docteur Flandrin, ils se trouvaient dans un ancien hôpital psychiatrique réhabilité, cerclé par des hauts murs surplombés de barbelés. Des miradors trônaient à chaque recoin. Le centre se tenait aux abords d’une falaise abrupte, donnant une vue plongeant sur un abîme sans fin, noyé par les ténèbres. Il pleuvait. Un faible crachin glacé tombait sur eux, mouillant leurs vêtements sales et troués. La boue collait aux pieds et les mains empestaient le fer rouillé. Le ciel était d’un gris cendre, terriblement angoissant. La montagne était dépourvue de toute végétation, exposant ses pierres anguleuses à nue. Même la neige éternelle des hauts pics se voyait souillée de particules de suie. Pas un oiseau ne volait céans ; la nature était morte en cette terre stérile.
En groupe d’une quarantaine d’individus, on les parqua dans une grande pièce, les obligeant à se déshabiller puis à se laver, femmes comme hommes mélangés. Sous la menace de sévices, les infectés s’exécutèrent et se glissèrent sous les douches tièdes au jet puissant qui fit trébucher ceux qui peinaient à rester sur leurs deux jambes. Sans accorder la moindre attention aux autres, la tête basse en guise de soumission, ils frictionnaient leur corps meurtri avec du savon pour y ôter la crasse. Le contact du gant contre la peau en fit pleurer plus d’un tant leur chair malmenée était rougie par des plaques de boutons, parsemée de piqûres et d’entailles en tout genre. L’eau qui ruisselait en abondance devenait noire mêlée de rouge au fur et à mesure qu’elle dévalait les êtres pour venir s’échouer dans les rigoles, obstruées par des cheveux, des poils et des chutes de pansements. Des croûtes molles et autres substances visqueuses d’origine inconnue jonchaient le sol carrelé, coincées entre les jointures.
Lors de sa toilette, Elvire s’aperçut qu’elle avait maigri. Sa peau blême et flasque épousait les contours de sa silhouette osseuse, aux muscles atrophiés faute d’activité pour les stimuler. La proéminence de son ventre était bien visible, et sa poitrine aux mamelons durcis était plus gonflée que celle de ses paires, devenue aussi plate que celle des hommes. Certains détenus faisaient peine à voir avec leurs blessures suppurantes, nécrosées parfois. L’un même arborait à la nuque un abcès si gonflé qu’il envahissait une partie de son visage déformé. Il suffirait d’une seule piqûre, de la plus fine aiguille, pour que la plaie explose et se vide de son contenu.
Après cette douche, on leur confisqua leur vêtement pour leur donner un habit commun : une tunique en laine grise avec un ample pantalon de lin. Des sabots de bois faisaient office de soulier. On passa dans les allées pour récupérer les affaires et autres éléments superflus, inutiles pour leur séjour à Forvald leur disait-on.
Alors qu’Elvire s’habillait, quelqu’un vint la voir à son tour. Était-ce un homme ou bien une femme ? Elle n’aurait su le deviner tant cette personne voyait son corps intégralement masqué d’une étrange combinaison, encore plus intimidante que les masques de corbeaux. N’osant effectuer un mouvement, la jeune femme ne bougea pas. Ses membres tremblaient tandis que la chose lui prit la main pour y confisquer l’alliance qu’elle portait. Voir cet anneau d’or arraché de son annulaire avec tant de froideur, la plongea dans un profond désarroi car elle savait au fond d’elle-même qu’elle ne pourrait jamais le récupérer. Ainsi s’évapora la relique la plus chère qu’elle possédait. Une partie de son âme venait de se briser.
Après un discours péremptoire énoncé par le chef du centre, à base de claquements de langue farouche et de grognements intimidants, hommes comme femmes furent séparés dans les deux ailes opposées. Les pleures et les complaintes s’élevèrent ; on sépara les mères de leurs enfants, les maris de leurs femmes, les familles entières que le monstre avait infectées. Le Oural avait scellé leur destin dans une morbidité commune, une funeste malédiction.
Les locaux insalubres, soumis au froid des contrées montagnardes étaient balayés par les vents mordants qui soufflaient par bourrasques. Les lits étaient faits de simples matelas miteux posés à même le sol, à forte senteur de sueur et d’urine, irritant la peau comme une râpe. Des bestioles – rats et cafards rampants – grouillaient entre les couches s’immisçant dans les recoins les plus sombres avant de sortir la nuit pour chaparder des miettes échappées ou grignoter les rognures d’ongles et autres déjections appétissantes qui jonchaient le carrelage faute de pots de chambre suffisants pour accueillir ce type de besoin primaire. Le vrombissement assourdissant du torrent était insupportable. Tout comme le feu crachait des hautes cheminées, ce dernier vomissait perpétuellement des litres d’eau dans la rivière située en contre bas ; rien n’arrêtait la puissance dévastatrice de tels éléments.
Le temps passa. Cependant, personne ne fut en mesure de connaître le chiffre exact des jours écoulés. Aucune horloge n’indiquait le passage des heures, pas un calendrier ni même un journal pour donner une notion du jour dont il était question. La seule vue sur l’extérieur provenait de la petite lucarne qui donnait face à la montagne, ne dévoilant qu’un très faible halo de lumière lorsque les rayons du soleil, si timides en ces recoins du monde, daignaient percer les nuages épais.
Des gens mouraient d’épuisement, faute de ressource alimentaire suffisante, rendant leur silhouette squelettique, d’un froid trop persistant qui les faisait basculer dans l’hypothermie, de mal pulmonaire, ou bien d’infections de la peau provoquées par les vermines. Des pustules pullulaient sur les cadavres écorchés qui se décomposaient à même le sol pour être récupérés le lendemain, laissant à leur passage un relent pestilentiel de chair en putréfaction. Pour seule ration, les pensionnaires n’avaient le droit qu’à une tranche de pain noir rassis, un morceau de salaison ainsi qu’un fruit rachitique à la chair rabougrie.
Elvire se forçait à manger. Ses dents jaunies peinaient à mâcher convenablement les aliments rassis qu’elle portait à sa bouche. Ses jambes devenaient cagneuses, sa cage thoracique se creusait, ses côtes se dessinaient sous cette peau blafarde, carencée. Ses cheveux châtains devenaient ternes, pelés et cassants, envahis par les poux. Elle avait un aspect maladif, une peau desquamée, couverte de plaques rouges provoquées par les puces et punaises de lit. La notion du temps avait disparu. Seule la grosseur qui germait en son ventre était palpable, qu’elle peinait à soulever par sa carrure malingre. L’enfant gigotait pour signifier à sa mère qu’il était bel et bien vivant et vigoureux. Le terme arriverait sous peu, Elvire en était certaine.
De ses mains bleuies, percluses d’engelures, elle massait son ventre avec ardeur, murmurant à son enfant des berceuses et comptines d’un monde meilleur. En cet espace mortifère, où seule la survie comptait, l’image d’Octave s’était entièrement évaporée de son esprit, ne paraissant qu’un souvenir lointain, un visage aux contours flous. Enceinte ou non, la jeune femme ne semblait pas attirer d’attention particulière de la part du directeur local. Elle était une pensionnaire comme les autres, une infectée de plus dans ce lieu délabré, de « la vermine souillée à éliminer au plus vite », comme certains militaires les qualifiaient parfois en ricanant.
De nouveaux patients affluaient à intervalle irrégulier. En à peine meilleure forme, ils ne se gênaient pas pour voler le repas d’autrui afin de subsister, écourtant drastiquement la vie des plus faibles. À travers la lucarne, on discernait le ciel s’obscurcir. De la cendre recouvrait la vitre crasseuse, des particules flottaient dans l’air, emportant une odeur âcre de fumée.
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