LES MONDES ERRANTS – Chapitre 27
Chapitre 27 – Dégénérescence
Cela faisait plus de cinq heures que le bathyscaphe errait dans les eaux pélagiques, petit cylindre jaune en mouvance dans ce vaste champ charbonneux n’ayant pour seules guides que deux insignifiantes lanternes en service.
Épuisé de sa session d’écriture, Victorien referma son stylo qu’il jeta sans ménagement sur le bureau et se leva. Faute d’activité, ses os craquèrent sinistrement et il frictionna son poignet enflammé.
Après avoir étiré ses membres gourds, il se dirigea devant le hublot et porta son regard sur cet écran noir moucheté d’infimes sédiments qui, tel un miroir, renvoyait son reflet. Il en profita pour se recoiffer et glissa une mèche ébène derrière son oreille. Puis il redressa le col de sa chemise liliale et lissa son veston sur lequel rutilait, sous la lumière mordorée des ampoules, une broche en forme de coq hardi, l’emblème du parti ; un insigne durement acquis et dont il était fier. Puisque dans cette nouvelle ère, un retour à l’empire après plus d’un demi-siècle de régimes politiques chaotiques et de soulèvements populaires, il fallait user de la ruse, de la richesse ou de la persuasion pour s’élever dans la hiérarchie, mais aussi du charisme et de l’éloquence, ces deux dernières vertus lui faisant horriblement défaut.
En dépit de cette bataille impitoyable à l’ascension sociale, le gouvernement promettait malgré tout une vie prospère à chacun de ses humbles citoyens.
Cependant, et bien que la nation ordonne à ses travailleurs une franche camaraderie, Victorien détestait ses pairs qu’il voyait à son image ; des concurrents ivres de pouvoir, de gloire et de fortune.
Mais, surtout, il haïssait viscéralement les femmes ; ces êtres inférieurs qui composaient la moitié de la population dont la fonction première était d’enfanter puis d’éduquer les futures générations et d’épauler leur mari par monts et par vaux, réalisant tous leurs désirs. En réalité, cette rancœur envers le beau sexe résidait dans les échecs de ce jeune mâle qui n’avait jamais su en conquérir une seule sans usage de la force ou de la menace.
Deux autres heures s’écoulèrent, rythmées par les grognements étouffés de l’enfant dont l’activité lucrative fut d’engloutir des bonbons en chocolat puis de jeter les papiers d’aluminium froissés à travers la pièce, visant la tête de ses congénères.
Quand il fut las de ce jeu et de l’inaction de ses cibles, il changea de stratégie puis se mit à déclamer haut et fort toutes les opérations qu’il souhaiterait instaurer lorsque son règne viendrait, y compris entrer en guerre contre ses alliés pour des motifs grotesques.
La voix du pilote résonna enfin dans la cabine via le haut-parleur grésillant :
« Amarrage imminent, veuillez vous asseoir ! »
Les passagers s’exécutèrent. Les turbines se mirent à vrombir, faisant vibrer l’intégralité de l’habitacle. On eut l’impression que la coque ou le moteur allaient céder tant le vacarme était épouvantable et que les trois hôtes, secoués en tous sens, durent s’agripper sauvagement à leurs sièges. À travers le hublot, tout demeurait noir à l’exception d’une nuée de bulles ascendantes.
Les hélices cessèrent de fonctionner et le moteur ronronna doucement avant de mourir dans un dernier râle d’agonie. Il y eut un ultime bruit sourd suivi de cliquetis puis le silence régna.
Victorien déglutit difficilement, en proie à une certaine nervosité à l’idée de pénétrer en ces lieux inconnus. La porte du sas s’ouvrit enfin dans un grincement sinistre, libérant les trois passagers de la cage d’acier. Sans prendre la peine de s’emparer de leurs affaires, ces derniers sortirent les mains vides du véhicule puis débouchèrent sur un corridor plongé dans la pénombre où cinq silhouettes les attendaient de pied ferme.
Quatre hommes à la mine patibulaire flanquaient une femme au regard de givre dont les boucles méandreuses, d’un blond terne traversé de filaments cendrés, cerclaient son visage émacié de quinquagénaire, d’une dureté rarement égalée.
Tous revêtaient une ample blouse écrue trouée par endroit tant elle était usée et qui, jadis, devait être blanche et immaculée. Ces étranges spécimens avaient des yeux azurés, vitreux et striés de veines carmines, la peau extrêmement pâle, presque translucide, tant les rayons du soleil leur faisaient grand défaut en ces profondeurs. Avec leurs lèvres fines et bleuies, ils s’apparentaient à des spectres dans la pénombre ambiante.
En les étudiant, Victorien soupçonnait même que leur sang et leur chair, à l’instar des poissons vivant dans les eaux glaciales de la banquise, étaient d’un blanc laiteux. De plus, la femme ressemblait à s’y méprendre à un squale avec ce regard féroce et ce nez allongé.
— Mes hommages nobles gens, bienvenues à bord du Léviathan ! dit l’inconnue en s’inclinant légèrement, une main sur le cœur.
Elle prit la mimine que lui tendit l’enfant et la baisa.
— Quel honneur de vous recevoir ici, mon jeune empereur, en espérant que vous ayez fait un excellent voyage. Permettez-moi de me présenter, capitaine Ambre Griset.
Elle se redressa et ordonna à ses subalternes de s’emparer des bagages pour les conduire en leurs quartiers.
Victorien fronça les sourcils. Un sentiment d’aigreur germa en ses entrailles lorsqu’il comprit qu’elle était le maître des lieux et que ces gens lui devaient allégeance. Comment des hommes osaient-ils se soumettre à l’autorité d’une femelle ! Elles qui ne possédaient qu’un cerveau limité et une sensibilité démesurée, avait-elle soudoyé ses supérieurs pour accéder à ce poste convoité ?
Les ordres énoncés, la gérante intima ses invités de la suivre. Ils s’enfoncèrent dans ce couloir désert aux murs armés de grosses plaques de métal argenté, percés d’une armada de boulons. Pas une ouverture, rien qu’un corridor étroit, sombre et oppressant, éclairé faiblement par des néons en fin de vie dont les lumières crépitaient.
Dans ce conduit lugubre, le bruit des pas résonnait en écho, se répercutant contre les épaisses parois écaillées et suintantes. Guère rassuré, Louis agrippait la manche de sa gouvernante et restait prostré dans un mutisme salutaire.
— On se croirait au bagne ! marmonna le photographe qui s’attendait à voir, d’un instant à l’autre, se dresser une chambre des tortures comme il en avait déjà vu lors de ses missions dans ces camps de travail.
La capitaine actionna la poignée de la porte du fond qui s’ouvrit en un gémissement plaintif, raclant le sol ébréché. Ils pénétrèrent dans une salle majoritairement plongée dans le noir au point qu’il était impossible d’en deviner l’étendue. Entre les cuves et les caisses en bois, empilées les unes sur les autres dans un agencement chaotique, d’énormes machines siégeaient, n’offrant qu’un sentier aussi étriqué que le corridor pour progresser.
Avant de poursuivre leur route, la guide informa ses pensionnaires au sujet de son domaine dont elle était souveraine depuis une vingtaine d’années.
— Nous voilà dans la salle des machines, là où se trouve le réseau électrique ainsi que le matériel de maintenance. Comme vous le savez peut-être, le Léviathan est construit à la manière d’un dytique. Cette partie n’est autre que l’abdomen où sont rattachés quatre corridors, figurant les pattes de l’insecte. Ils servent de réserves, de stockage pour les minéraux prélevés ou encore de poste d’amarrage…
Les hôtes acquiescèrent, écoutant sagement les indications à demi étouffées par le bourdonnement incessant des moteurs, interrompu par moment par des chuintements aigus et des sonneries alarmantes.
— Devant nous, se trouve le réfectoire qui forme le thorax et qui est relié au quartier général, la tête donc, ainsi qu’à deux couloirs plus étroits qui font office de dortoirs et sanitaires.
— Pourquoi fait-il si noir ? Où sont vos baies vitrées ? s’enquit le brunet en fouinant l’espace du regard. J’ose espérer que vous disposez de magnifiques panoramas sur l’extérieur. Mon rôle est de photographier vos locaux, vos stocks et vos denrées, mais surtout vos activités ainsi que vos machines lorsqu’elles sont à l’œuvre !
— Monsieur ! ricana-t-elle, mi-amusée, mi-indignée. Vous ne capturerez rien d’autre que les intérieurs, je le crains. Des baies vitrées ! Qu’allez-vous inventer voyons ! Nous ne sommes pas dans une fiction de Jules Verne ! Du verre sous l’eau ? Vous êtes fou, la pression le briserait. Vous n’aurez que des hublots pour épier ce qu’il se passe dans les champs alentour. Et vous n’aurez que vos yeux si jamais vous vous décidez d’affronter l’extérieur avec un scaphandre et relever ce qui s’y trouve.
Il grogna et serra les poings, piqué au vif dans son égo d’être ainsi rabaissé par son interlocutrice.
— Quant à nos réserves, nous sommes en mauvaise posture. Les rendements ne sont plus prometteurs, nous arrivons à bout de ce que cette station peut puiser. Elle va bientôt sombrer, je le regrette. Nous avons rogné le sol jusqu’à la moelle. Je vous ferai visiter les locaux plus en détail, n’ayez crainte, mais pas tout de suite… Laissez-moi vous conduire à vos chambres avant cela.
Parvenus au fond de la salle, la capitaine ouvrit l’écoutille puis le groupe s’immisça dans une seconde pièce pas plus grosse qu’un wagon de train. À la vue de la tablée centrale et du matériel présent, on devina sans peine qu’il s’agissait de leur cuisine et lieu de restauration.
Le mobilier était sommaire, aussi dépouillé qu’un camp militaire, bien loin du service de luxe qu’offrait le steamer qui les avait transportés jusqu’au milieu de l’Atlantique.
Victorien étouffa un juron, conscient que les sept jours qu’il allait devoir passer en ces profondeurs allaient se révéler un véritable calvaire en de telles conditions.
— Veuillez nous excuser pour l’accueil, intervint la gérante, ces lieux ne sont guère chaleureux. Nous manquons de fonds pour entretenir cette station convenablement.
Elle sourit et adressa à ses hôtes un regard empli de malice, la rendant étrangement intimidante.
— J’espère que vous n’êtes pas trop habitués au confort, car vous êtes bien loin d’un palais monarchique. Cependant, nous tenons à vous préciser que les parties habitables sont régulièrement nettoyées pour éviter toute forme de contamination. Poux et puces ne viendront pas vous harceler. Vous ne souffrirez pas non plus de pénurie alimentaire, je vous le promets. Mais ne vous attendez pas à des repas somptueux et encore moins à trouver le moindre ingrédient frais dans vos assiettes hormis du jus de citron pour pallier le scorbut. Cela dit, nous ne commettrons pas l’affront de vous servir du pemmican.
Les trois infortunés échangèrent un regard dans lequel on pouvait y lire leur désarroi.
Ses invités dans son sillage, Ambre Griset ouvrit la porte de gauche qui débouchait sur un corridor stérile, perforé d’un unique côté par des rangées de portes dont trois d’entre elles étaient béantes, attendant leurs futurs pensionnaires. Victorien reçut la numéro 7 où ses affaires personnelles se trouvaient mises.
La pièce était austère, exiguë, à peine de quoi y loger une table de chevet, une petite armoire ainsi qu’un lit d’appoint d’aspect aussi confortable que celui d’un hôpital. Là encore, nul hublot ne s’ouvrait à l’extérieur et la seule source de lumière provenait d’une applique murale dont l’ampoule diffusait une lueur roussâtre. En guise de sanitaire, un simple lavabo surmonté d’un miroir ébréché était mis à disposition dans chaque chambre. Tandis que, pour la plus grande horreur des invités, les latrines étaient communes, situées au fond du boyau.
— C’est pas vrai ! laissa échapper le brunet.
Un douloureux sentiment d’amertume poignit en lui. Sa gorge se serra et un voile humide couvrit ses rétines tant il se révélait impuissant face à cette situation.
Quand sonna enfin l’heure du dîner, on se rendit au réfectoire et le cuisinier servit à ses hôtes ainsi qu’à ses pensionnaires une potée au chou d’une fadeur consternante. Victorien y ajouta plusieurs pincées de sel et de poivre pour lui conférer un soupçon de goût.
L’enfant, quant à lui, grimaça et croisa les bras, refusant d’avaler une bouchée de cette chose huileuse, semblable à un repas régurgité. En effet, le liquide brun noyait des morceaux de carottes fluorescents ainsi que divers légumes broyés qui collaient au palais ; de la nourriture glaireuse que même la pire boîte de conserve ne saurait offrir. Sa gouvernante eut beau le supplier, Louis déclina formellement, préférant dévorer les tablettes de chocolat qui se trouvaient dans sa valise, à côté de biscuits secs, de guimauves et de pots de lait concentré sucré.
Pour une fois, Victorien compatissait au sort du garçonnet et ruminait son infortune.
— Quand verrons-nous les baleines ? finit par demander l’enfant qui, légèrement intimidé par cette femme au visage de requin, n’osa commettre l’affront de la froisser.
La gérante étouffa un rire.
— Il n’y a pas de baleine ici, monseigneur !
Figé par l’hébétement, le dauphin écarquilla les yeux.
— Mais… mais mon père me l’a certifié ! s’indigna-t-il. C’est même écrit dans mes livres de sciences !
Tâchant de conserver sa contenance devant l’absurdité de ses paroles, la femme plaqua une main sur sa bouche et toussota avant de rétorquer d’une voix neutre :
— De quand date votre livre, monseigneur ? Cela fait des années, si ce n’est des décennies qu’aucun de ces mastodontes ne navigue plus en ces eaux. Et il n’y en a jamais eu en de telles profondeurs abyssales, pas même les cachalots qui pourtant détiennent des records d’apnée ! Sachez que rorquals, baleines franches, orques et bélugas sont désormais éteints y compris la majeure partie des requins… Vous ne trouverez céans que de rares crustacés, poulpes et poissons opportunistes tels que des donzelles et grenadiers.
— Pourquoi donc ? s’enquit le photographe en négligeant les lamentations de l’enfant qui commençait à sangloter doucement.
Elle tourna la tête et indiqua à travers la maigre lucarne la poussière qui s’extirpait du sol à seulement quelques mètres de là. Le nuage sableux présentait une teinte rouille sous la lueur des projecteurs.
— À force de fourrager le plancher océanique et d’en extraire les essences et minerais, les populations animales ont déserté. Le vacarme, la lumière, la toxicité des vapeurs… tout ceci a contribué à la mort des minuscules organismes qui vivaient sur ces bancs de sable. Après leur déclin, les plus grosses espèces qui se nourrissaient de ces proies ont sombré dans la famine et ont quitté le territoire pour migrer ailleurs. Il n’y a pratiquement plus aucune faune ou flore ici, tout est mort.
Le garçon, qui ne parvenait plus à contenir sa colère, jura puis hurla de déception.
— Ne pouvez-vous pas cloner ces satanés cétacés ? pesta le brunet en se bouchant les oreilles, espérant que la gouvernante daigne expulser le suzerain de cette pièce pour l’enfermer dans ses quartiers. Ou les recréer en machines articulées comme ces stupides automates ?
Son rêve s’exauça et la matrone endossa son rôle, peinant à canaliser les ardeurs de son petit maître qu’elle conduisit dans sa chambre. Quand l’enfant fut enfin éloigné, un silence bienvenu s’instaura l’espace de quelques secondes avant que la capitaine ne soit prise d’un rire sardonique, manquant de renverser le verre d’alcool frelaté qu’elle tenait en main.
— Je suis navrée, monsieur Levrier, mais c’est impossible ! s’excusa-t-elle dès qu’elle eut regagné son sérieux. Comment pouvez-vous imaginer une telle insanité ! Nous sommes de simples foreurs, nous ne faisons pas de miracles ici ! Et je doute fort que vos plus doctes scientifiques puissent réaliser pareille entreprise !
Fortement agacé d’être une nouvelle fois tourné en ridicule par cette vile femelle, le jeune homme se rembrunit. Cependant, sa posture mineure le dissuada de rétorquer et il se mordit la lèvre pour éviter de lui débiter un foisonnement de remarques cinglantes qui traversaient son esprit à la vitesse de l’éclair. Il trouva un prétexte pour fausser compagnie à son hôtesse puis se rendit à sa chambrette, sa forteresse de solitude.
Victorien dormit mal cette nuit-là. Les draps, trop fins, peinaient à réchauffer ses tripes et empestaient un désagréable relent de moisi. La literie le grattait tandis que les ressorts du matelas couinaient à chaque changement de position.
Tout dans cette station était rudimentaire, voire vétuste ; des lits étroits aux couvertures rêches, des sanitaires froides dépourvues de confort. Mais le pire était ces parois si ténues que l’on pouvait entendre ses voisins chuchoter, ronfler ou vider leurs organismes dans leur pot de chambre, esquivant ainsi d’affronter les couloirs humides en étant si peu vêtus.
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