LES MONDES ERRANTS – Chapitre 28
Chapitre 28 – Dégénérescence 3/5
Le lendemain, épuisé, les yeux bordés de cernes, il se redressa mollement. Ce changement de posture le fit vaciller et il s’appuya contre le mur pour éviter de chuter. Son cœur battait avec frénésie et son souffle s’accéléra. La sueur ruisselait le long de son corps ankylosé.
Après un instant d’immobilité, tentant de regagner sa lucidité, il toussa rauque et racla sa gorge sèche, se sentant déshydraté. Il peina à se maintenir sur ses jambes puis avança chancelant jusqu’à son vase de nuit et sortit son engin afin de soulager son envie. Le liquide qui s’en extirpa l’inquiéta tant la couleur était bien plus sombre que d’ordinaire. Sa vessie vidée, il grogna une insulte, incommodé par le fumet caustique que son urine exhalait. Au lavabo, il but à grandes lampées et s’aspergea le visage d’eau fraîche, à forte odeur métallique.
Après s’être habillé promptement, il se rendit au réfectoire et entama son déjeuner en compagnie de ses hôtes. On lui servit un ersatz de café à l’arôme âcre ainsi que des biscuits secs qui s’effritaient une fois en main. Une boîte de fruits au sirop fut ouverte et, bien que les pêches soient démesurément sucrées, il lécha son bol jusqu’à la dernière goutte de nectar.
— Venez donc avec moi, annonça la capitaine lorsque son repas fut achevé, je vais vous emmener faire un tour de la station ainsi que la salle des machines.
Docile mais de mauvaise humeur, l’homme s’exécuta. Il fut surpris de ne pas avoir vu l’enfant et sa superviseure. Notant son trouble, la gérante l’avisa :
— Le dauphin dort encore ! Il est quelque peu déçu de ne pas avoir obtenu satisfaction hier… Que voulez-vous, ses rêves n’étaient que des chimères ! L’empereur a été terriblement idiot de l’envoyer ici ! Ce n’est pas un lieu pour un enfant. Et quelle folie de le bercer d’illusions !
Cette remarque hérissa l’échine du photographe, outré que cette femelle tarisse l’image de son bienfaiteur et l’insulte de la sorte.
En premier lieu, ils visitèrent les corridors labyrinthiques des pattes, les parties moins fameuses de la station. Aucune échappatoire n’égayait ces espaces funestes semblables à l’intérieur d’un tube digestif avec ces piliers saillant à intervalle régulier, soutenant le plafond strié de tuyaux et de câbles de différents calibres. Cette plomberie, couverte de crasse et grignotée par la moisissure, paraissait datée du fond des âges. L’eau gouttait du haut des parois, tels des filets de bave, créant un clapotis morne et monotone.
Tandis qu’ils exploraient ces boyaux, Victorien se boucha le nez, le miasme méphitique, soufré, qui dominait ces grottes métalliques lui retournait l’estomac, manquant de le faire vomir. De plus, il faillit choir à plusieurs reprises ; le sol poisseux collait aux semelles et les flaques qui émergeaient par endroits le rendaient glissant.
Dans l’abdomen, le photographe étudia en détail la galerie des machines et les réserves où des grondements caverneux d’origine inconnue résonnaient. Les lumières des spots, diffusées par la réverbération et traversant les rares hublots, projetaient des ombres en mouvances sur les parois. On se serait cru dans les entrailles de l’enfer, entouré de silhouettes monstrueuses aux contours indistincts qui vous épiaient, prêtes à vous dévorer.
En cet endroit, le thermomètre affichait plus de quarante degrés. Victorien transpirait à grosses gouttes. Il maugréa, craignant que son précieux matériel ne soit endommagé sous l’effet de la moiteur. De plus, il était déçu de ne rien pouvoir photographier de notable au vu de la pénombre ambiante et du peu de matière que ce sinistre paysage offrait.
À travers les hublots, on pouvait voir l’effervescence extérieure. Les foreuses incisaient puis perforaient les multiples strates rocailleuses pour y pomper liquides, sédiments et essences contenus dans les entrailles de la Terre.
Il existait différents types de machines, chacun classé par spécificité. Les scolopendres arpentaient le sol abyssal à la recherche d’une zone à fourrager. Leur carapace solide, la carrure arrondie et filiforme, progressait aisément en ces landes basaltiques fortement pressurisées. Leurs innombrables pattes permettaient de se frayer un passage entre les cheminées qui, dans les hauteurs, évacuaient leurs fumées noires aussi toxiques que brûlantes.
Une fois le lieu adéquat repéré, les foreuses en forme de courtilières, machines robustes dotées de pattes fouisseuses, creusaient la croûte terrestre grâce à leurs puissants membres antérieurs jusqu’à la profondeur désirée, promesse de minerai abondant.
Cette seconde étape achevée, les moustiques, petites machines n’ayant aucune ressemblance avec cet insecte hormis une longue trompe, s’engouffraient dans la cavité pour y prélever, à l’aide de leur appendice, les précieuses denrées. Puis ces monstres d’acier à la teinte bronzée acheminaient leurs panses garnies de riches substances dans les bacs de la station qui, par la suite, séparait les divers fluides et matériaux.
Enfin, ces produits dévalaient tout un réseau de gaines, certains servant à alimenter les matrices, les autres étant stockés dans d’immenses bassines scellées qui étaient ensuite expédiées à la surface. Ainsi récoltait-on le zinc, le fer, le cuivre, l’argent, l’or ou encore le cobalt. Les déchets, quant à eux, pourrissaient dans un sas situé à l’extrémité de l’une des pattes, à l’écart de toute population. Ils se décomposaient dans une cuve close aux parois renforcées afin d’éviter que les remugles d’organismes en putréfaction ne se répandent dans l’air et asphyxient les riverains.
Au centre de l’abdomen, une grosse machine siégeait. Baptisée le Poumon, elle distribuait cet air sain chargé en oxygène, propice à leur espèce. Son immense soufflante se gonflait et se dégonflait à un rythme lent mais régulier, à la manière de poumons artificiels. Juste à côté, le générateur, nommé le Cœur, alimentait la station en électricité.
Entre ces goliaths inorganiques, les travailleurs grouillaient en tous sens, affairés à leur tâche coutumière ; nettoyer, réparer, trier, jeter… Tous se ressemblaient étrangement avec leurs costumes identiques, une convergence physique due à des années d’évolution dans cet environnement ombreux. Peu parlaient à voix haute, s’exprimant par gestes pour communiquer, aucun ne riait, ni ne manifestait le moindre signe de protestation. Ils étaient des fourmis unies dans une même colonie dont Ambre Griset était la reine.
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