LES MONDES ERRANTS – Chapitre 35
Chapitre 35 – Les trois ingrédients
Plusieurs jours s’écoulèrent. Un beau matin, Renard réveilla Chaton. Il avait l’air d’excellente humeur.
— Coucou petit ! Passe-moi donc la liste de ma sœur que je puisse aller chercher tes ingrédients !
Chaton était tout hébété ; il ne s’attendait pas à retrouver le canidé si matinal, encore moins de le voir aussi impatient de remplir sa mission. Il le regarda un instant, réfléchissant s’il n’était pas en train de rêver. Mais l’haleine épouvantable de sa gueule contre son museau lui assura qu’il était bien dans la réalité. Il souleva son oreiller et en sortit le papier tout chiffonné dont l’écriture était encore visible bien que tachée. Renard le lui arracha et lut attentivement.
— Alors qu’avons-nous là, œuf de coq bleu, hum, ok… champignon des marais, d’accord… et un navet boule d’Or ! Là, il va falloir négocier.
— Tu penses pouvoir trouver cela facilement ? Parce que, d’après ce que je sais, un coq ça ne pond pas d’œuf…
— Eh eh, ne t’en fais pas pour ça, le coq de notre basse-cour en est bien capable ! le rassura Renard. C’est un coq sacré, il pond de magnifiques œufs bleus lorsqu’il chante. L’ennui est qu’il ne chante plus depuis un moment.
— Comment ça se fait ?
— Eh bien, vois-tu, notre coq est, comme nous, vraiment très âgé, il a parcouru les siècles en notre compagnie. Au début, il chantait beaucoup et nous avions des œufs à foison mais, n’ayant plus de nouvelles chansons ou de nouvelles histoires pour l’inspirer et lassé de ressasser les mêmes fables, il s’est arrêté du jour au lendemain.
— Je connais plein d’histoires ! s’exclama Chaton. Je pourrais lui en raconter, avec un peu de chance, il ne les connaîtra pas. Maman m’en racontait souvent le soir avant que je ne m’endorme.
Renard et Chaton sortirent du temple et se dirigèrent vers le poulailler. Arrivés devant la cabane de bois, le coq était perché sur le toit, la queue déployée.
— Que me vaut ta visite aussi matinale, Renard ? Je ne crois pas t’avoir entendu jouer de ton instrument ce matin ! déclara-t-il d’un ton solennel.
— Mon cher ami gallinacé ! commença le renard rieur. J’ai besoin d’un œuf, tu sais, un comme les beaux œufs bleus que tu me donnais jadis.
Le coq lui adressa un regard noir. Il se leva, secoua son imposant plumage multicolore et déploya noblement sa collerette.
— Te moquerais-tu de moi, sale impertinent ! Ne sais-tu pas que je ne ponds plus d’œufs, et ce, depuis des siècles ?
— Ne monte pas sur tes grands chevaux, l’ami ! riposta Renard. Je viens te voir en toute humilité. Vois-tu, le petit Chaton connaît apparemment bon nombre d’histoires et de chansons. Il pourra t’en raconter une pour t’inspirer et te permettre de chanter. Ainsi tu pourras me fournir ce dont j’ai besoin. Es-tu d’accord ?
Le coq scruta tour à tour le canidé et le félin. Puis, il s’assit confortablement sur un paillage et se racla la gorge :
— Je t’écoute, cher petit !
Les poules, entendant la conversation, s’installèrent également au bord du poulailler et écoutèrent en silence.
Chaton se posa sur une pierre. Il réfléchit puis se décida :
— Connais-tu l’histoire de Hansaraj et Bansaraj ?
Le coq soupira, l’air contrarié.
— Ne serait-ce donc pas le conte de deux amis : un veau et un tigron dont l’amitié était plus forte que tout malgré leur différence ?
Chaton fit la moue, les oreilles basses. À côté de lui, Renard était assis en tailleur, les bras croisés sur les genoux et la queue repliée contre son ventre. Le félin eut une idée.
— Coq ! Sais-tu pourquoi tous les animaux ont une queue ? demanda-t-il avec entrain.
Le coq sembla intrigué, la question l’avait piqué au vif :
— Je suis tout ouïe, articula-t-il.
Chaton se racla la gorge et commença son récit :
« Brahma, dieu de la création, avait peu de distractions. Pour s’occuper, il descendait sur Terre pour admirer son œuvre. La forêt et la rivière étaient si tranquilles qu’il décida d’y instaurer du mouvement. Alors, il créa les animaux : il leur donna différentes tailles, couleurs et formes. Et ainsi naquirent chien, cheval, éléphant… Tous vivaient en harmonie, chacun était heureux et unique mais aucun d’eux n’avait de queue. Brahma continua sur sa lancée en créant des animaux beaucoup plus petits, pour peupler le ras de terre et les buissons, et créer un équilibre. Ainsi, insectes, souris et serpent virent le jour.
L’araignée était si ravie qu’elle demanda au dieu ce qu’elle pouvait faire pour le remercier. Comme elle avait le pouvoir de tisser des toiles, elle était devenue de lien entre Brahma et la Terre. Et dès qu’un animal souhaitait lui parler, elle était son messager.
Les animaux vécurent en harmonie, jusqu’au jour où Brahma décida de créer le moustique. Il pensait leur faire plaisir car il trouvait son zézaiement mélodieux. Malheureusement, les animaux ne furent pas de cet avis. D’autant que le moustique se mettait à les piquer tour à tour, n’épargnant personne. Les animaux envoyèrent alors l’araignée chercher Brahma, qui écouta les plaintes de ses créatures. Il leur créa alors une queue, qui serait très utile pour chasser les moustiques. Il dit à l’araignée d’avertir tout le monde qu’il mettrait à disposition dans une grotte, un soir de pleine lune, un sac rempli de queues et que tout le monde pourra choisir la sienne.
Le lendemain soir, les animaux se retrouvèrent à la grotte et tous trouvèrent leur bonheur. Enfin presque… En effet, le lapin avait préféré paresser plutôt que de se rendre à la grotte. Vint alors la nuit. Il commença à s’inquiéter, il croisa le renard qui n’avait pas encore de queue et lui demanda d’en prendre une pour lui également. Le renard accepta et courut à la grotte chercher la sienne.
Par chance, il en restait une et elle lui allait parfaitement bien. Il en chercha également une pour le lapin. Mais il ne restait qu’une petite boule de poils. Il la prit et alla la lui donner. Lapin était surpris, il ne pourrait jamais chasser les moustiques avec une si petite queue ! Sur ce, le renard lui répondit : Voilà une bonne leçon ! Tu apprendras désormais que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même ! Et ainsi tu apprendras à aimer ce que tu as ! »
Le coq ne dit rien. Les yeux brillants, il contempla le conteur. Puis il se leva et se jeta dans les bras du chaton.
— Merci beaucoup ! s’exclama le gallinacé. Cela faisait des lustres que je n’avais entendu pareille histoire !
Une larme coula le long de son bec, il l’essuya puis se dirigea en haut de son perchoir où il coqueriqua dignement avant de leur annoncer :
— Revenez d’ici quelques heures. À la fin de la journée, je vous le promets, je pondrai le plus bel œuf de ma vie !
Les deux comparses étaient satisfaits de leur travail. Amusé de voir le coq si hardi, Renard sortit le bout de papier de la poche de son écharpe et lut le deuxième ingrédient : le champignon des marais. Il se dirigea vers la remise, sortit un couteau à la lame fuselée ainsi qu’une boîte d’allumettes et les rangea dans la poche. Puis il se rendit vers le fond du jardin en sifflotant. Chaton le suivait, l’animal marchait de bon train. Ils arrivèrent devant un gigantesque peuplier dont le tronc était si épais qu’il pouvait engloutir une maison. Un trou béant s’ouvrait à sa base.
— J’espère que tu n’as peur ni du noir ni des bêtes mon petit ! gloussa Renard.
Sur ce, il s’engouffra dans la cavité aussi humide qu’obscure. Renard sortit la boîte d’allumettes et en craqua une. Il se tourna vers Chaton et lui fit un clin d’œil :
— Il faut toujours avoir ce genre d’objet sur soi !
Il prit ensuite un bâton qu’il enduit dans un seau rempli d’un liquide visqueux et le mit en contact avec l’allumette. Le bâton se mua en torche, provoquant une belle flamme ardente.
— Waouh ! fit Chaton, émerveillé par ce spectacle.
Ils s’enfoncèrent pendant de longues minutes à travers cette grotte d’aspect répugnant avec ces champignons et ces amas de mousse qui recouvraient les parois. Le sol était collant et l’odeur abominable, mélange d’œufs pourris et de moisissure.
— Renard ? demanda Chaton d’une voix chevrotante, peu rassuré par cette atmosphère lugubre. Jusqu’où allons-nous et on est où exactement ?
— T’en fais pas, petit ! T’as absolument rien à craindre ici. En plus tu es avec moi !
Un bruit sourd et profond résonna. Renard stoppa la marche et brandit la torche. Chaton s’agrippa à lui, les poils hérissés, les os tremblants et les griffes sorties. Il jeta un coup d’œil à son compagnon totalement impassible et détendu. Sa gueule esquissait un sourire.
— Crapaud ! Mon vieux Crapaud, où te caches-tu ?
Une immense masse sombre émergea des ténèbres. Un énorme crapaud s’avançait devant eux. Presque aussi gros qu’un buffle, il occupait toute la largeur du passage. Sa peau verte tirant sur le marron se couvrait de pustules et de champignons. Ses gigantesques yeux jaunes vitreux paraissaient transpercer l’âme, pourtant, il était aveugle. Le batracien un coassement guttural puis s’exclama :
— Que me veux-tu Renard ? Voilà bien des années que je n’ai pas reçu ta visite.
— Mon vénérable ami, j’ai besoin de prélever les champignons de ton dos. Sois gentil permets-moi, je ne serai pas long ! J’ai pris mon couteau d’argent, le plus tranchant.
Le Crapaud coassa de nouveau.
— Pour accéder à ta requête, comme il est de coutume, trois énigmes je vais te poser !
Renard s’inclina comme pour sceller l’accord. Chaton était trop surpris par cette scène si bizarre et incongrue.
Le crapaud prit une énorme inspiration et articula :
— Pour me respecter, il faut me donner. Pour me donner, il faut m’avoir. Qui suis-je ?
Renard tentait en vain de réprimer un rire, son corps convulsait. Il se baissa au niveau de Chaton et chuchota à son oreille :
— Ce pauvre Crapaud est si vieux et ne reçoit tellement plus de visite, qu’il est complètement amnésique ! Tu vas voir que toutes les énigmes qu’il va me poser sont les mêmes qu’habituellement !
Chaton pouffa. Renard se leva puis répondit d’une voix claire et distincte :
— La parole ! C’est la parole, voici ma réponse.
Le crapaud ne dit rien ni ne bougea.
— Je suis partout mais on ne peut m’atteindre. Qui suis-je ? demanda-t-il après un silence interminable.
Renard s’amusait de la sénilité du vieillard. Il gloussa de nouveau et répondit :
— Mon Crapaud, je suis sûr que c’est l’horizon !
Là encore, le Crapaud marqua une pause. Il coassa lourdement et poursuivit :
— J’ai une gorge mais je ne peux parler. Je coule mais je ne me noie pas. J’ai un lit mais ne dors jamais. Qui suis-je ?
Renard cessa de pouffer. Immobile, il regarda le crapaud avec un air aussi surpris que désespéré. Il se baissa à hauteur du jeune félin et lui demanda conseil.
— Là, je crois qu’il m’a bien eu ! chuchota-t-il. Aurais-tu une idée de la réponse ?
— Non, absolument pas ! murmura Chaton. Mais réfléchissons, ça ne doit pas être bien compliqué !
Renard tenta différentes réponses en faisant les cent pas. Chaton aussi y mettait du sien mais il n’avait pas l’habitude des devinettes et des énigmes. L’exercice était difficile et lui demandait un effort de réflexion hors du commun.
Soudain, Renard s’arrêta net en remarquant que le crapaud s’était endormi, une bulle de morve se gonflant sous sa narine. Renard revint à la taille du félin et lui fit part de son plan. Chaton était horrifié de la méthode fourbe que son ami allait employer.
— Crapaud ! cria Renard.
— Qu’y a-t-il ? tonna le batracien qui se réveilla.
— Alors, Crapaud ! J’ai répondu à toutes tes énigmes. Vas-tu me permettre de te prélever les champignons ?
— Ah oui ? Tu as trouvé que la réponse était rivière ? Désolé, je ne t’avais pas entendu !
— Euh… oui, c’est ça, rivière ! Alors, tu me permets ?
Pour toute réponse, le crapaud se retourna et leur offrit son dos. Renard prit son couteau et coupa délicatement une poignée de champignons qu’il rangea dans sa poche. Après l’avoir remercié, les deux amis sortirent de la grotte au pas de course. Chaton était émerveillé par la ruse de Renard. Lui faire croire qu’il avait trouvé la réponse tout en attendant que ce soit Crapaud qui la lui donne, il n’en revenait pas.
— Ceci, petit, c’est ce qu’on appelle un coup de bluff ! Ça peut t’être très utile à l’avenir. Si tu ne connais pas une réponse, plutôt que de te perdre dans des raisonnements infinis, trouve un nouveau champ d’intervention. Le bluff est un excellent moyen pour parvenir à tes fins…
— Je trouve ça marrant mais ce n’est pas très honnête !
Renard haussa les épaules. Avant d’entamer la quête du navet boule d’or, ils décidèrent de se poser à table et de manger un copieux repas. Tanuki leur avait préparé de belles brochettes de champignons laqués à la sauce soja, accompagnées d’une salade de chou aux graines et d’une fondue de poireaux. Le tout était froid mais les saveurs demeuraient.
Une fois le tout avalé, Renard déposa les champignons des marais dans une coupelle. Il prit son shamisen puis se mit en route, Chaton sur les talons.
— Où allons-nous trouver ce navet ? s’enquit-il, excité.
— Nous ne cultivons pas de navet boule d’or dans notre jardin. Nous avons que de simples navets, mais pas cette variété. Pour espérer en avoir un, je m’en vais chercher les rats. Avec un peu de chance, ils en auront quelques-uns à disposition. D’autant qu’avec l’hiver qui approche, ils ont dû faire leurs réserves de nourriture.
Ils s’avancèrent jusqu’au Torii et s’arrêtèrent. Chaton savait que Renard ne pouvait franchir le portail. Le canidé s’assit sur le sol glacé et commença à jouer quelques notes sur son instrument. Un groupe de rats qui passait par là vint à leur rencontre, les bras chargés de nourritures qu’ils acheminaient jusqu’à leur cachette. Ils écoutaient en silence la jolie mélodie.
Une fois terminée, Renard leur demanda :
— Mes amis, j’aimerais commercer avec vous ! Pouvez-vous, s’il vous plaît, m’échanger un navet boule d’or ? Je ne sais pas si vous en possédez, mais j’en ai grandement besoin. Je serais prêt à vous l’échanger à prix d’or !
Les rats se dévisagèrent un à un de leurs petits yeux en amande, le sourire aux lèvres. Ils s’inclinèrent devant Renard et rejoignirent leur camp.
— Tu crois qu’ils vont revenir ? questionna Chaton.
— Oh crois-moi, petit ! Je leur ai promis une belle récompense en échange de cet ingrédient. Les rats sont très commerçants et aiment négocier. Je ne sais pas ce qu’ils voudront en échange mais le prix risque d’être élevé, c’est un légume noble et plutôt rare par ici. Ils ne doivent pas en avoir beaucoup en leur possession.
Il se remit à jouer pendant que Chaton observait la forêt. Il repensait à son enfance et à sa mère. Ces souvenirs le rendirent mélancolique et son cœur se serra. Il fut sorti de sa rêverie par un oiseau qui se posa sur le bord du portail. Le félin se rendit compte que cela faisait longtemps qu’il n’avait pas chassé. Depuis qu’il était arrivé au temple pour être exact. Cette activité vitale ne lui manquait pas, même si son instinct le rappelait à l’ordre de temps à autre.
Les rats tinrent parole. Un petit groupe de trois individus vint à leur rencontre. Celui-ci était composé d’un imposant mâle au poitrail gonflé et tirant derrière lui le fameux navet, d’un minuscule raton vêtu d’un bonnet et de gants, ainsi que d’une femelle au port noble.
Elle doit être leur cheffe ! se dit Chaton.
La rate au pelage brun se tenait droite, la queue haute, portant en guise de vêtement un superbe chapeau panaché et de forme singulière.
— Bien le bonsoir Rate ! fit Renard d’un ton mielleux en lui tendant sa patte pour serrer la sienne. J’espérais que ce soit avec toi que je converserais. Quelle magnifique coiffe tu as là ! Ma parole qu’elle ne vient pas d’ici.
— Merci mon bon Renard ! s’exclama-t-elle en enlevant son chapeau. Effectivement, il s’agit d’un tricorne napoléonien, il provient de France. C’est un de mes très nombreux cousins qui me l’a envoyé en cadeau via la route des Indes. Il en a fait du chemin pour arriver jusque sur ma tête !
Elle caressa sa coiffe qu’elle remit sur sa tête et leur montra le navet boule d’or.
— C’est bien ceci que tu as demandé à mes frères ?
Renard et Chaton hochèrent la tête.
— C’est mon seul et unique navet boule d’or à disposition, poursuivit-elle, le reste a été mangé il y a peu. Si j’avais su que tu étais intéressé par ce genre de marchandise j’en aurais acheté un peu plus. Mais là, c’est mon dernier spécimen et les rats en raffolent. Je ne compte pas t’en faire cadeau facilement !
— Que voudrais-tu en échange ? demanda Renard. Je peux dire au chaton de demander à Tanuki de te préparer un plat particulier !
Rate scruta attentivement le félin qui, âgé de près de huit mois, n’était pas plus grand qu’elle.
— Dis-moi moucheron, es-tu doué pour quelque chose ?
Chaton fut surpris ; il ne s’attendait pas à ce que la rate s’intéresse à lui.
— Euh… je sais lire, écrire, jouer aux cartes, cuisiner et balayer. Ah ! et je sais aussi nager et chasser !
Les iris de la rate s’illuminèrent.
— Pourquoi lui demandes-tu cela ? l’interrogea Renard. Je vois à tes yeux qu’une idée te traverse l’esprit à présent. Alors parle ma grande !
— Renard, écoute-moi attentivement. Voilà déjà une semaine que nos réserves sont pleines, nous avons largement de quoi passer un hiver fastueux. Cependant, rares seront les distractions qui s’offriront à nous en cette période. Alors, messieurs, je vous propose un marché.
Elle se tourna vers Chaton et lui montra le petit rat.
— Le raton que voici est mon plus jeune frère et c’est aussi le plus rapide de toute la tribu. Je voudrais alors que toi et lui fassiez la course et celui qui gagnera décidera si oui ou non échange il y aura !
Renard prit un air renfrogné, il n’aimait pas ce genre d’accord, ne connaissant ni les aptitudes du rongeur ni celles de Chaton. Mais il aimait le jeu et lança un regard approbateur à son acolyte qui accepta le marché.
— J’accepte volontiers, conclut-il.
Rate était satisfaite, elle demanda au gros rat de les emmener jusqu’à la rivière, située un kilomètre plus loin. Le premier qui franchirait le torii gagnerait la partie. Avant qu’il ne parte, Renard donna une tape amicale à Chaton et lui souhaita bonne chance.
Le gros rat, Raton et Chaton partirent en direction de la rivière. Le chemin était une longue ligne droite, présentant peu d’obstacles. Par chance la neige avait presque entièrement fondu en cette fin de journée. Chaton n’aimait vraiment pas le contact de la neige sous ses coussinets. Les concurrents se mirent tous deux côte à côte. Le gros rat disposa une branche juste devant eux en guise de ligne de départ. Puis, une fois parés à courir, il abaissa la patte pour déclencher le départ de la course.
Ils s’élancèrent à une vitesse incroyable. Chaton, qui n’avait pas l’habitude de courir aussi vite ni aussi longtemps, sentit rapidement ses muscles se tétaniser. Son cœur battait à tout rompre. Son souffle était court. Il tentait de se focaliser sur son chemin. Le terrain était technique, la neige fondue avait rendu le chemin humide et glissant. Des flaques d’eau jonchaient le sol par endroits et les feuilles manquaient de le faire trébucher à tout moment. Par malheur, le raton ne semblait pas perturbé par les obstacles et filait droit devant lui.
Jamais encore Chaton n’avait vu un animal aussi rapide.
Lui à mon avis, personne ne pourra jamais le chasser !
Son cerveau était brumeux, le goût du sang imprégnait sa gorge. Sa poitrine le brûlait et il éprouvait des difficultés à respirer. Il commençait à vaciller quand, soudain, un élan de force, une sensation d’extase l’envahit. Ses muscles s’étirèrent un peu plus, ses pattes le propulsaient plus vite et plus loin tant il fut grisé par cette ivresse qui prenait possession de son corps. Détalant à une vitesse affolante, il rattrapa Raton.
Ils avançaient ensemble, l’arrivée n’étant plus qu’à une centaine de mètres. Les coureurs pouvaient d’ores et déjà voir Renard et Rate assis de chaque côté du portail. Dans un dernier élan, Chaton accéléra et dépassa enfin le rongeur de quelques centimètres.
Plus que dix mètres, pensa-t-il.
Ayant perdu sa vigilance, sa patte glissa sur une plaque verglas. Il bascula, roula, dévala le portique et se vautra dans un tas de boue, en plein milieu du sanctuaire. Renard, inquiet, se précipita à sa rencontre. Par chance, la fange avait amorti le choc. Chaton se retrouva marron de la tête au pied, seuls ses yeux étaient visibles.
Un rire effroyable résonna. Rate était effondrée tant elle riait aux éclats, pendant que Renard aidait le félin à se remettre sur pattes.
— J’ai gagné ? demanda-t-il tout grelottant.
— Malheureusement non, petit ! dit-il avec philosophie.
Dès qu’elle fut calmée, Rate s’avança vers eux.
— Désolée de m’être moquée de toi, voilà un bon moment que je n’avais pas autant ri ! Pour te remercier et me faire pardonner, je tiens à t’offrir ce que tu m’as demandé.
Elle leur tendit le navet.
— Mais, j’ai perdu pourtant ! miaula Chaton.
— C’est vrai oui ! répondit-elle gentiment. Mais la course n’était pas du tout équitable. Raton est de loin l’animal le plus rapide n’ayant jamais foulé cette Terre, personne n’aurait pu le battre de toute façon. Surtout un petit chaton aussi frêle que toi ! Même si je dois avouer que tu t’es bien débrouillé.
Chaton serra la patte de son concurrent avec amertume. Il se rendit compte que la sienne lui faisait atrocement mal. Rate remit le navet boule d’or à Renard et sonna le départ. Le groupe de rats les salua et regagna la forêt.
Le soleil était bas. Après que Chaton eut terminé de faire sa toilette, il regagnèrent le temple. Sur le chemin, Renard passa au poulailler et en ressortit avec un bel œuf bleu qu’il posa délicatement dans la coupelle sur la table, à côté du navet boule d’or et des champignons.
— Il est tard ! murmura Renard. Dis-moi, ça va aller avec ta patte ? Je t’ai vu boiter sur le chemin.
Chaton ne répondit pas, il était fatigué et déçu de sa défaite. Il se sentait humilié. En plus, il était blessé et avait envie de dormir.
— Allez ! Ne fais pas cette mine déconfite ! Ça arrive à tout le monde d’échouer et tu t’es bien battu en plus ! Quant à ta patte, je suis sûr que Tanuki en prendra soin.
Il lui ébouriffa la tête et rejoignit son socle. Quand la nuit arriva, Chaton sauta sur le lit et lécha sa patte meurtrie. Tanuki entra dans le temple et vint à sa rencontre.
— Bonjour Chaton ! Ça n’a pas l’air d’aller bien fort.
— Je n’ai pas très envie d’en parler, fit-il mollement.
Tanuki remarqua que la patte du jeune félin était mise dans une position inhabituelle et l’examina attentivement. Il ne broncha pas et se laissa faire.
— J’ai l’impression que ta patte est luxée. Attends-moi un instant, je vais chercher de quoi te fabriquer une attelle et calmer la douleur.
Elle partit à la remise et en ressortit avec des bandages et des bocaux. Sur la table, elle aperçut une coupelle garnie des fameux ingrédients. Elle s’installa sur le lit de Chaton, ouvrit un bocal et en sortit quelques feuilles.
— Tiens ! mâche ça.
Il porta les plantes à sa gueule et grimaça après les avoir mastiqué ; le goût était si infect qu’il en eut des relents.
— Hi hi, gloussa Tanuki, je sais que ces plantes sont ignobles à manger mais elles sont terriblement efficaces. Tout à l’heure, je te ferai une tisane pour changer le goût amer que tu as dans la bouche. En attendant, je veux que tu dormes, tu es épuisé !
— Mais ! Je voudrais t’aider à préparer le repas pour réveiller le dieu Loup avec toi !
— Ne t’en fais donc pas. Les ingrédients peuvent se garder trois ou quatre jours, rien ne presse. J’attendrai que tu ailles mieux pour faire venir papa. En plus, dans trois jours ce sera le solstice d’hiver, un beau moment pour célébrer sa venue !
— Mais… J’ai déjà perdu beaucoup de temps ! Il ne me reste que trois saisons pour trouver un moyen de sauver mère ! dit-il, penaud.
— Je t’interdis formellement de dire cela ! pesta-t-elle. Chaque jour que tu as passé ici t’a servi à apprendre de nouvelles choses ! Alors même si, en effet, tu n’as pas encore de réponse par rapport à ta mission, tu ne peux pas renier le fait que tu as grandi et affiné ton esprit !
Chaton ne dit rien, réfléchissant à ces paroles. Tanuki prit congé et commença son nettoyage. Le félin bâilla, s’allongea confortablement en prenant soin de ne pas abîmer son bandage puis s’endormit.
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