LES MONDES ERRANTS – Chapitre 37

Chapitre 37 – Moutons et traditions

Plus d’une semaine s’était écoulée Tanuki, Renard et Chaton poursuivaient leur route jusqu’au village des hommes. Les deux esprits étaient fascinés par les paysages qu’ils découvraient au fur et à mesure de leur traversée.

Leurs journées étaient relativement ordonnées : chaque matin, ils se réveillaient à l’aube, engloutissaient un bon repas chaud préparé la veille par Tanuki et se mettaient en route. Chaton, qui était le plus sportif du groupe, s’entraînait à chasser pendant que ses acolytes faisaient une pause. La pauvre Tanuki n’avait pas l’habitude de marcher autant ; elle souffrait de courbatures et ses pattes, peu habituées à la marche en extérieur étaient esquintées. Renard lui tricota des chaussons, mais la laine absorba l’humidité du sol et lui donna des cloques.

Après leurs éreintantes journées de marche à bonne alluer, ils trouvaient un abri où se poser pour la nuit. Renard s’amusait à faire le feu avec le petit bois qu’il avait ramassé sur le chemin et craquait une allumette. Puis il jouait avec son shamisen pendant que Tanuki nettoyait ses plaies et que Chaton partait chasser.

Chaque soir, il revenait avec une ou deux proies. Souvent de jeunes oiseaux ou de maigres rongeurs. Il les cuisinait avec Tanuki en y ajoutant les baies cueillis tantôt. Leur stock de vivres diminuait à vue d’œil. Il faut dire que Tanuki, qui n’avait jamais autant fait d’exercice physique, mangeait comme un ogre. Son poil avait triplé de volume pour pallier le froid, formant une impressionnante boule toute douce. Chaton adorait se lover contre elle pour dormir. Elle lui tenait bien chaud.

Un bel après-midi, ils arrivèrent devant une pâture où des moutons paissaient tranquillement.

— Bonjour chers ovins ! dit Renard. Dites-moi, le village des hommes est encore loin d’ici ? Je vois à vos cloches autour de votre cou que vous appartenez à des humains.

Le mouton le plus proche, un urial d’un certain âge, leva la tête. Interloqué d’être ainsi dérangé, il avait le regard vide et ne semblait pas effrayé.

— B’jour mon brave gars, répondit-il en mâchouillant une poignée d’herbe. Vous n’êtes pas du coin à ce que je vois. Rares sont ceux qui daignent nous tenir la jambe.

Pendant qu’il parlait, d’autres moutons s’approchèrent. Chaton prit la parole :

— S’il vous plaît, gentil mouton, pouvez-vous nous dire si nous sommes proches du village des humains ?

— Oh ! bah c’est pas bien loin, oui mon p’tit gars ! Z’êtes à environ une journée de marche de nos maîtres. Faites gaffe à leurs chiens. Sont pas très commodes ceux-là.

— Oh ça oui ! de vraies plaies ! bêla l’un d’eux.

Et tous les moutons firent part de leur ressentiment vis-à-vis de ces affreuses bêtes. Renard coupa court à leurs récriminations, visiblement agacé par leurs remarques qu’il jugeait de piètre intérêt.

— Merci bien, chers ovins. Il se fait tard, nous devons continuer notre route, bon courage à vous.

— Merci à toi l’renard et gaffe aux chiens, z’aiment pas trop les gars dans vot’e genre.

Sur ce, ils les saluèrent et poursuivirent leur route. Une fois suffisamment éloignés, Tanuki éclata de rire :

— Eh bien ! quels sacrés numéros ces moutons, j’en avais croisé un une fois, il était venu trouver refuge au sanctuaire. Mais il n’était pas aussi marrant que ceux-là.

— Tu parles ! Ils n’ont aucune personnalité, ils parlent pour ne rien dire et se contentent de répéter leurs opinions sans approfondir. Ils ont pourtant tout le temps nécessaire pour s’instruire mais non, ils n’en font rien !

— Moi aussi je les trouve drôles ! ajouta Chaton. Et puis ils sont bien gentils.

Comme il allait bientôt faire nuit, le groupe décida de trouver une cachette où dormir. Ils virent alors une cabane abandonnée et y entrèrent. Quelle ne fut pas leur surprise quand ils aperçurent une humaine à l’intérieur. La jeune fille paraissait terrorisée et se cacha derrière une cagette de bois. Elle devait avoir à peine treize ans, le teint basané crasseux et les cheveux noirs ébouriffés. Elle portait pour tout habit une robe rouge et un châle à moitié déchiré. Renard et Tanuki saisirent Chaton et sortirent rapidement.

— Oh, c’est une Chaupadi ! lança Tanuki désemparée.

— Je ne savais pas que les humains pratiquaient encore cette tradition ! ajouta Renard.

Chaton qui ne comprenait pas ce que voulait dire Chaupadi le leur demanda.

— Chaupadi, commença Tanuki, est une tradition népalaise qui fait que dès qu’une jeune fille a ses règles, elle devient impure et doit s’exiler plusieurs jours par mois.

— Et qu’est-ce que les règles ? s’enquit Chaton.

— Les humains, répondit Renard, ou plutôt les humaines, perdent chaque mois une petite quantité de sang pendant environ quatre ou cinq jours, parfois plus. C’est un processus normal pour montrer qu’elles sont fécondables. Cela se déclenche lorsqu’elles atteignent la puberté, généralement vers l’âge de treize ans.

— Et c’est dangereux ? demanda Chaton, perplexe. Parce que, tout ce que je vois c’est une fille qui a peur et qui n’a pas l’air d’aller bien.

— Non, ce n’est pas dangereux du tout, répondit Tanuki. C’est juste que, dans la tradition hindoue, en particulier au Népal, c’est une pratique encore usitée. La femme est considérée pendant cette période comme étant impure et pouvant souiller son foyer si elle reste dans le domicile. Elle doit alors s’exiler et s’isoler le temps que ses règles passent. Ce qui est catastrophique, car bon nombre de femmes meurent chaque année à cause de cela.

— Pourquoi donc ? lança Chaton. C’est horrible !

— Ah bah mon Chaton ! railla Renard. Si tu connaissais toutes les cruautés humaines, je peux t’assurer que tu ne mettrai pas une griffe dans le village des hommes.

— Arrête Renard ! Tu vas l’effrayer ! répliqua sèchement Tanuki. Bon, ceci dit que fait-on ? On ne va quand même pas la laisser là toute seule, dans ce froid glacial.

Renard réfléchit :

— Et si on envoyait Chaton tout d’abord ? Après tout, c’est un petit chat innocent et il est si mignon. Ça ne risque pas de l’effrayer ! Et puis, une fois qu’elle sera rassurée, on entrera et on fera comme à l’accoutumée.

Chaton et Tanuki acceptèrent le plan. Le petit félin entra dans la cabane au sol jonché de feuilles et de boue. La fille se tenait assise au fond, prostrée, les bras et les jambes repliées contre son corps. Elle avait froid et grelottait.

— N’aie pas peur, miaula-t-il, je ne te ferai aucun mal !

Mais la jeune humaine ne comprenait pas ce qu’il disait.

Bien qu’elle ne comprenait pas ce qu’il disait, l’humaine écarta les bras vers lui, comme une invitation. Il se précipita, s’engouffra dans ces bras et ronronna. Il fut surpris par le bonheur que lui procuraient ses caresses, surtout lorsqu’elle se mit à le gratter sous le menton. Un pur régal.

Tanuki et Renard entrèrent discrètement. La fillette les aperçut et voulut se sauver mais Chaton ronronna plus intensément pour lui signifier qu’ils ne présentaient aucun danger. Elle resta alors silencieuse et immobile, regardant tour à tour le renard et le tanuki qui s’affairaient devant elle. Elle n’avait jamais vu d’animaux se tenir sur leurs deux pattes arrière, hormis quelques singes. Mais un renard et un tanuki, ça jamais ! Et puis c’était la première fois qu’elle voyait un vrai tanuki. De vie d’homme, elle ne se souvenait pas que ses ancêtres en eussent vu un de leurs propres yeux.

Ils commencèrent à allumer le feu pour réchauffer la pièce. Renard fouilla dans son propre sac et en sortit une couverture en laine qu’il donna à la fille. Elle s’enroula à l’intérieur. Le feu était maigre mais suffisait à réchauffer l’atmosphère. Tanuki fit fondre de la neige dans sa petite marmite et y ajouta un restant de carotte, une poignée de riz ainsi qu’une pincée d’herbes aromatiques pour relever le goût. Elle servit en premier lieu l’humaine et Chaton puis partagea le bol restant avec son frère. Tous mangèrent en silence sous le crépitement du feu. À la fin du repas, Renard sortit son Shamisen et joua plusieurs heures. Une fois la fille endormie, le trio décida de rester à son chevet jusqu’au dernier jour de son isolement.

Deux jours s’écoulèrent, froids et pluvieux. Chaton prit grand plaisir à veiller la jeune fille. Il aimait particulièrement les caresses qu’elle lui prodiguait. Pour passer le temps, il allait chasser le gibier pendant que Renard jouait et que Tanuki contemplait le paysage diurne. C’était une vision si douce et merveilleuse, pour elle qui n’avait connu que la nuit.

Un matin, la jeune fille se leva, bredouilla quelques mots dans sa langue, leur donna à tous une caresse et sortit de la cabane. Bien que la pluie continuait à tomber, elle sifflait et dansait, s’enfonçant dans la forêt. Les trois amis la suivaient discrètement ; après tout, ils devaient se rendre au village le plus proche et l’humaine s’y dirigeait.

Arrivés à l’orée de la sylve, ils s’arrêtèrent un instant, tapis derrière de gros buissons. En contrebas siégeait un village composé d’une vingtaine de maisons, exhalant des fumets alléchants, mélange d’épices et de viande grillée. Les humains s’affairaient, vêtus d’étranges tuniques bigarrées. Quelques animaux, notamment poules, porcs et lapins étaient parqués dans des enclos minuscules. Seuls les chiens rôdaient librement.

De sacrés gros molosses, certainement ceux que les moutons nous ont décrits ! se dit Chaton.

Les trois amis mirèrent la jeune fille s’éloigner et se demandèrent comment ils allaient pouvoir aborder les humains afin de leur faire comprendre leurs intentions.

Soudain, un des chiens flaira l’odeur de renard et redressa la tête. Il se mit à japper puis à hurler pour appeler ses pairs, les informant qu’il était sur une piste. Ainsi, tous les canidés aboyèrent et remuèrent frénétiquement la queue. Ils se regroupèrent et foncèrent en direction de la forêt.

— Je crois qu’il est temps de filer ! s’inquiéta Renard. À moins que vous ne préfériez finir en charpie !

Le trio se mit à courir aussi vite qu’il le put, les chiens à leur poursuite. La pauvre Tanuki avait du mal à suivre le rythme et Chaton retrouva la même sensation que lors de sa course contre Raton. Il était grisé, bercé par l’ivresse de l’adrénaline. Renard, lui, suivait tant bien que mal la cadence effrénée du petit félin. Arrivés à la clairière, Tanuki s’arrêta, épuisée par l’effort.

— Tanuki, ne reste pas là, tu vas te faire bouffer !

En entendant le cri de Renard, Chaton se retourna et vit son amie immobile, ses quatre pattes ancrées profondément au sol, les chiens s’approchant d’elle à vive allure, la gueule béante, la langue pendante et les crocs bien visibles.

Lorsqu’ils arrivèrent à son niveau, elle se gonfla jusqu’à tripler de volume et poussa un énorme rugissement qui fit stopper net ses cinq assaillants. Ils se retrouvèrent étourdis, ne sachant s’ils devaient l’attaquer ou non. Ils n’avaient jamais senti une telle odeur, le tanuki leur étant totalement inconnu. Renard et Chaton observèrent la scène complètement ébahis ; Tanuki avait à présent la taille d’un gros ours. Pour être encore plus impressionnante, elle se dressa sur ses pattes arrière et montra ses griffes, l’air menaçant. Les chiens, décontenancés par l’imposant animal, n’osèrent s’opposer à lui et firent demi-tour. Une fois qu’ils furent suffisamment loin et que les jappements eurent cessé, Tanuki reprit son apparence normale et rejoignit ses deux amis.

— Wouah, ça alors ! s’écria Chaton fasciné. Tu étais vraiment impressionnante !

— Je ne savais pas que tu pouvais faire ça ma chère sœur ! ajouta Renard stupéfait.

— Pourtant, dit Chaton, quand mère me racontait votre histoire, elle disait à propos de l’esprit de la lune : « Tanuki était une créature gentille et attentionnée. Mais gare à celui qui oserait la contrarier car en créature violente et sanguinaire se changerait. » Tanuki, exténuée, vacilla et demeura muette.

Ils décidèrent de remettre au lendemain leur visite chez les hommes et de trouver un moyen beaucoup plus sûr pour entrer en contact avec eux. Ils retournèrent à la cabane. Tanuki s’écroula, complètement épuisée. Renard déballa les sacs et sortit de quoi manger. Chaton, quant à lui, se lova contre son amie et s’endormit aussitôt.

Le jour se leva, gris et humide, plongé dans la brume matinale. Les trois amis se mirent en route, ils n’avaient plus de vivres en stock. Chaton était rentré bredouille de la chasse. Ils marchèrent tranquillement, affamés. Tanuki avait du mal tenir le rythme et demeurait à la traîne. Ils arrivèrent aux abords de la clairière où ils firent une pause. Chaton décida d’utiliser ce temps pour chasser de nouveau, espérant être plus chanceux cette fois.

Il revint au bout de vingt minutes, la queue haute, un gros rat dans la gueule qu’il traînait au sol. Une ombre passa au-dessus d’eux à la vitesse de l’éclair. Tanuki et Renard levèrent les yeux, un immense aigle impérial arpentait le voile céleste. Il replia les ailes et fondit droit sur Chaton. Trop occupé à ramener sa proie, le félin ne s’inquiéta pas du danger qui planait au-dessus de lui.

Dans un élan de rapidité extrême, Tanuki se changea en lièvre, fonça droit sur son ami et le plaqua violemment au sol. L’oiseau déploya ses serres, saisit le tanuki sous sa forme de lièvre et l’emporta au loin dans les airs. Celle-ci émit un couinement strident et les deux silhouettes disparurent au loin, avalés par le brouillard.

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