LES MONDES ERRANT – Chapitre 45
Chapitre 45
Un faible crachin tombait par intermittence. Les gouttes s’échouaient avec lenteur contre le pavement de la chaussée, créant des clapotis relaxants à l’écoute tandis que le cri strident des mouettes et des goélands s’étendait dans les airs. Les oiseaux se déplaçaient avec agilité sous ce ciel gris clair, transportés par les faibles bourrasques de la bise marine chargée d’embruns et déposant sur les lèvres un subtil dépôt d’eau iodée.
Voilà maintenant une quinzaine de minutes que les deux acolytes vaguaient ainsi, le corps dissimulé sous leurs imperméables. Attentifs, ils suivaient à bonne distance ce jeune couple marchant juste devant eux, avançant bras dessus, bras dessous tout en s’arrêtant par moments pour s’échanger de longs baisers langoureux sans nullement se soucier des badauds qui se tenaient à proximité.
Le visage rosissant, Maud regardait Florian du coin de l’œil, guettant sa réaction face à ces élans de tendresse qu’il n’affectionnait guère d’ordinaire. Mais cet homme aussi chaste que prude demeurait serein et affichait son éternel regard impassible, trop concentré sur sa mission pour se soucier de ses propres états d’âme.
Tandis que leurs cibles s’étreignaient plus longuement et palpaient leur peau avec une indécence frivole, la jeune femme prit un temps pour observer le paysage ; cette très jolie ville en pierre grise restée dans son jus qui lui conférait un charme indéniable. Pour immortaliser cet endroit, elle aurait tant souhaité le photographier mais au vu de la date, rares étaient les téléphones portables en circulation à cette époque ; il serait suspect de sortir son smartphone en pleine rue. Au lieu de quoi elle irait s’acheter un appareil photo jetable dans une boutique de souvenirs ou un commerce lorsqu’elle en aurait l’occasion.
Le couple poursuivit sa route, décrochant une bonne fois pour toutes leurs bouches pour se tenir la main et s’engager dans une ruelle piétonne foisonnante de touristes où boutiques et restaurants s’étendaient de chaque côté de la chaussée. Après divers achats, ils entrèrent dans une crêperie, La Chandeleur, afin de déjeuner.
Les deux acolytes entrèrent à leur suite et s’installèrent à une table non loin d’eux. Après avoir commandé leur menu, Florian sortit son calepin, se munit d’un stylo et commença à griffonner quelques notes.
— T’as noté quoi ? s’enquit Maud après avoir bu une gorgée de sa bolée de cidre.
— Rien de particulier. Ils se sont rencontrés lors d’une escapade en bateau pour observer les phoques et les poissons. Lui travaille dans un magasin de prêt-à-porter, aime le rock, le sport… surtout le surf d’après ce que j’ai pu comprendre, les soirées entre amis ainsi que les virées en boîte alors qu’elle se passionne pour l’Histoire médiévale, fait des études à la Sorbonne, habite seule dans un petit appartement loin de sa famille, timide de nature.
— La jeune étudiante studieuse en pince pour le beau jeune homme rebelle en somme. Je parie qu’il l’a charmée avec sa magnifique moto pimpée ainsi que son tatouage tribal qu’il a forcément sur le pectoral.
— C’est un peu l’idée oui, fit-il en esquissant un sourire, à croire que tu connais bien cette situation.
— Je suis déjà sortie avec un spécimen dans ce genre ! Détestable ! Une de mes pires relations donc autant te dire qu’il faut que je m’efforce de ne pas avoir de préjugés négatifs vis-à-vis de ce… Thomas c’est ça ? Ce qui est déjà mal parti vu qu’il a à première vue exactement le même comportement que mon ex.
Elle gloussa et se resservit une dose de liquide pétillant.
— N’abuse pas de la boisson, je te veux concentrée à la tâche cette aprèm ! annonça-t-il, sarcastique.
— Roh ça va, c’est juste du cidre ! Y’a quoi, trois degrés d’alcool ? En plus on est en Bretagne, je vais donc pas me priver de manger une galette complète et me prendre une crêpe au sucre avec du beurre pour le dessert ! Et je tiens à manger des moules au moins une fois pendant nos trois jours ! C’est limite un devoir lorsque l’on vient dans cette région ! C’est comme aller en Alsace sans manger une seule fois de la choucroute ! C’est un blasphème !
Leurs galettes leur furent apportées et ils mangèrent en silence tout en tendant l’oreille afin de capter des bribes de conversations émanant de la table annexe où les deux tourtereaux bavardaient gaîment. Ils s’échangeaient des banalités affligeantes, d’une niaiserie sans fin pour quelqu’un d’extérieur à leur idylle. Rien de bien concret ne put être noté mais au moins étaient-ils au courant de leurs projets pour le restant du séjour.
Maud ne put s’empêcher d’afficher un sourire rayonnant lorsqu’ils parlèrent de se rendre à l’hôtel-Thalasso la Belle en Mer. Pour profiter de leur dernière journée de vacances, ils voulaient y réserver une chambre dès ce soir et jouir d’une journée entière de thalassothérapie le lendemain. Florian ne paraissait pas tant réjoui par cette idée mais la bonne humeur de sa collègue lui décrocha un petit rire tant elle trépignait d’impatience.
— Ça va être ma première thalasso ! lui confia-t-elle à voix basse. Je n’ai jamais pu m’en offrir une. Oh ! J’espère que c’est aussi génial qu’on le dit !
— J’espère que mademoiselle sait que nous sommes là pour le travail ? l’avisa-t-il avec une pointe d’ironie. Et qu’à part la piscine commune, le hammam ou le sauna, tu n’auras pas la possibilité de te balader à ta guise. T’as une patiente à traiter, pas question que tu papillonnes à droite à gauche. Tu dois rester focalisée sur l’affaire.
Elle fit la moue et s’essuya la bouche à l’aide de sa serviette.
— Oui je le sais ça, monsieur le rabat-joie ! Je serai attentive, ne t’inquiète pas ! Et ça me suffit amplement. C’est juste que c’est quelque chose que jamais à notre époque on pourrait se permettre de faire désormais où on se doit d’être résilient et de ne rien gaspiller. Ce genre de loisir est devenu un luxe abordable seulement pour une poignée d’individus qui puissent se le permettre ! Pas pour des gens issus d’une modeste famille de travailleurs de la classe moyenne qui passent leur temps à compter leurs sous pour ne pas crever de faim ou de froid à la fin du mois.
Les yeux baissés, elle se renfrogna. Elle finit d’avaler sa bouchée puis se mordilla la lèvre.
— Je peux te demander quelque chose ?
Interloqué par le ton de sa voix mal assurée, presque plaintive, Florian se redressa et s’enfonça sur le dossier de sa chaise.
— Que veux-tu savoir ?
— T’as jamais eu envie… enfin je sais que c’est la question à ne surtout pas poser et que c’est le genre de chose auquel il ne faut absolument pas penser… mais ça me trotte tellement dans la tête que ça m’énerve et que je me dis que toi aussi t’as forcément dû te la poser et…
— Que vas-tu me demander encore ? la coupa-t-il, las de la voir tergiverser.
— Eh bien, commença-t-elle après un temps, je me disais au vu de la dureté de l’époque dans laquelle on vit, entre le prix des denrées, la guerre, le réchauffement climatique, les maladies de plus en plus répandues, les famines et j’en passe. Ça ne t’est jamais venu à l’esprit de ne pas vouloir actionner ton minuteur pour rentrer ? Genre, de vouloir rester sciemment à une date passée, pendant un moment tout du moins, pour profiter un peu et de rentrer bien plus tard pour rejoindre ton époque. Ou alors de ne pas rentrer tout court et de rester bloqué à une date précise et vivre ta vie normalement comme si de rien n’était ?
Il y eut un silence, long et pesant, pendant lequel Florian ne dit rien, se contentant de dévisager son interlocutrice avec des sourcils froncés. S’en voulant presque de lui avoir posé cette question aussi interdite qu’indiscrète, Maud s’excusa.
— L’idée m’a déjà traversé l’esprit, finit-il par répondre posément, mais je n’ai pu m’y résoudre et je suis retourné à mon époque comme cela devait l’être.
La jeune femme ne dit rien et hocha la tête. Puis, remarquant que les deux amants s’apprêtaient à payer leur addition, ils firent de même et sortirent de la crêperie peu de temps après eux. Dehors, le soleil venait de faire son apparition et nimbait le ciel d’une jolie clarté pâle où de multiples nuages étaient dissimulés ici et là.
Comme ils venaient de l’annoncer, leurs cibles s’en allaient en direction de la Belle en Mer. Pour se faire, ils décidèrent de longer le bord de mer plutôt que d’emprunter les ruelles du centre-ville. Ils arpentaient ce trottoir sinueux bordé par un muret et donnant une vue imprenable sur l’étendue bleutée qui se dessinait au loin. La marée était basse à cette heure, dévoilant ce sable fin parsemé de galets, d’algues, de coquillages et crustacés que les mouettes s’empressaient de dévorer à l’aide de leur bec acéré. Des bateaux de plaisance aux coques rouges ou bleues paraissaient se reposer sur cette terre ferme, la voile repliée et la cale penchée sur le côté.
— C’est vraiment beau ! s’exclama Maud, la mine rêveuse. C’est dommage qu’on n’ait pas plus de missions en bord de mer. Enfin… en bord de mer pendant l’été.
Elle sortit de sa poche l’appareil photo jetable qu’elle s’était acheté alors que les amants faisaient leur virée shopping et prit plusieurs fois le paysage sous différents angles. Enfin, elle se retourna hâtivement vers Florian :
— Dis cheese !
Il leva les yeux au ciel puis tourna la tête et lui tira la langue. Elle le captura en cet instant ; la photo idéale avec cette énorme sculpture cornet de glace trois boules aux couleurs criardes juste derrière lui, accordée à cette chemise hawaïenne qu’il avait fini par vêtir pour faire plaisir à mademoiselle. Ravie de son cliché, elle pria pour que la photo soit réussie et rangea soigneusement l’appareil dans sa sacoche.
Après vingt minutes à flâner, ils arrivèrent à destination. L’hôtel était d’apparence chic, mêlant savamment l’architecture moderne et ancienne avec ces grandes baies vitrées donnant une vue imprenable sur le port situé non loin de là. Ils patientèrent un temps que leurs cibles aient pris leur chambre pour pouvoir entrer dans ce lieu en toute discrétion ; au bout de quatre heures passées à les pister, il aurait été inconvenant de les suivre à la trace comme des chiens de chasse au risque de se faire remarquer. Au lieu de cela, ils scrutèrent les tarifs présents sur les pancartes extérieures et examinèrent l’argent qu’ils avaient à disposition.
— On aura assez tu penses ? s’enquit-elle en faisant ses comptes. Ça risque d’être juste de louer deux chambres ici et de garder assez de sous pour les services thalasso ainsi que pour le dîner de ce soir. Il faut en plus qu’on garde assez d’argent pour le dîner et la nuit de demain.
— Je crois qu’on n’aura pas le choix que de partager à nouveau une chambre, soupira-t-il, du moins celle de ce soir au vu des tarifs. Je risque de ne pas dormir de la nuit avec les ronflements de mademoiselle. Quelle tragédie !
Elle écarquilla les yeux et mit une main devant la bouche, faisant mine d’être offusquée.
— Oh arrête ! Je ronfle pas tant que ça ! Si ?
— Disons que j’ai l’impression de dormir avec une bête sauvage qui grogne et aime me souffler son épouvantable haleine de rat crevé au visage tout en donnant des coups de pied. Pauvre François, il n’a jamais été porter plainte à la police pour homme battu ou torture ?
Elle fronça les sourcils et lui asséna un vif coup de poing sur l’épaule.
— Mais que t’es mauvais ! T’auras qu’à dormir dans la baignoire ! Comme ça j’aurais un grand lit pour moi et serais en forme pour la journée de demain.
— Oui, enfin s’il n’y a que toi pour mener l’enquête, on aurait dû tabler sur une semaine entière, voire même dix jours pour la mener à bien !
Face à cette remarque, elle éclata d’un rire cristallin et essuya une larme qui perlait le long de sa joue.
— Mais t’es vraiment infernal ! J’aurais jamais dû accepter de travailler sous tes ordres, annonça-t-elle dès qu’elle fut calmée, c’est moi qui devrais me plaindre à la direction pour harcèlement moral.
— T’as bien raison, je suis le pire de tous tes supérieurs, assura-t-il en sortant sa carte d’identité factice, allez, il est temps d’entrer et de réserver notre place. Si on nous le demande, on sort l’excuse habituelle ?
— Oui tonton Florian ! fit-elle en plaçant ses doigts contre son bras. Ne t’inquiète pas, ta petite nièce chérie sait exactement quoi dire.
Sur ce, ils passèrent sous le porche et se rendirent au comptoir afin d’y réserver leur chambre pour cette douce nuitée.
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