LES MONDES ERRANTS – Chapitre 15
Chapitre 15 – Sous un ciel étoilé d’automne 1/4
La flamme de la mince chandelle valsait au gré de la faible brise que les pierres poreuses de la masure peinaient à calfeutrer. Confortablement installé dans un coin de la petite pièce silencieuse, allongé sur le divan, un homme d’apparence juvénile lisait tranquillement. Son œil céladon explorait les lignes du roman avec avidité et enchaînait les pages avec aisance. Captivé par sa lecture, Sylvain ne remarqua pas que les rayons du soleil vespéral mouraient à l’horizon, laissant le voile outremer de la nuit ombrer peu à peu la voûte céleste où des étoiles commençaient à naître. À la fin de son chapitre, conscient qu’il pouvait désormais sortir de son logis en toute sécurité, il ferma son ouvrage et s’étira tel un chat en poussant un grognement de satisfaction. Les muscles détendus, il se redressa, tira les rideaux maculés de poussière et ouvrit la fenêtre à croisillons.
Le vent frais chargé des senteurs d’humus et de pin mouillé vint chatouiller ses narines, balayant ses longs cheveux bouclés à la teinte châtaigne. Une pluie fine clapotait contre les tuiles du toit cabossé en un tintement monotone. Non loin de là, une chouette tout juste réveillée entonnait son hymne, parée à sillonner le ciel pour chasser tandis que dans les vallons alentour, le hurlement des loups résonnait en écho, étouffé par le bruissement des frondaisons. Les premières feuilles rousses et ocrées se décrochaient des branches à chaque bourrasque, sonnant le glas de la saison estivale.
Accoudé à la rambarde, Sylvain soupira. Voilà plus de cinquante ans qu’il jouissait de ce concert champêtre sans éprouver de lassitude. Depuis son exil, ces forêts, ces monts escarpés et ces ruines étaient son domaine, un lieu enchanteur qu’il arpentait chaque nuit en solitaire et dont il connaissait les moindres recoins.
Après être resté immobile, plongé dans une torpeur contemplative plusieurs minutes durant, il redressa sa tête mafflue, à moitié vérolée par une vieille brûlure, et inspira une bouffée. Parmi cette myriade de senteurs, un effluve métallique attira son attention. Les battements de son cœur s’accélérèrent et ses narines frémirent à l’exhalaison d’une proie à l’agonie. Le fumet éveilla son appétit et il se pourlécha les lèvres, passant sa langue sur ses canines à l’émail élimé que la lune gibbeuse éclairait de sa clarté opaline.
Ragaillardi, il se rendit à l’entrée et revêtit son caban ainsi que ses bottes. Il prit soin d’emmailloter son cou d’une grosse écharpe de laine et de parer ses mains d’une paire de gants fourrés. Puis il se munit de son opinel qu’il dissimula dans une poche et sortit. Il trottina le long des sentiers sinueux grignotés par les ronces.
Un kilomètre plus loin, il se faufila entre les broussailles et pénétra dans la sylve. Le halo de l’astre, camouflé par les feuillages abondants, produisait une lueur diaphane qui cajolait les troncs moussus d’une nitescence argentée. Malgré l’obscurité et la brume vaporeuse, le chasseur parvenait à se repérer. À l’instar des autres prédateurs nocturnes, sa nyctalopie lui permettait d’analyser fidèlement son environnement.
Sylvain fronça les sourcils, la piste de sa proie était proche. Il pouvait désormais entendre ses murmures d’agonie. En écartant un fourré, il aperçut un cerf gisant dans une flaque d’eau fangeuse. De la vapeur s’échappait de sa truffe tandis que, l’écume aux lèvres, il geignait une sombre litanie. Autour de lui, cinq loups aux babines retroussées s’apprêtaient à fondre sur le gibier qu’ils venaient de chasser. Le meneur, un mâle aux poils bruns et bien plus gros que ses congénères, sonna l’hallali. Les canidés bandèrent leurs membres robustes et se ruèrent sur le cervidé qui expia dans un râle dramatique.
Le vieux garçon sourit à ce spectacle macabre et observa sans intervenir ces bêtes affamées, presque aussi hautes que lui, qui perçaient à grands coups de mâchoires leur victime dont les entrailles fumantes s’étiraient sur l’herbe tendre et la boue. Une fois rassasiés, les prédateurs au museau écarlate reprirent leur route, laissant le reste de la carcasse aux charognards.
Avant que les oiseaux de mauvais augure ne fondent à leur tour, Sylvain prit les devants et ôta ses gants. À l’aide de son couteau aiguisé, il découpa une large tranche de viande sur la cuisse de l’animal qu’il dégusta avec plaisir en s’adossant contre un arbre, assis sur un tapis de feuilles en décomposition. Insectes et corbeaux finirent par accoster la dépouille qu’ils dévoraient allègrement. Peu partageurs, les oiseaux se disputaient. Ils croassaient et secouaient leurs ailes fuligineuses pour éloigner les rivaux tout en assénant de sévères coups de griffes et de becs.
Dès que son dîner fut achevé, le garçon se leva et découpa un second morceau de viande qu’il enveloppa dans un mouchoir. Comme à l’accoutumée, il se rendit à la mare où grenouilles et grillons s’adonnaient corps et âme à leur symphonie. En chemin, il passa au pied d’un pommier et cueillit un fruit mûr qu’il glissa dans sa poche. Il emprunta ensuite le ponton grinçant, s’allongea sur la surface froide du bois et se laissa bercer par les mélodies nocturnes à base de coassements et de stridulations, accompagnés par le sifflement du vent sur les roseaux.
Quelque chose lui chatouilla le bout du nez et le fit éternuer. En ouvrant son œil valide, il aperçut que des lucioles voltigeaient autour de lui, auréolant l’espace de petites billes flavescentes qui se confondaient avec les étoiles. Bien plus haut, des lumières rouges et bleues s’alternaient à intervalle régulier. Le garçon grimaça, une lueur de tristesse dans le regard à la vue de l’oiseau de fer qui voyageait dans les ténèbres, un phénomène de plus en plus récurrent à mesure que les années défilaient.
Cette vision fit jaillir en son esprit un flot de réminiscences douloureuses et un frisson parcourut son échine. En portant une main à son œil pour essuyer une larme de sel, il se rendit compte que sa main tremblait, les poils hérissés au contact de la fraîcheur ambiante. Pour pallier son inconfort, il se rassit, replia les jambes contre son buste et les enserra de ses bras frêles avant de se balancer d’avant en arrière en fredonnant des mélopées.
Un couinement aigu suivi de tintements de griffes sur les planches vermoulues résonnèrent. Le garçon tourna la tête et sourit à la louve qui s’avançait vers lui en boitillant.
— Approche ma Galopine, j’ai un cadeau pour toi.
Il fouilla dans sa poche, libéra le morceau de viande encore sanguinolent de son mouchoir et le lui tendit. Quand l’animal fut à sa hauteur, il renifla l’offrande et la prit du bout des crocs pour ensuite l’engloutir en quelques bouchées. Sylvain profita de cet instant de diversion pour caresser son pelage moiré aux poils drus et ternes.
— Où as-tu encore traîné toi ? la réprimanda-t-il en remarquant que des croûtes recouvraient ses pattes et que des touffes de poils manquaient à l’appel. Tes semblables t’ont encore cherché des noises j’ai l’impression. Faut que t’arrêtes de traîner sur leur territoire ! Un jour prochain ce sera toi que je verrai étendue à la place de ce cerf !
La louve tourna la tête de gauche à droite comme un hibou, tentant de comprendre ces paroles. Pour remercier son sauveur et ami de longue date, elle pressa sa truffe contre sa joue et la lécha, laissant une traînée de bave sur la zone vérolée par la brûlure. Peu farouche, elle s’allongea et lui montra son flan. Sylvain ricana et gratta le ventre de la femelle qui glapissait et battait la queue de plaisir.
Une fois ces élans de tendresse échangés, tiraillé par le froid qui commençait à devenir mordant, le garçon frotta ses mains engourdies et invita sa compagne à le suivre. Un filet de vapeur tiède s’extirpa de sa bouche, se confondant avec la brume de plus en plus persistante.
Sur le chemin du retour, il dégusta sa pomme, gravant l’empreinte de ses dents sur la chair charnue où les canines avaient perforé deux trous plus profonds. La texture était idéale pour fortifier sa dentition abîmée par le poids des années. Le goût prononcé du fruit juteux inondait son palais, chassant l’arôme ferreux du sang qui avait le don de l’écœurer sur la durée.
Avant de pénétrer dans sa maisonnée, le garçon passa au poulailler et nourrit ces pensionnaires assoupies, entassées les unes contre les autres pour se tenir au chaud. Il glissa lentement sa main sous chacun des corps plumeux et ressortit de la paille une dizaine d’œufs mouchetés qu’il agença dans un panier d’osier. Puis il sortit de l’abri et se rendit à son potager pour y récolter les fruits de son labeur ; poireaux, navets, carottes ou encore betteraves et épinards composaient sa cueillette. Rien ne valait de telles denrées pour concocter des repas équilibrés, bien loin des standards et aliments ultra-transformés de la société urbanisée que sa sœur adoptive lui dépeignait avec un dégoût notable.
En rentrant en son humble foyer, il posa son panier de victuailles sur la table et alla se laver les mains à l’évier. Il dut les frotter longuement dans l’eau gelée afin d’y retirer la terre qui barbouillait ses doigts et ses ongles. Frigorifié par son escapade, il jeta hâtivement des écorces et brindilles sur les bûches placées dans l’âtre, craqua une allumette et alluma un feu.
Une lumière fauve envahit le petit espace, apportant un soupçon de réconfort dans le cœur de cet être de la nuit. Tout à son aise, la louve se rendit à la panière nichée devant le foyer et s’y lova. D’ordinaire, la place était occupée par Moustache, un chat sauvage qui, comme le canidé, rendait régulièrement visite à celui qui l’avait soigné.
Tandis que la femelle se prélassait, Sylvain mit de l’eau dans sa bouilloire et la fit chauffer sur la gazinière. Après un cliquetis, une flammèche blonde à la pointe bleutée s’extirpa du brûleur, léchant le fond de la paroi d’étain. Il prit ensuite une tasse et y glissa une poignée de feuilles séchées. Quand l’eau fut brûlante, il versa le contenu dans son auge de laquelle s’échappait un délicat fumet de verveine mêlé de menthe. Sans attendre, le garçon plaqua ses paumes contre la surface tiède du récipient et se rendit à son fauteuil.
Il souffla de bonheur au contact de l’assise moelleuse malgré la vétusté de ce matelas grignoté par les mites. Le crépitement du feu et la chaleur ambiante le plongèrent dans l’apathie. Il se laissa cueillir par le sommeil avant d’entamer la seconde partie de sa nuitée. La suite se rythmerait par un brin de ménage ainsi qu’une séance cuisine dans le but d’accueillir sa sœur le plus dignement possible.
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