LES MONDES ERRANTS – Chapitre 16
Chapitre 16 – Sous un ciel étoilé d’automne 2/4
Les aiguilles de sa minuscule pendule défilèrent rapidement et, quand trois heures du matin sonnèrent, Sylvain s’attela au labeur. Sur la table, il disposa l’étendue de sa cueillette puis éplucha, coupa, éminça ses légumes qu’il jeta dans une marmite remplie d’eau. Il ajouta dans le bouillon un peu de sel, une bonne dose d’épices et de thym puis posa le couvercle et fit mijoter à feu doux. Par la suite, chiffon en main, il épousseta son mobilier. Des moutons de poussière valsaient. Il toussa devant ces sournoises particules qui s’immisçaient dans ses narines et se gratta le nez avec acharnement.
La louve suivait d’un œil distrait les allées et venues du bipède qui gesticulait en tous sens avec son balai, grognant lorsque l’objet se trouvait à proximité de sa truffe.
Sa tâche terminée, Sylvain sortit de sa demeure pour profiter une dernière fois de l’extérieur avant de retourner se calfeutrer entre ses murs pour le restant de la journée. Debout sur le perron, il admira le paysage enseveli sous une légère brume. Quelques étoiles constellaient encore ce ciel outremer auréolé de nuages roses et safranés. Derrière le muret de sa propriété, des écureuils escaladaient les troncs moussus, sautillant de branche en branche à la recherche de glands pour leurs réserves hivernales.
Lorsque la pendule indiqua onze heures, des bruits de sabots résonnèrent. Alerté, le garçon arrêta sa lecture et retourna sur le seuil de sa porte encore ombragé. Il scruta les environs et aperçut deux longues oreilles ainsi qu’une paire de pattes grises et cagneuses s’esquisser à travers le voile nébuleux. La tête d’un âne aux traits émaciés émergea suivie par une silhouette corpulente qui trônait sur son dos. Sylvain sourit à la vue de son aînée. À peine arrivée devant l’entrée, toujours dressée sur l’antique baudet qui lui servait de monture, la sexagénaire déposa dans les bras de son cadet une lourde sacoche en cuir. Le garçon jura et manqua de la lâcher tant il fut étonné par le poids du paquetage.
— Décharge-moi de ça veux-tu ! grommela la femme de sa voix rocailleuse. Fais attention c’est très lourd !
— Je vois ça ! rit-il en raffermissant sa prise. Qu’est-ce que t’as mis là-dedans ?
— Toutes les choses que mon éternel jeunot de frère m’a demandées et quelques babioles en plus !
Elle plaça ses mains noueuses de chaque côté de ses reins et s’étira. Ses os craquèrent sinistrement. Après un gémissement, elle scruta son frère de ses yeux céruléens cernés de rides, un rictus affiché au coin des lèvres. Des mèches de ses cheveux cendrés s’étaient échappées de sa natte et collaient à ses tempes.
— Ne reste pas planté là et rentre donc ! Ne vois-tu pas que le soleil arrive, enfin ! Tiens sois gentil et va me préparer un café le temps que je décharge Grison.
Le garçon acquiesça et s’exécuta sans broncher, trop heureux de retrouver sa sœur, qu’importe son caractère tant autoritaire qu’acariâtre qui se renforçait au fil des années. Pendant ce temps, Thérèse descendit de sa monture. Le baudet s’ébroua et fouetta l’air de sa chétive queue une fois déchargé de ce fardeau. La femme flatta l’encolure de sa bête docile et s’empara des rênes pour la guider à travers les jardins en direction de l’auvent.
Quand les brides de l’équidé furent attachées, elle décrocha une sacoche et la glissa à l’épaule, avançant cahin-caha vers la masure. Elle écarta la porte d’un coup de coude et pénétra dans la demeure. Elle fut accueillie par les jappements de la louve qui fondit sur elle, manquant de la faire tomber à la renverse.
— Pousse-toi sale cabot ! grogna la vieille dame en chassant l’impertinente du pied. Je n’ai rien pour toi cette fois-ci ! Allez oust, au panier !
Le canidé couina puis rejoignit sa couche, les oreilles basses et la queue repliée entre les pattes arrière. Thérèse posa son paquetage sur la table et ôta les sangles pour en libérer le contenu.
— Tiens, je t’ai acheté des pommes ! J’en ai trouvé trois sortes à l’épicerie. Je t’en ai pris deux kilos de chaque.
— Merci énormément ! jubila-t-il en fouillant entre les sacs en toile pour admirer ses trésors.
Elle lui donna une tapette sur le dos de la main et l’écarta afin de prendre possession de la table pour y déballer les dernières denrées.
— Je t’ai également apporté du fromage de la ferme ainsi que du gros pain. Et bien évidemment un paquet de lessive, des torchons et des bougies. Il te reste du gaz ? ajouta-t-elle alors qu’elle partait examiner la bonbonne.
— Je pense. Je ne m’en suis pas trop servi cet été, dit-il en frottant ses mains.
Elle croisa les bras et toisa son interlocuteur qu’elle dépassait d’une bonne tête.
— Oui mais l’équinoxe est passé ! Le froid va venir et ce serait bien pour toi d’en avoir un peu en réserve. Tu ne comptes pas tout cuisiner à la cheminée j’espère ? Je ne veux pas que tu te brûles comme la dernière fois !
Ne pouvant soutenir sa mine patibulaire, le garçon examina sa main gauche où une cicatrice marbrait son pouce et son index, héritage d’une maladresse.
— Non ne t’inquiète pas, je ne fais plus chauffer la marmite sur le feu depuis l’incident, murmura-t-il, j’ai retenu la leçon et ne m’ébouillanterai plus. Promis !
Thérèse fit la moue puis s’attabla à sa place habituelle. Serviable, son hôte lui offrit un ersatz de café chaud dont l’arôme âcre envahissait la pièce et s’installa face à elle. L’aînée renifla le breuvage puis s’alluma une cigarette et posa la gazette locale sur la table sur laquelle était inscrite en première page la date du jour, 29 septembre 1999.
— Et voilà qu’un nouveau millénaire s’apprête à ouvrir ses portes ! grogna-t-elle en mâchouillant l’embout.
— Oui, dommage que maman ne soit plus de ce monde pour le voir, je suis sûr qu’elle aurait aimé être là…
Un silence pesant s’instaura, rythmé par le tintement monotone de l’horloge. Tous deux regardaient devant eux, la tête basse et les yeux perdus dans le vide.
— Comment va papa ? finit par demander le cadet.
— Dur de la feuille, marmonna-t-elle en recrachant une grande quantité de fumée grisâtre. Comme le chien, il passe son temps sur le fauteuil à regarder le temps qui s’écoule par la lucarne. Sinon, il écoute ses émissions de radio. Maman lui manque, il n’est plus pareil depuis sa mort… Deux ans qu’il est triste et se morfond. Il parle peu et ne mange presque plus…
Sa voix s’étrangla. Elle essuya une larme puis analysa son interlocuteur en fronçant ses sourcils argentés.
— Tu devrais songer à te trouver quelqu’un également, l’avisa-t-elle en éteignant son mégot dans le cendrier. Ou au moins descendre au village de temps à autre.
— Je n’aime pas descendre dans la vallée, encore moins au village, il y a trop de gens la nuit !
— Va juste au troquet ou à l’épicerie. Il n’y a jamais grand monde au petit matin, à l’ouverture. Le soleil va progressivement perdre en plage horaire, tu pourras y aller sans crainte.
— Je ne veux pas !
La mine renfrognée, il fit tinter ses doigts sur les parois de la tasse. Perdant patience, la sœur pesta.
— Sylvain ! Tu vois bien que je me fais vieille ! Bientôt je ne pourrai plus grimper jusqu’ici avec la mule pour te visiter. Tu vas te retrouver tout seul et isolé.
— Il y a toujours tes enfants ! marmonna-t-il.
La dame posa une main à la peau tavelée sur celle de son frère, dont la dextre était encore si douce et sans la moindre aspérité.
— Mon pauvre chéri, tu sais bien qu’ils sont partis depuis des années. Mes fils ont quitté le village pour leurs études. Maintenant ils vivent en ville avec leur famille. Ils ne reviennent ici que l’été pour nous voir et nous laisser profiter de nos petits-enfants. Papa ne va pas tarder à nous quitter et Jean et moi avons bientôt un pied dans la tombe. Tu seras définitivement seul, Sylvain, seul pendant encore un bon siècle, peut-être même deux !
— Je ne suis jamais seul ! répliqua-t-il avec vigueur en pointant la panière du doigt. Regarde, j’ai Galopine qui me tient compagnie et quand c’est pas elle j’ai Moustache.
L’aînée se pinça les lèvres, rongée par l’amertume de savoir son frère souffrir de détresse émotionnelle et dominée par un élan de tendresse maternelle à l’égard de cet être surnaturel qui ne vieillissait pas.
— As-tu aimé les livres ? finit-elle par dire pour changer de conversation.
Les yeux du garçon s’illuminèrent.
— Oh oui ! Surtout le dernier, je l’ai dévoré en une nuit. Je peux le garder, tu crois ?
Elle opina du chef mais le somma de lui rendre les cinq autres. Il se leva et partit les récupérer.
— Tu m’en as apporté d’autres ? s’enquit-il alors qu’elle les rangeait dans sa besace.
— Non, j’étais trop chargée cette fois. Le mois prochain peut-être. Au pire, si tu t’ennuies, ça te donnera l’occasion de descendre à la ferme. Tu ne veux peut-être pas regagner le village mais viens au moins dire bonjour à papa tant qu’il est encore de ce monde. Car tu peux être sûr qu’il ne montera plus.
Il grimaça et acquiesça mollement avant d’ajouter d’une voix hésitante, presque muette :
— C’est d’accord, je viendrai…
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