LES MONDES ERRANTS – Chapitre 18

Chapitre 18 – Sous un ciel étoilé d’automne 4/4

À son réveil, une enivrante odeur de légumes rôtis et de beurre flottait dans l’air. La lumière dans la pièce était devenue dorée, le soleil proche du zénith malgré la fenêtre calfeutrée. Connaissant la nature particulière de son hôte, elle n’osa pas écarter le rideau et partit le rejoindre sur le coin réservé à la cuisine. Elle lui accorda un sourire discret puis se mit à table où le couvert était dressé pour deux personnes. Aux fourneaux, le garçon faisait frire une poêlée de légumes de saison. Il baissa légèrement la flamme puis claqua deux œufs qu’il rajouta à la mixture.

Quand le repas fut prêt, il servit deux portions généreuses accompagnées d’une grosse tranche de pain bis et d’un verre rempli d’eau des montagnes. Il lui souhaita bon appétit et commença à dévorer voracement sa pitance fumante. L’adolescente l’imita et renifla son plat. À la première bouchée, un foisonnement de saveur assaillit son palais. Elle se rendit compte qu’elle était affamée, voilà deux jours qu’elle n’avait pas mangé autre chose que des barres céréales et des sandwichs triangles.

— C’est vraiment bon ! le complimenta-t-elle pour engager la conversation.

— Merci, répondit-il, tout vient de mon potager et de mes cocottes. Je peux te les présenter cette nuit si tu veux.

— Avec plaisir… au fait, je m’appelle Maxence.

— Moi c’est Sylvain. Ça veut dire forêt.

Ils mangèrent en silence, se jetant par moment des coups d’œil discrets sans trop oser parler. Quand vint le temps du thé, une fois les assiettes débarrassées dans l’évier, la jeune femme gagna en assurance et entama la conversation sur cette question qui ne cessait d’accaparer son esprit depuis une heure.

— Non il n’y a plus vraiment de gens comme moi, répondit-il faiblement. Beaucoup ont été massacrés au Moyen Âge et à la Renaissance en même temps que les sorcières. Quant aux autres, ils sont morts de la peste noire ou bien au front pendant la Première Guerre mondiale afin de défendre notre patrie en compagnie de nos concitoyens humains.

— Et ta famille ?

— Mes parents sont morts lorsque j’étais tout jeune. J’avais six ans, je crois, peut-être sept. Pendant les raides aériens, un obus est tombé sur notre manoir alors que mes parents préparaient le dîner. Je jouais dans le jardin quand les avions ont survolé le ciel. La déflagration a foudroyé ma maison et m’a grièvement blessé.

Une expression d’effroi mêlée de tristesse traversa les pupilles de son interlocutrice.

— Qu’as-tu fait ensuite ?

— J’ai erré dans la campagne, me déplaçant de nuit. J’avais très mal, surtout au visage, mais j’avais peur de croiser ces soldats. J’ai vu beaucoup de maisons saccagées et des cadavres répandus au sol. Alors j’ai couru et marché vers le sud par les sentiers forestiers. Puis j’ai sillonné les montagnes. Et un beau soir, ma douleur était tellement insupportable que je me suis évanoui. À mon réveil, j’étais dans une petite chaumière auprès de gens qui se sont occupés de moi. C’était une famille de bergers. Ils m’ont soigné, nourri et accueilli comme l’un des leurs.

— Tu es donc dans cette vallée depuis tout ce temps ? Genre, depuis les années 1940 ?

— Oui ! ma famille est très gentille. Mais ils sont tous vieux maintenant.

— Et, pardon mais ça m’interpelle, mais ils n’ont jamais eu peur pour ta… euh… nature ?

Les traits du garçon se froissèrent.

— Non… c’est pas vrai ce qu’on raconte dans les livres ! Les vampires sont pas méchants… enfin certains peut-être mais comme pour les humains ! On est juste une espèce différente ! Et mes parents adoptifs ont toujours veillé à mon bien-être, je vois pas pourquoi ils auraient eu à me craindre. J’étais heureux. Je faisais l’école à la maison et j’avais même les amis de mon frère qui venaient jouer avec moi. Comme on ne pouvait pas jouer au ballon dehors, on faisait des parties de cartes et de dés. Mes parents étaient contents car j’avais de bons résultats et parvenais à m’intégrer malgré ma différence.

— Pourquoi es-tu parti s’ils te traitaient si bien ?

— Un des oncles de papa ne m’aimait pas et il voulait me voir mort car il pensait que j’étais un monstre et que j’allais me montrer hostile. Quand j’ai eu douze ans, il a menacé mes parents d’appeler les gendarmes pour m’enfermer. Alors comme je ne voulais pas leur causer des ennuis, j’ai fui dans les montagnes. Au fil des années, mon existence est devenue une légende puis une rumeur. À présent, rares sont les personnes à connaître mon existence. Je suis devenu le fantôme qui hante les ruines de la montagne. Et cette petite maison est mon sanctuaire.

— Je vois, c’est terriblement triste.

— Et toi ? Pourquoi es-tu partie ?

— Parce que je suis malade.

— Pourquoi n’es-tu pas resté chez toi pour te soigner dans ce cas ? C’est dangereux de se promener dans les bois quand on est pas en état.

Elle se renfrogna puis se frotta les avant-bras. Pour ne pas affronter son regard, elle tourna la tête en direction du foyer où les flammes valsaient au gré des courants d’air.

— Ce n’est pas ce genre de maladie que j’ai.

Il fronça les sourcils et réfléchit, ne comprenant pas son insinuation. Elle eut un ricanement nerveux, passa une main dans ses cheveux puis gratta le bas de son crâne.

— Disons que je suis pas totalement normale. Enfin… un peu plus normale que toi quand même mais je suis différente des gens qui m’entourent et beaucoup pensent que je devrais subir un traitement pour gérer mon mal.

Elle frissonna. La main tressaillante, elle réajusta la chemise qui dévalait son épaule, masquant sa clavicule. Son hôte l’invita à prendre place devant l’âtre, lui prêtant son fauteuil tandis qu’il emprunta un coussin pour s’installer à ses pieds. Une fois assise, elle plaqua ses jambes contre son buste, les encerclant de ses bras frêles.

— Et tu as fui pour pas qu’on te force ? tenta-t-il à mi-voix. Parce qu’on croit que t’es un monstre ?

— Monstre est un mot un peu fort mais oui. J’ai fui il y a deux jours car j’en ai marre d’être jugée, marre de voir la déception dans les yeux de mes proches… Ils ne veulent pas me comprendre.

— Mais… tu vas aller où alors ? Pourquoi es-tu montée si haut dans la montagne ?

— Je voulais prendre du temps pour réfléchir, j’avais besoin de prendre du recul, de la hauteur pour voir plus clair et mieux me comprendre. Mais j’ai peur…

Elle réprima un sanglot et se pinça les lèvres.

— J’ai peur car je me rends compte que je suis seule. Et avoir erré dans ces montagnes n’a fait qu’accentuer mon angoisse de la solitude. Quoiqu’ils me disent mes parents me manquent. Et même si j’ai pas vraiment d’amis, certains de mes camarades de classe sont plutôt gentils.

Les yeux brillants, happé par ce récit, Sylvain l’écouta soliloquer pendant plusieurs heures. Ce devait être la première fois depuis des siècles qu’une voix n’avait pas autant envahi l’espace auditif dans cette vieille demeure.

Heureuse de s’être débarrassée de ce fardeau et de laisser libre cours à ses pensées sans être jugée, Maxence sentit peu à peu germer en elle une sensation nouvelle. Sa voix devenait chaque fois plus chaleureuse et ses yeux regagnaient de l’éclat. Son visage sous la clarté rousse des flammes était bien moins pâle qu’au départ.

Après pas moins de trois tasses de thé, d’une poignée de biscuits sablés un peu rance et d’innombrables confidences échangées, la nuit commença à naître, obscurcissant la pièce. Pouvant désormais sortir en toute sécurité, le garçon proposa à son invitée, vivifiée par ce cocon confortable, de lui faire visiter les alentours. Elle accepta avec joie et enfila ses vêtements désormais secs. Avant de sortir, elle accorda une caresse au chat étendu de tout son saoul sur le matelas et partit à la suite du garçon qui lui donna une lampe torche afin qu’elle puisse se repérer correctement dans l’obscurité.

Excité, ce dernier lui fit visiter sa ferme, expliquant en détail ses diverses cultures et présentant ses pensionnaires assoupies dans leur poulailler. Puis, ils prirent la direction de la mare et s’assirent sur le ponton. Là, ils demeurèrent silencieux, explorant le ciel moucheté d’étoiles où les points nébuleux des lucioles virevoltaient.

— C’est magnifique ! finit par dire l’adolescente, émerveillée par ce spectacle.

— Si tu veux venir me rendre visite, sache que tu es la bienvenue. Bien sûr avec l’hiver ça va être plus compliqué de monter mais au début du printemps le chemin est bien plus simple. Je peux te raccompagner là où je t’ai trouvée, c’est guère loin de ton village et le trajet est balisé.

— Avec grand plaisir ! Et si jamais, tu peux aussi descendre au village de temps en temps. J’habite pas loin de l’église, c’est très tranquille la nuit aux abords la maison.

— Je pourrai tenter l’aventure, mais ne t’attends pas à me trouver devant chez toi avant vingt-deux heures l’hiver. T’auras aussi intérêt à te couvrir car il fait froid la nuit ! Même dans la vallée.

— Je rapporterai du thé et des viennoiseries, ne t’inquiète pas. Mon papa est boulanger, t’auras des croissants chauds avant de remonter.

Sylvain esquissa un sourire et tous deux demeurèrent cois, emmitouflés dans leurs manteaux, profitant du chant des grenouilles et de la fraîcheur de la brise légère, sous un ciel étoilé d’automne.

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