LES MONDES ERRANTS – Chapitre 3

Chapitre 3 – The fisherman’s widow 3/4

Dans les ruelles, après avoir interrogé bon nombre de commerçants ainsi que de badauds, nous parvînmes enfin à trouver une piste prometteuse en la présence d’un jeune garçon. Le garnement, d’une petite dizaine d’années, de maigre consistance et aux cheveux blonds tout ébouriffés, nous répondit avoir en effet trouvé un objet correspondant à nos descriptions sur la plage, proche du ponton. Le pauvre gamin, en haillons et sabots de bois, nous raconta qu’alors qu’il rentrait de la pêche aux crevettes, trempé et grelottant, la tempête commençait à se lever. Il avait eu si froid que lorsqu’il avait aperçu cette vieille couverture rêche et qui sentait la vase, il l’avait revêtu afin de se protéger. Il leur précisa que malgré son inconfort à la porter, celle-ci était vraiment chaude et avait le don incroyable de protéger de la pluie. « un miracle c’te machin-là ! » nous assura-t-il.

— Et où est-elle cette couverture ? m’enquis-je.

— J’l’ai pu môsieur, j’l’ai donné l’aut’jour à mon père qui en avait b’soin pour prendre le large. Il l’a filé à une sirène avec qui il fait souvent affaire et elle lui a donné un sacré festin en échange, la belle. Faut croire qu’la peau ça s’vend bien. On a eu du poisson pour la semaine et pas des p’tits poiscailles non môsieur ! On a eu du gros saumon tout frais tout gras du grand large !

— Et qui est cette sirène ? demanda mon acolyte.

— J’sais pas trop m’dame, j’sais juste qu’elle est plutôt solitaire et qu’elle à une jolie peau toute noire avec de longs ch’veux blancs.

À cette description, je vis Nolwenn se renfrogner. Après avoir remercié et donné une pièce au gamin, je la pris à part et l’interrogeai en chemin.

— Qui a-t-il ? demandai-je calmement. Vous la connaissez ? Savez-vous où la trouver ?

Pour toute réponse, elle opina du chef. Je sentais ses traits se tendre et la vit crisper ses doigts contre ses paumes.

Nous prîmes la direction du large et louâmes une barque pour quelques sous. Je ramais péniblement, haletant comme un chien, pour faire progresser notre modeste vaisseau à travers les flots agités. Au fil de la traversée sur cette mer relativement calme malgré la houle rebelle, je voyais le visage de ma cliente se décomposer, devenant aussi blanche que la mouette qui venait de se percher sur l’avant de notre embarcation. Au bout d’un temps interminable, elle me fit signe de stopper mon action. Ainsi je rangeai les rames et patientai.

— Pourquoi vous êtes-vous rendu sur la terre ferme ? demandai-je timidement afin de la détendre tout en plaquant une main sur le haut de mon crâne pour que ma satanée perruque demeure en place. C’était la dernière que j’avais en ma possession.

Nolwenn soupira puis laissa échapper un petit rire :

— Je voulais faire la surprise à mes enfants. Je commence tout juste à les sevrer et je voulais me rendre à la boulangerie du coin afin de leur acheter une miche de pain blanc ainsi que du beurre. C’était mon péché mignon quand j’étais enfant et je désirais leur faire goûter un peu de nourriture terrestre.

— Vous revenez souvent sur la terre ferme ?

— De temps à autre, surtout chez mes parents. Je n’ai pas encore eu l’opportunité d’y emmener mes enfants. Depuis la mort de Sêl, il y a trois mois, c’était la première fois que je remettais les pieds en ville. Mes enfants sont encore trop petits pour la traversée et la mer trop hasardeuse pour entreprendre un tel périple. Entre les humains, les filets de pêche et surtout les orques ! nous avons beaucoup d’ennemis potentiels qui peuvent s’abattre sur nous.

Je hochai la tête, plongé dans mes réflexions, tentant de ne pas vomir mon déjeuner. Les ondulations de la barque tanguant à la houle me donnaient des haut-le-cœur et je crachai ma bille aigre dans les flots sous l’œil écœuré de la Selkie.

Devant nous, la vaste étendue bleu outremer s’étendait à perte de vue et la vision du navire échoué se faisait plus nette, sa coque brune reflétant les rayons mordorés du soleil couchant. Alors que je m’apprêtais à questionner ma cliente, je sentis quelque chose se glisser sous la barque et la frapper sous la coque. Intrigués, nous nous penchâmes et vîmes une créature émerger des profondeurs pour venir à notre rencontre.

— Ça par exemple, des visiteurs, quelle surprise ! lança la créature dans un anglais superbe sans une once d’accent hormis un léger sifflement.

Elle s’appuya sur le rebord, nous gratifiant d’un sourire carnassier assez déstabilisant. La créature avait une voix et une silhouette féminine. Aussi élancée que la Selki, elle avait une peau noire tranchée par des taches blanches au niveau des yeux et sous le cou. Voyant que Nolwenn restait bouche bée, recroquevillée sur elle-même et se reculant à l’opposée de notre visiteuse, je pris la parole.

— Bonjour… madame ? tentai-je d’une voix mal-assurée, peu habitué à converser avec les espèces marines. Nous recherchons une sirène qui semble correspondre en tout point à votre description.

— Bonjour, je m’appelle Morfil, que puis-je pour vous ?

Cordialement, je lui expliquai l’affaire. Au fil de mon discours, je la vis dévisager Nolwenn avec des yeux brillants, la lorgnant avec avidité comme une chose délicieusement appétissante. Son regard de prédateur n’échappa pas à ma cliente qui, pour se rassurer, me pressa vigoureusement le bras, tremblant de pied en cap. À ce geste, somme toute désespéré, la sirène rit.

— N’ayez crainte Selkie, je ne vous ferai rien. Je ne touche pas aux humanoïdes et ne veux pas de problèmes avec les gens des terres. En revanche pour vos blanchons… bref. J’ai récupéré votre peau en effet. Mais ne l’ai plus en ma possession depuis quelques jours.

Sur ce, elle nous expliqua avoir effectivement récupéré la peau par un marin affamé en échange de ses services. Malheureusement, alors qu’elle se rendait sur le navire échoué afin de voler quelques trésors à bord, elle fut interrompue par un groupe de militaires venus sur les lieux pour les chasser et aider les naufragés. Dans sa hâte, craignant pour sa vie, elle laissa la peau sur place et avait fâcheusement aperçu un vieux marin avec le lendemain, regagnant la terre ferme sous escorte.

Après son explication, voyant qu’elle pourrait tirer profit de converser avec nous, elle proposa de nous en dévoiler davantage sur cet homme, à condition que nous lui fassions grâce d’un cadeau en échange de ses services. À défaut de dévorer l’un des blanchons de la selkie, un véritable amuse-bouche pour les sirènes rorquales, elle porta son dévolu sur la perruque. Médusé mais résigné, je n’objectai pas ; après tout, une perruque se rachète et le regard suppliant que m’adressait Nolwenn suffit à me désarmer. Ainsi j’ôtai ma sublime coiffe, qui m’avait coûté les yeux de la tête, et la lui donnai. Elle la prit délicatement, me remercia et me dressa un portrait fidèle et précis du marin, que j’inscrivis dans mon carnet — roux, édenté, cinquantaine, trapu, cicatrice sur la tempe — assez identifiable parmi la foule, du moins l’espérais-je.

Nous la saluâmes et rebroussâmes chemin sous le soleil couchant. Lorsque nous arrivâmes au port, le ciel, peinturluré d’un camaïeu de bleu et moucheté de nuages roses et orange, se bardait d’étoiles émergentes. Les mouettes et les goélands reprenaient place sur leurs perchoirs, le long de la falaise, tandis que les phoques nichaient sur le sable, collés les uns aux autres.

— Je pense qu’il vaudrait mieux poursuivre les recherches demain, proposai-je, il serait inutile de continuer alors que la majorité des gens ne va pas tarder à aller dormir si ce n’est pas déjà le cas. Il est déjà plus de dix-neuf heures.

Elle ne répondit rien et se contenta de hocher la tête en silence. En rentrant, pensant trouver le repas prêt et le couvert mis, je découvris au contraire une maison plongée dans le noir, sans le moindre bruit. Intrigué par ce silence mortuaire, j’appelai Bess mais celle-ci ne répondit pas. Nous nous ruâmes à l’étage et l’aperçûmes allongée dans la salle de bain, à même le carrelage, entourée par les trois blanchons qui dormaient autour d’elle. Nolwenn et moi-même échangeâmes un regard devant cette jolie vision. Puis, ne pouvant me résoudre à laisser ma domestique ici, je la réveillai. D’abord surprise, elle sursauta, le visage rubescent. Je la gratifiai d’un sourire, lui exposai le programme du lendemain puis la congédia afin qu’elle rentre chez elle et se repose.

À son départ, j’invitai la Selkie à se rendre dans la cuisine et nous préparai un repas frugal avec des restes de la veille. Je n’avais jamais cuisiné et je doutais fort que ma cliente soit plus habile en la matière. Ainsi nous mangeâmes un restant de potage au chou accompagné de morceaux de bœuf séché et de pain noir. Pendant le dîner, je l’interrogeai sur quelques faits personnels, désirant en savoir davantage sur cette jeune femme même pas adulte et qui semblait avoir déjà vécu plusieurs vies. Puis, le repas englouti, je lui proposai mon lit tandis que je dormirais dans le salon, sur ce canapé nettement moins confortable que ma literie à plumes. Enfin, je lui précisai un réveil aux aurores, pour six heures, afin de croiser d’éventuels marins à leur retour de pêche.

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