LES MONDES ERRANTS – Chapitre 39

Chapitre 39 – La disparition de Renard

Plusieurs semaines passèrent. En ces temps de printemps, plantes et fleurs exhalaient un parfum enivrant. Dans cette nature luxuriante, bon nombre d’animaux avaient le cœur léger et batifolaient à la recherche de partenaires amoureux. Chaton était intrigué par ces comportements inhabituels. Les animaux paraissaient fous. Beaucoup d’entre eux avaient des couinements, des cris ou des sifflements étranges : tantôt mélodieux, tantôt douloureux.

— Eh bien, petit ! lança Renard, le ton moqueur. Voilà ce qui va t’arriver dans quelques années. Eh eh !

Tanuki lui donna un violent coup de coude :

— Arrête un peu d’embêter Chaton, veux-tu !

— De quoi est-ce que vous parlez ? s’enquit-il, intéressé.

Tanuki fixa sévèrement Renard.

— Oh, mais de rien ! répondit le renard. Tu le sauras tôt ou tard, pour l’instant ça ne fait clairement pas partie de tes priorités ! Eh eh !

Il se tourna vers lui tout sourire. Même sceptique, Chaton n’insista pas ; après tout, il avait encore beaucoup à faire et si peu de temps pour réaliser sa mission.

Ils arrivèrent aux abords d’un temple bouddhiste perdu en pleine nature rocailleuse. Ce petit édifice comprenait un autel blanchi rehaussé de doré ainsi qu’une stèle gravée dans une langue étrange. Des drapeaux de toutes les couleurs flottaient au vent, hissés sur des poutres de bois. Chaton était ravi de croiser une architecture humaine. Avec un peu de chance, ils croiseraient peut-être quelques humains dans les environs, mais aucun d’eux n’était présent en ces lieux. Seuls quelques buffles et un jharal, un animal de la famille des caprins ressemblant à un bouquetin, se reposaient ou mangeaient tranquillement.

— Bonjour chères gens ! Les salua amicalement Renard. Pouvez-vous nous indiquer le chemin pour se rendre au village des hommes le plus proche s’il vous plaît ?

— Bien l’bonjour vous trois ! répondit d’un ton bourru l’un des buffles. Y’en a un pas bien loin d’ici. Faut suivre le cours du p’tit ruisseau qu’est là pendant quelques kilomètres et vous l’verrez d’ici une p’tite heure au max… pouvez pas l’manquer.

— Merci à vous !

— Est-ce que, par hasard, il y aurait des chiens ? s’enquit Chaton, l’échine hérissée à cette mention.

Le buffle le regarda avec étonnement.

— Des chiens ? non pas qu’je sache. Ou alors ils sont pas bien méchants ceux-là.

Sur ce, ils suivirent le cours du mince ruisseau ondulant à leur droite, celui-ci abondait de têtards et de petits poissons en tout genre. Renard, qui pêchait de nouveau, se posta sur la berge, sortit sa canne et attendit qu’une proie daigne mordre à l’hameçon, heureux de pouvoir reprendre cette activité après cette pause hivernale.

Pendant ce temps-là, Tanuki et Chaton, s’adonnaient à la cueillette et récoltaient de grosses baies qui poussaient sur les buissons alentours. Elles étaient exquises, juteuses et très sucrées. Tanuki les conditionnait dans ses bocaux en les mixant dans sa gueule et en rajoutant quelques feuilles pour créer des recettes médicinales.

Le trio parvint aux frontières de la forêt, non loin d’une clairière où le village des hommes se dessinait au loin. Soudain, des cris se firent entendre. Tanuki, Renard et Chaton se cachèrent derrière un tronc d’arbre. Un groupe de cinq enfants humains se disputaient aux abords d’une rivière. Ils ne comprirent pas ce qu’ils disaient, leur langue étant inintelligible. Mais ils se rendirent compte que les enfants étaient à quatre contre un. Les quatre acolytes maltraitaient le plus jeune. Celui-ci était malingre, sale et portait des haillons en guise d’habits. Ils lui donnèrent plusieurs coups de poings et de pieds. Puis ils prirent l’objet qu’il tenait entre les mains et le jetèrent à la rivière avant de détaler en hâte pour rejoindre le village. Le petit garçon resta à terre, prostré et gémissant de douleur, puis il s’accroupit et contempla le cours d’eau avec tristesse.

Chaton quitta la forêt et s’avança vers lui dans l’espoir de pouvoir lui venir en aide. Renard voulut le tirer par la queue pour éviter qu’il n’y aille mais Tanuki l’en empêcha. Elle trouvait cette occasion idéale pour amadouer les humains et parvenir à se faire accepter parmi eux.

Chaton se dirigeait vers le garçon qui scruta le minuscule chat roux venant à sa rencontre en ronronnant. Il essuya une larme, caressa l’animal puis observa de nouveau la rivière en soupirant. D’instinct, Chaton plongea dans l’eau froide. Se remémorant ses séances de natation auprès des loutres, il battait des pattes l’une après l’autre, s’enfonçant jusqu’à toucher le fond parsemé de cailloux, d’algues et de plantes aquatiques. Un objet doré et brillant attira son attention. Chaton le prit dans sa gueule et remonta.

Tandis qu’il tentait de regagner la surface, une étrange créature lui effleura la patte. Le félin, surpris, regarda autour de lui et vit un immense poisson aux écailles rouges. Il reconnut un magnifique carassin doré, si gros qu’il aurait pu avaler le chaton d’une seule bouchée.

Après quelques secondes, il émergea de la surface, respira une énorme bouffée d’air frais et regagna la rive. Le garçon l’aida à le remonter sur terre, Chaton, trempé jusqu’aux os, s’ébroua et recracha l’objet qu’il avait dans la gueule. Une pièce de bronze ricocha sur les cailloux. Le garçon, les yeux pétillants, la prit et la rangea délicatement dans la poche de sa guenille. Tout heureux, il serra si fort le chaton dans ses bras qu’il faillit l’étouffer. Il le reposa, marmonna quelques mots dans sa langue et partit au village. Une fois le bipède éloigné, Tanuki et Renard sortirent de leur cachette et retrouvèrent leur ami.

— Eh bien, quelle prouesse, mon petit ! s’exclama Renard. Tu m’as fait une belle frayeur ! Une chance que Tanuki m’ait retenu, sinon j’aurais accouru à ton secours et plongé pour te sauver !

— Mais quel menteur ! objecta la tanuki. Tu es resté immobile et impassible et tu m’as dit qu’il savait nager !

Elle lui donna un bon coup de patte sur le crâne :

— Et tu ne sais même pas nager ! rajouta-t-elle ébaubie.

Renard fit la moue.

— Au fait, Renard ! lança Chaton tout excité. Sous l’eau, j’ai vu un splendide carassin doré. Il était énorme !

Renard resta coi et ses yeux pétillèrent. Il ôta son sac en hâte et ressortit sa canne. Il alla se poster sur la berge, lança l’hameçon à l’eau et s’installa confortablement. Chaton et Tanuki rirent, ils n’avaient pas l’habitude de voir Renard aussi impatient. Pour un procrastinateur né, ce n’était pas chose commune.

Après un court instant, le bout de la canne s’enfonça. Renard appela ses amis, tout excité d’avoir capturé une proie. Il espérait de tout cœur qu’il s’agisse dudit poisson. Il tira et ferra avec dynamisme, le carassin sauta et s’envola majestueusement dans les airs avant de retomber dans l’eau. L’animal avait une force incroyable tant et si bien que dans son plongeon, il emporta le canidé avec lui dans la rivière. Tanuki et Chaton ne surent réagir à temps, trop ébahis par la rapidité de l’action. Renard, qui ne savait absolument pas nager, lâcha la canne et se retrouva emporté par les flots. Il était paniqué et ne savait que faire. Chaton et Tanuki le suivaient, galopant le long de la rive.

Les courants devenaient de plus en plus forts, Renard commençait à distancer ses deux amis. Chaton accéléra et parvint à rester à une distance raisonnable, ne voulant pas perdre son ami de vue. Tanuki, à la traîne, courait aussi rapidement qu’elle pouvait. Malheureusement, ses courtes pattes peinaient à soulever son poids à une si grande vitesse. Elle ne parvint pas à se transformer en un quelconque animal : trop fatiguée et perturbée pour cela.

La rivière s’élargit et se jeta dans le fleuve Koshi où de gros rochers apparurent en son lit. Un grondement sourd et incessant résonnait au loin et semblait se rapprocher. Renard, toujours emporté par les flots, tentait de garder son calme et de prendre quelques bouffées d’air frais. Chaton, qui parvenait à garder sa cadence, s’égosillait pour l’avertir du danger imminent. En effet, le fleuve continuait son cours près de trois cents mètres plus bas. La cascade se rapprochait. Renard, exténué, lâcha prise. Il prit une profonde inspiration et s’enfonça sous les flots.

— Non ! s’époumona Chaton qui venait d’arriver au bout de la falaise.

Il grimpa sur un des rochers postés au-dessus de l’eau puis scruta avec ardeur le fleuve et la cascade, espérant voir son ami et l’attraper au vol. Mais le temps passa et il ne vit pas le canidé reparaître à la surface. Abattu, il retourna sur la rive et contempla le paysage qui se déployait en contrebas. C’était une jungle fécondes aux couleurs atrocement sombres et austères : le Teraï.

Tanuki arriva enfin : épuisée et affligée, la patte avant tordue. Elle s’effondra au sol, hors d’haleine. Chaton se lova contre elle. Et tous deux demeurèrent ainsi, reprenant progressivement leur respiration. Chaton avait les poumons en feu, ses membres le démangeaient sévèrement. Dans sa hâte il avait esquinté ses pattes et ses coussinets sur les rochers tranchants de la berge et les tapis de ronces qui s’y trouvaient.

Après avoir repris un peu de force, Tanuki sortit du sac des bandages et la mixture médicale qu’elle avait confectionnée quelques heures auparavant. Elle commença à soigner les multiples plaies de Chaton, tout en essayant de préserver sa patte déboîtée.

— Tu n’as pas trop mal ? s’enquit Chaton.

Tanuki examina sa propre patte ; elle était toute gonflée.

— Ça devrait aller ! murmura-t-elle. La douleur devrait s’estomper dans quelques heures. Par contre, je crains de ne pouvoir avancer de bon train.

Elle soupira et contempla en silence le paysage en aval, noyé sous la teinte pourpre du crépuscule.

— Tu crois qu’il est encore vivant ? demanda Chaton avec tristesse.

— Oh, mais bien sûr mon chéri ! répondit-elle avec douceur. Il en faut plus que ça pour venir à bout de notre bon vieux Renard ! C’est un esprit, rappelle-toi !

— Oui, mais un esprit mortel. Demain, nous descendrons dans la jungle et nous irons le récupérer quoi qu’il en coûte !

En guise de réponse, Tanuki l’embrassa sur le front. Elle se roula en boule et s’endormit aussitôt.

Le soleil déclinait, plongeant le ciel dans un magnifique dégradé bleu violet surplombant la jungle interminable qui s’étendait en aval. Ils allaient devoir s’aventurer dans le Teraï pour sauver leur ami. Cette jungle mystérieuse et hostile, dont beaucoup d’animaux n’en reviennent jamais.

Quand l’aube radieuse rayonna. Chaton bailla, s’étira de tout son long et réveilla son amie qui dormait comme un loir. Ils prirent quelques baies en guise de déjeuner et se mirent en route. Le félin avait atrocement mal aux pattes. Tanuki, qui avait retrouvé une partie de ses forces, tenta tant bien que mal de se métamorphoser en un animal qui serait capable de descendre la falaise, tout en portant le jeune chat sur son dos.

— Tu n’as qu’à te changer en oiseau comme tu l’as fait avec l’empereur, proposa Chaton.

— Je voudrais bien, malheureusement la patte qui me servira d’aile ne pourra supporter le vol. Je ne pense pas être capable de descendre autant de dénivelés sous cette forme. Et c’est beaucoup trop dangereux pour essayer.

— Dans ce cas, pourquoi ne te changerais-tu pas en un animal plus petit que moi, comme un rat ou une souris, je pourrais te porter sur mon dos et descendre la falaise. Comme ça, tu ne souffriras pas et tu pourras laisser ta patte se soigner correctement.

— Et tu voudrais laisser nos sacs ici ? Partir sans rien ?

— Oui ! Après tout, ils ne contiennent plus grand-chose, la laine et les vivres ont été entièrement épuisés, les aiguilles à tricoter ne serviront plus à rien et le shamisen est beaucoup trop encombrant. La couverture ne sera pas plus utile en bas, la jungle est relativement épargnée par les vents et je pense que l’on pourra trouver des alliés pour nous héberger le temps d’une nuit.

— Et la nourriture sera foisonnante en bas, donc on peut se débarrasser de la vaisselle et des bocaux, rajouta Tanuki songeuse, tu as raison mon Chaton !

Sur ce, elle se mit en position assise, ferma les yeux et se concentra. Enfin, elle fit une roulade avant et se transforma en pika. L’animal avait le pelage long, couleur crème.

Une jolie petite bouille à croquer ! pensa Chaton, qui dut se maîtriser pour ne pas la chasser : elle avait l’air tellement appétissante, si réaliste. Tanuki aurait fait une proie idéale.

— Comment me trouves-tu ? s’enquit-elle d’une petite voix flûtée.

Chaton modéra ses ardeurs. Il savait que c’était son amie, là, juste devant lui. Mais l’instinct de chasse était si puissant qu’il faisait de lourds efforts pour ne pas se jeter sur elle et la dévorer.

— Tu es parfaite ! finit-il par dire.

Tanuki prit une des aiguilles à tricoter de Renard, monta sur le dos de chaton et se positionna entre ses omoplates.

— Cela fera une bonne épée, dit-elle en examinant l’aiguille qui se trouvait presque aussi grande qu’elle.

Puis elle ajouta :

— Tu es vraiment très confortable Chaton !

Le petit félin entama la longue descente, son amie sur le dos. Il dévalait cette falaise abrupte avec attention et lenteur. La cascade rendait le sol humide et glissant par endroits, un seul faux pas et ils termineraient happés par le précipice. Il avançait ainsi, s’enfonçant progressivement dans cette jungle obscure.

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