LES MONDES ERRANTS – Chapitre 9

Chapitre 9 – L’Aigle rouge 2/5

Arrivé chez lui après dix minutes de traversée qui lui sembla interminable tant ses muscles endoloris par la bataille qu’il avait essuyée le faisaient souffrir, il gravit péniblement les trois marches bringuebalantes du perron et entra en son logis.

À peine eut-il mis un pied qu’une odeur de soupe au chou assaillit ses narines. La mixture était en train de cuire dans une marmite en fonte posée sur le foyer de l’unique pièce du rez-de-chaussée. Une grimace de dégoût se peignit sur le visage du garçon, écœuré d’avoir encore à engloutir dans son estomac ce liquide verdâtre dans lequel des morceaux de choses non identifiées flottaient.

Il s’installa à cette table poussiéreuse et patienta que sa mère descende ; celle-ci était en pleine action à l’étage au vu du vacarme que provoquaient les grincements du lit à barreau contre le parquet conjugué aux claquements de peau ainsi qu’aux râles successifs d’un homme en plein rut. Puis, un dernier cri eut le don d’achever ce ballet coutumier, plongeant la maisonnée dans un silence mortuaire où seul le crépitement du feu était perceptible.

Juan pouvait désormais entendre le capharnaüm de la rue où les voisins, avinés, colériques ou harassés, parlaient fortement sous des flots injurieux. Des bruits de pas se firent entendre dans l’escalier et un homme déboula dans la pièce. Le garçon reconnut ce bon vieux monsieur P., un client régulier qui avait la fâcheuse manie de se comporter de manière paternaliste envers lui.

— Bonsoir Juan, dit-il d’une voix rauque en reboutonnant son bas et en recoiffant sa perruque miteuse, ça fait longtemps que t’es là ?

Monsieur P. était âgé d’une soixantaine d’années mais en faisait bien dix de plus au vu de ses innombrables rides, son teint grisé par l’alcool et le tabac ainsi que par ses habits en guenilles qui paraissaient avoir traversé les siècles tant ils étaient troués et tachés.

— Ta mère a eu du retard ce soir, y’a eu du monde avec ces nouveaux arrivants. La pauvre femme risque de tarder au lit.

Juan ne répondit rien et se contenta de grogner lorsque l’homme passa une main poisseuse dans ses cheveux crépus pour les ébouriffer.

— Qu’est-ce que t’as fait pour être dans un tel état, dis-moi ? Tu t’es bastonné ou tu t’es encore fait rosser par la milice ?

— J’ai rien fait de mal m’sieur ! maugréa l’enfant en le dardant d’un œil mauvais.

— T’es un bon gars, assura l’homme d’un ton qui se voulait solennel, fais pas de bêtises, d’accord ? Faudrait pas qu’tu finisses comme ton père ou ta mère en crèverait de chagrin.

Sur ce, il le salua et passa la porte. Dès qu’il fut éclipsé, Juan soupira et claqua son front contre la surface rugueuse de la table. Plus le temps passait, plus il prévoyait de quitter cette vie qu’il n’appréciait guère ; un avorton mulâtre, fils d’un poivrot mort lors d’une rixe pour une broutille et d’une ancienne marchande obligée de retrousser ses jupons une fois devenue veuve afin de subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de son fils. Ainsi, elle délestait les bourses de ses clients, tant de semence que de pièces. Tout ceci pour gagner de quoi manger une maigre pitance à la fin de la journée et d’avoir un toit sous lequel dormir.

Trouvant sa mère trop longue à arriver, le garçon pesta et se redressa pour regagner sa chambre. À l’étage, l’odeur de musc et de parfum floral bon marché se disséminait dans l’atmosphère étouffante de ce lieu de débauche qui manquait de s’effondrer à chaque instant : c’était un miracle qu’aucun ébat un tantinet brutal n’eut le dont de faire s’écrouler ce parquet grinçant, rongé par l’humidité et la vermine.

Dans le couloir, il vit la porte de sa mère ouverte en grand ; celle-ci gisait cul nu, affalée de tout son long sur les draps et dormait profondément. À sa vue Juan fit la moue ; il ne mangerait pas de si tôt ce soir et il avait l’interdiction formelle de toucher au repas en l’absence de sa génitrice depuis qu’il s’était brûlé la main, lui laissant une grosse cicatrice jusqu’au poignet.

Ruminant son infortune, il entra dans sa petite pièce aux allures de débarras avec pour seul mobilier un matelas et une minuscule malle en bois pour y ranger les quelques rares affaires qu’il possédait.

Le ventre criant famine, il défit ses chausses et s’allongea. Les yeux mi-clos, il tenta de s’endormir sous le tumulte de la ville encore en pleine effervescence malgré l’obscurité qui commençait à s’étaler sur l’île pour la plonger dans un camaïeu de bleu sourd où les silhouettes blafardes des mouettes mouchetaient le ciel voilé d’obscurs nuages.

Il fut extirpé de ses songes par les cris déchirants de chats en pleine partie de chasse nocturne. Intrigué d’entendre les félins s’acharner hystériquement depuis une dizaine de minutes, Juan se leva et ouvrit sa fenêtre en grand pour s’enquérir de l’événement qui avait lieu non loin de là. En plissant les yeux, il distingua trois félins qui grattaient et se propulsaient tels des boulets de canon contre les cagettes de bois de la boutique annexe.

Agacé par leur vacarme, il effectua plusieurs tentatives pour les faire fuir. Sifflements, claquements de mains, grondements ; toutes se clôturèrent par un échec. Écumant de rage, il serra les poings et descendit en hâte. Arrivé à leur portée, il attrapa le plus gros par le col et le balança avec panache contre la façade. L’animal miaula de douleur et s’enfuit cahin-caha, suivi par ses deux acolytes, effrayés à l’idée de subir le même sort que leur meneur.

Dès qu’ils furent suffisamment loin, Juan se baissa et, ventre à terre, tenta de repérer l’origine de ce comportement étrange. Hélas, il ne vit rien dans cette obscurité. Néanmoins, au vu de la taille de la cachette, il devait s’agir probablement d’un rat ou d’un oiseau de carrure modeste.

Ce fut troublé qu’il regagna son logis où sa mère, désormais réveillée, était en train de servir le dîner.

— Comment vas-tu mon Juanito ? demanda-t-elle d’une voix enrouée. Ce sont les matous qui t’ont réveillé ? Tu leur as fiché une raclée j’espère ! La prochaine fois prends des cailloux et lapide-les d’en haut, ça t’évitera de descendre dans la rue au risque de te faire harceler ou attaquer. Les nuits ne sont pas sûres ici, tu le sais bien !

Elle s’approcha et lui accorda un baiser sur la joue. Son haleine de semence rance fraîchement avalée décrocha un haut-le-cœur au garçon. Puis elle déposa son bol rempli de soupe accompagné d’un quignon de pain noir devant lui et s’installa à ses côtés.

— Tu es bien amoché, nota-t-elle en le scrutant de ses yeux vitreux maquillés de noir.

— C’est rien m’man ! On a juste chahuté un peu avec Gustave, ronchonna-t-il, il est devenu stupide depuis que sa mère couche avec le gouverneur.

La mère sourit, étirant ses lèvres peintes d’un rouge à lèvres carmin qui illuminait sa face fardée grêlée de boutons, masquée en partie par les rouleaux effilochés de sa perruque brune.

— Il l’a toujours été mon fils ! Je suis rassurée que tu t’en rendes enfin compte.

Il émietta son morceau et avala le contenu de son bol. Puis il passa une main sur sa bouche pour l’essuyer.

— Il est pas méchant quand même, marmonna-t-il, c’est juste un gordo cabron ! Avec sa tête de poney.

La femme eut un rire franc, dévoilant deux rangées de dents grises dont plusieurs manquaient à l’appel. Elle se leva et débarrassa le couvert alors que son fils, de nouveau assailli par la fatigue, rejoignait le chemin de sa chambre, emportant une autre tranche de pain avec lui pour la manger plus tard.

Comme trois heures auparavant, l’enfant s’effondra sur son matelas, soupirant d’aise de pouvoir enfin attaquer dignement sa nuit. Les yeux clos, il commença à ronfler, sous l’œil luisant de quelqu’un qui l’observait du haut de la fenêtre laissée grande ouverte.

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