LES MONDES ERRANTS Chapitre 1

Chapitre 1 – The Fisherman’s widow 1/4

La météo était bien orageuse ce matin, « comme toujours » répondrait mon vieil ami Albert, occupé à servir les chopes de bière derrière son comptoir. Assis à ma table habituelle, une cigarette à la main, je feuilletais sans réel entrain la gazette du jour. En ce vendredi 22 février 1754, le gros titre relatait de l’échouage d’un baleinier, le Seadragon, ayant eu lieu l’avant-veille à seulement quelques encablures de là. En plissant les yeux, le regard tourné vers l’Est, il était possible d’y apercevoir le navire au loin depuis la haute falaise, celle proche du vieux phare. Si tant est que la brume capricieuse ne soit pas présente pour envahir l’espace de ses étouffantes vapeurs grisâtres.

Selon une rumeur, ce serait les sirènes qui, lasses de voir leur territoire éternellement emprunté par ces mastodontes des mers et retrouver à leur bord leurs amies les baleines éventrées, attaquaient par bancs une fois la nuit tombée, n’épargnant aucun matelot. Leur soif de vengeance les rendait étrangement agressives, voire dangereuses. Elles qui, lorsque vous n’êtes que simple pêcheur d’infortune, travaillant quotidiennement pour gagner votre pitance, vous aidaient amicalement à attraper quelques poissons pour vous nourrir ainsi que votre famille. En échange de quoi vous leur donneriez quelque chose issue de la surface : souvent une babiole ou bien un bout de tissu, même un mouchoir ou une cuillère faisait l’affaire.

Quand j’eus fini de lire les articles qui m’intéressaient, scotomisant la section jeux ainsi que les articles de publicités pour des rasoirs haut de gamme ou autres produits visant à maigrir, je jetai une œillade sur le carré des faits divers. Une fâcheuse habitude que j’avais conservée de mon ancien métier. Puis je posai le journal sur un coin de ma table et m’affalai sur ma chaise, laissant mon ventre proéminent se tendre, manquant de faire sauter les boutons de mon veston ou de craquer les jointures de ma chemise.

Je pris ma bière en main et tapotai nonchalamment sur ma bedaine. Dieu que j’avais pris du poids ces trois dernières années, la retraite me rendait fainéant et m’amollissait. Je passais mes journées dans ce troquet, le Fisherman’s widow, plutôt réputé dans la région. Assis dans un coin de la salle, proche du feu et juste devant une petite fenêtre donnant vue sur la rade, je laissais défiler les heures. Je tentais de garder un rythme régulier pour mes repas, bien qu’un petit verre de vin était toujours le bienvenu à n’importe quelle heure de la journée.

Ainsi je devenais gros et gras, ne sortant de ma cabane que pour me prélasser au soleil et me rendre sur la plage. J’y allais chaque soir entre cinq et six heures, juste avant le dîner. Mais également chaque matin aux premiers rayons du soleil levant. Je prenais plaisir à écouter le chant des mouettes et des goélands accompagnés des cris langoureux des phoques. Ou encore du roulement de la houle et des éclats des vagues se percutant avec panache contre la roche poreuse de la falaise. Généralement, le vent frais venu de la mer était au rendez-vous, emportant avec lui un air chargé d’embruns et déposant sur mes lèvres quelques dépôts d’eau iodée.

Perdu dans mes réflexions, le regard tourné vers l’horizon, je n’entendis pas immédiatement la voix de mon ami.

— Désirez-vous prendre le déjeuner Daniel ? me demanda Albert de sa grosse voix caverneuse.

— Que servez-vous ce midi ? m’enquis-je avec intérêt.

— Au choix Haggis ou filet d’aiglefin accompagné de pomme de terre vapeur et de petits pois.

J’eus un petit rire et portai mon choix sur le poisson. Pourquoi m’entêtai-je toujours à lui poser cette question alors qu’ici les plats étaient toujours les mêmes. Bien que très bonne, la cuisine écossaise n’était pas la meilleure, ou du moins la plus variée. Certes, Albert était bon cuisinier, mais ses plats manquaient de panache… et de sel.

Alors que je dégustais mon plat, la pluie se mit à tomber. D’abord de manière éparse, le faible crachin se transforma rapidement en une impressionnante tempête. Le fracas assourdissant du tonnerre résonnait au loin, semblant se rapprocher à vive allure et faisant trembler les édifices. Le vent se levait et je pus aisément distinguer le déchaînement de la houle derrière ce rideau de gouttes qui venaient se placarder avec panache contre la vitre. C’était la quatrième fois ce mois-ci que ce phénomène avait lieu.

C’est décidé, aujourd’hui, je ne mettrai pas un pied dehors. J’attendrai juste une accalmie pour rentrer à mon logis, situé à une dizaine d’habitations d’ici.

Une fois mon repas terminé, je fis une pause et commandai une dernière pinte de bière ; rien n’était plus miraculeux comme remède pour une digestion digne de ce nom. Je laissais volontiers la tisane aux bonnes femmes et le café aux plus jeunes. Quant au thé, j’évitais soigneusement cette boisson qui ne me rappelait que trop bien Londres où j’avais exercé pendant près de quarante ans en tant que détective au service de Sa Majesté.

Cette boisson me fut servie à chacun de mes déplacements, soit une dizaine de fois par jour au point que ma vessie était pleine en permanence et que je devais m’éclipser un nombre incalculable de fois dans la journée pour venir me soulager. Cela me valut des surnoms peu flatteurs, mais étant jadis un dandy de ses dames et doté d’une bonne fortune ainsi qu’une renommée solide, les moqueries portées à mon encontre ne faisaient qu’accroître ma notoriété. J’étais excellemment doué dans mon domaine, sauf fausse modestie de ma part, et faisais régulièrement la une des journaux.

Il faut dire que j’avais rendu de fiers services au roi ! Combien d’humains, de créatures et d’animaux avais-je sauvés, aidés, arrêtés ? Un bon millier si l’on faisait le compte. Comme bon nombre de mes confrères, j’avais connu des jours de gloire et des jours sans, des enquêtes aisément résolubles et d’autres se révélant de réels casse-tête. Mais au moins avais-je toujours pu les mener à bien et ne laisser aucune enquête en suspens. Pas l’ombre d’un abandon n’était mentionnée sur mon curriculum vitae.

La pluie cessa légèrement. Prestement j’enfilai mon long manteau d’hiver et enroulai mon épaisse écharpe en laine autour du cou. Après avoir payé et salué mon bon ami, je m’extirpai de mon antre pour rejoindre ma grotte. D’un pas hâtif, je marchai dans ces ruelles pavées aux caniveaux défoncés. La voie était glissante et parsemée d’ordures, certainement transportées par les bourrasques. Pas un chat dehors, seule une poignée de travailleurs osait affronter la tempête ; de vrais écossais purs souches, des gaillards forts et braves semblables à des chevaux de trait.

Dans le petit village où je m’étais établi, Brandesburgh, à la pointe Nord de l’Écosse, seules vivaient des familles de marins ne connaissant pas grand-chose à la vie autre que leur domaine de compétence. Hélas point de manières ni de raffinement ici.

La vie était rude, surtout l’hiver. Il n’était pas rare de voir les enfants mourir d’une pneumonie ou de savoir des marins emportés par les flots après le naufrage de leur embarcation. Et les mères, des femmes toutes aussi braves que leurs maris, tenaient leur logis et éduquaient leurs enfants d’une poigne de fer — quand celles-ci ne mourraient pas en couche — un incident fort habituel dans le coin.

Malgré cela, mon existence en ce lieu reculé du monde était la meilleure chose que je puisse rêver. Personne ne me connaissait, sauf ce bon vieux Abe. Ainsi je savourais les délices d’une retraite paisible bien que laborieuse et dépourvue de confort ; le prix à payer pour la tranquillité.

Arrivé devant ma porte d’entrée, je m’emparai de mes clés et les glissai dans la serrure. Puis, essoufflé par mon long périple de deux cents mètres, j’entrai précipitamment et allai m’asseoir sur mon fauteuil, sans prendre la peine d’ôter mes chaussures trempées. Je soufflais comme un veau et transpirais comme un porc. La sueur dégoulinait de ma perruque à rouleaux que j’ôtai afin de ne pas la salir, laissant mon crâne partiellement chauve à l’air libre. Méticuleusement, je la plaçai sur ma table et fis tinter la cloche qui se trouvait à proximité.

Bess accourut, frottant ses mains pleines de poussière sur son tablier grisâtre, jadis d’un blanc immaculé, et troué à de multiples endroits. Arrivée dans le salon, elle me regarda d’un œil interloqué, surprise de me voir chez moi à cette heure.

— Que puis-je pour vous monsieur Darcy ? demanda-t-elle avec son accent à couper au couteau, posant sur moi un regard inquiet. Êtes-vous malade monsieur ?

J’eus une quinte de toux, manquant de cracher une glaire, et me raclai la gorge.

— Oh, non, ne vous en faites pas mon petit, soufflai-je, auriez-vous l’amabilité de mettre de l’eau à chauffer je vous prie. Je suis frigorifié et ai besoin de me réchauffer. Il fait un froid de canard à l’extérieur. Et quand vous aurez fini, veuillez mettre des braises dans la bassinoire pour réchauffer mon lit.

Elle ne bougea pas et m’observait encore. Je la voyais mordre ses lèvres, comme si elle se retenait de me dire quelque chose.

— Qu’y a-t-il ma Betsy ?

— Vous ne souhaitez pas que je vous fasse un thé en attendant que la marmite chauffe ?

— Oh non ! maugréai-je. Certes non ! Ôtez-vous donc cette idée de votre crâne voulez-vous !

Elle s’inclina légèrement et tourna les talons pour s’activer à sa tâche. Je l’entendis monter les escaliers, faisant un vacarme épouvantable. Décidément, elle n’était pas discrète ma petite employée, avec sa démarche pataude et ses manières aussi rustres que celles d’un homme ; une vraie fille de marin habituée à s’occuper de son logis et de la marmaille. La jeunette n’était pas un laideron, avec son visage joufflu, ses cheveux blonds attachés en tresse et ses yeux bleus qui, malgré l’éclat terni, trahissaient une bienveillance certaine. Elle offrait au vieux chien de soixante ans que j’étais ce petit vent de fraîcheur et d’énergie du haut de ses quinze ans. En revanche, elle faisait preuve de négligence, combien de fois l’avais-je forcé de raccommoder ses vêtements qu’elle trouait en permanence. Ah ça ! elle savait coudre maintenant la mignonne ! Plus tard, lorsqu’elle en aura assez de travailler au service du vieux grincheux que je suis, elle saura trouver la fortune en tant que couturière.

— Par contre, je veux bien une serviette ! criai-je pour qu’elle m’entende.

— Tout de suite monsieur ! hurlait-elle depuis l’étage.

J’entendis le grincement de l’armoire et l’entendis galoper, manquant dans son élan de trébucher sur le tapis de l’entrée, et la vis courir à mon encontre, une pile de serviettes propres entre les bras.

— Tenez monsieur, me dit-elle en déversant sur moi l’intégralité de son paquetage, remontant aussitôt à l’étage sans que j’eusse le temps de la remercier.


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