NORDEN – Chapitre 107

Chapitre 107 – Sombre vérité

Assis à son bureau, plongé dans ses documents, Théodore griffonnait sur son papier les notes à rédiger pour son supérieur. La pièce était calme, sombre, nimbée par les faibles halos de lumière qui s’immisçaient à travers les persiennes. Le grattement de la pointe du stylographe sur le papier était le seul bruit réellement perceptible, conjugué au tintement régulier de l’horloge dont les aiguilles indiquaient quinze heures cinquante, soit dix minutes avant la délivrance. Harassé, il soupira et déposa son stylo, s’étirant en gémissant. Alors qu’il s’apprêtait à ranger ses affaires, quelqu’un entra à son office.

— Monsieur von Eyre, annonça l’un de ses collègues d’un ton amical, dites-moi, avez-vous quelque chose de prévu ce soir ?

Surpris, le brunet demeura pensif un instant. Il n’avait pas spécialement à faire mais il avait pris l’habitude de rendre visite à Blanche le jeudi soir.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il avant de lui donner une réponse précise, espérant secrètement qu’il ne s’agisse pas d’un surplus de travail à rendre.

L’homme, un quadragénaire issu de bonne famille, sourit et sortit de sa poche deux tickets qu’il lui tendit. Le marquis les prit et les examina. Il s’agissait de billets pour la représentation d’une opérette baptisée le Chant du Rossignol qui se jouait à l’opéra. La réservation avait été faite pour ce soir vingt heures et la représentation durait deux heures.

— Je devais y aller avec ma femme, précisa son collègue, malheureusement elle est malade depuis trois jours et je doute qu’elle soit en forme pour y assister ce soir. Les billets sont non remboursables, mais si vous les voulez je vous les donne. Je préfère cela plutôt qu’ils soient perdus. Ils ne sont pas nominatifs.

— C’est très gentil à vous Richard, répondit Théodore, je veux bien vous les prendre. Je pense que ma belle-sœur serait enjouée à l’idée d’y aller. Et ça fait des lustres que je n’ai pas mis les pieds dans une salle de spectacle.

— À la bonne heure, vous m’en voyez ravi ! Vous verrez, j’ai pris une réservation en loge. Normalement vous avez le droit à une bouteille ainsi qu’à des petits-fours à picorer.

— Je vous dois combien ? demanda-t-il en écarquillant les yeux face au prix déboursé par son collègue. Vous ne pouvez pas me faire don de ces places au vu de leur prix !

Son interlocuteur ricana et ajouta cyniquement :

— Je me doutais qu’en vous les proposant vous vous y rendriez avec mademoiselle von Hauzen. Certes je vous les donne de bonne grâce mais pour être franc, c’est davantage pour elle plutôt que pour vous. J’ai appris que son état de santé n’était pas des plus vigoureux et je vous croise régulièrement ensemble en ville pour savoir que vous n’hésiterez pas à l’emmener là-bas avec vous.

— Je ne sais pas vraiment comment je dois le prendre, mais merci quand même ! dit-il en triturant les billets tout en lui adressant un sourire proche de la grimace.

Dès que son collègue eut quitté son bureau, il se leva et, après avoir enfilé sa veste, sortit de son office. Dans la rue, il s’étonna de faire marcher sa monture d’un pas plus alangui que d’ordinaire. Il se sentait à la fois nerveux et cotonneux, ne sachant trop comment lui annoncer. Certes, il trouvait cette hésitation ridicule ; en quoi devait-il rougir de proposer à sa belle-sœur pareille invitation ? Avait-il peur de la mettre mal à l’aise ? Après tout, il s’agissait seulement d’une sortie à l’opéra afin d’assister à un spectacle de belle qualité, gratuitement qui plus est.

Malheureusement, il savait que l’origine de son propre embarras venait du fait qu’il désirait depuis des semaines lui proposer un dîner galant sans avoir le courage de l’inviter. Peut-être que cette invitation inopinée résoudrait ce problème ?

En arrivant à la Marina, il trouva la duchesse assise sur la banquette du salon, lisant un livre. En le voyant, elle posa l’ouvrage et lui sourit. Il s’avança et, comme il pouvait le faire présentement, déposa un baiser sur sa joue pour la saluer. Le cœur battant et les mains tremblantes, il sortit les billets de la poche de son veston et lui proposa le rendez-vous.

Avant qu’elle ne réponde, il prit soin de détailler l’origine de ces tickets pour se dédouaner en cas de refus. À la fin de l’explication, un silence s’installa. Anxieux, Théodore jeta un regard à son interlocutrice qui le scrutait de ses yeux vairons sans trahir la moindre émotion. Il déglutit et ajouta d’une voix hésitante :

— Si jamais tu ne veux pas… Surtout tu n’es pas obligée d’accepter tu sais… Je peux les donner à quelqu’un d’autre.

— Tu as envie d’y aller toi ? demanda-t-elle calmement.

Surpris par sa question, il passa une main dans ses cheveux et se gratta le crâne.

— Je n’ai jamais vraiment été à l’opéra, avoua-t-il, deux ou trois fois tout au plus, et avec mon père. J’avais bien aimé mais je ne connais pas du tout ce spectacle.

— J’y allais plus jeune, répondit-elle pensive, je n’aimais pas spécialement cela pour ma part, mais père nous disait que c’était important pour la culture générale et que ça aidait les artistes qui n’étaient pas des mieux rémunérés. Il disait que même si on jugeait ça futile, les arts étaient importants dans la société et que le jour où ce domaine serait censuré, cela voudrait dire que notre civilisation est vouée à la décadence. J’étais sceptique face à cette justification, mais je me rends compte qu’il avait raison. Alors oui, ça me ferait plaisir d’y aller. Donc si toi ça te convient je veux bien m’y rendre en ta compagnie.

Théodore sentit le sang lui monter aux joues. Jouissant intérieurement d’un sentiment de plénitude, il lui adressa un sourire béat et s’empressa d’ajouter sans réfléchir :

— Ça te tenterait de manger au Café du Triomphe avant la représentation ?

Conscient de ce qu’il venait d’annoncer, son visage s’empourpra davantage et son cœur manqua un battement. Il gisait immobile, la regardant avec des yeux écarquillés.

— Avec plaisir, murmura-t-elle après un rire étouffé.

À cette réponse, il grimaça et retira ses lunettes, faisant mine de les essuyer pour porter son attention ailleurs.

— Très bien, conclut-il, je vais rentrer chez moi me préparer dans ce cas. Je pars te chercher pour dix-huit heures trente. Ça te laisse le temps de t’apprêter.

***

Il était exactement dix-huit heures trente lorsque Théodore toqua à la porte de la Marina. Pour l’occasion, il avait revêtu un costume anthracite cintré à la taille qu’il avait enfilé par-dessus un plastron rouge bordeaux. Et pour augmenter son élégance, il avait noué un nœud noir autour du col de sa chemise nivéenne. En guise de lunettes, il portait sa seconde paire, celle en écaille de tortue et aux bords légèrement arrondis qu’il ne sortait que pour les rares occasions. La porte s’ouvrit.

À la vision de sa cavalière, le marquis se figea et, subjugué par son apparence, l’étudia d’un œil brillant d’admiration. La coiffe de la demoiselle était soignée, ses cheveux ondulés laissés détachés étaient parcourus de tresses sur le haut de son crâne. Elle portait en guise de bijou une paire de petites boucles d’oreille argentées dans lesquelles un saphir était incrusté. Une robe noréenne mauve épousait sa silhouette élancée, s’arrêtant juste au-dessus des genoux et dévoilant le bas de ses jambes. C’était la première fois qu’il avait l’honneur de percevoir cette partie de son corps si jalousement gardée dont les souliers à talons hauts accentuaient la finesse.

Ne pouvant contrôler son émoi, Théodore la gratifia de multiples compliments que sa langue débitait avec spontanéité. Celle-ci lui adressa un regard troublant et esquissa un sourire en coin tandis qu’elle enfilait son manteau. Galamment, il tendit son bras et l’escorta jusqu’au fiacre. Dans le véhicule, assis côte à côte, aucun ne parla ni ne s’accorda un regard. Théodore mit ce temps de battement à profit pour retrouver ses esprits et tenter de rester maître de lui-même. La tâche était bien plus ardue qu’escomptée car le parfum de la jeune femme titillait ses narines. Enivré par cette odeur, le marquis avait du mal à maîtriser ses ardeurs.

Arrivés devant le Café du Triomphe, Théodore sortit du fiacre et alla ouvrir à sa cavalière. Ils furent conduits à l’étage, dans une alcôve isolée pour plus d’intimité. La table était située proche d’une petite fenêtre s’ouvrant sur une courette où les chants d’oiseaux s’élevaient des arbres, claironnant leur hymne crépusculaire. Cela faisait des mois qu’il ne s’était pas rendu ici et cela devait être la première fois qu’il vint accompagné.

En étudiant la carte des menus, le brunet se rendit compte que bon nombre de plats n’étaient plus disponibles. Celle-ci se réduisait à seulement trois choix pour les entrées, les plats et les desserts. En produit animal, seuls restaient la volaille ainsi que le poisson.

— Tu as une idée de ce que tu veux prendre ? demanda-t-il, déçu que même dans ce genre d’institution les produits de Pandreden manquaient à l’appel.

— Ma foi, oui. La cassolette de saint-jacques me séduit.

— Tu ne prends pas d’entrée ? Je t’invite tu sais. Prends ce qu’il te plaît.

Elle fronça les sourcils, semblant vexée par sa réflexion.

— Non, je n’ai juste pas assez faim. Surtout si tu me dis qu’il y aura de quoi picorer pendant le spectacle.

Ils passèrent commande, déclinant un verre d’alcool pour s’orienter plutôt sur une carafe d’eau. Alors qu’ils patientaient l’arrivée de leurs plats, un silence gênant s’installa. Comme si elle était gênée de sa présence céans, en tête à tête avec lui, Blanche contemplait le paysage par la fenêtre. Voulant à tout prix briser cette tension qui s’était levée d’elle-même, il s’éclaircit la gorge.

— Au fait, je me suis renseigné sur la pièce que nous allons voir, ce Chant du Rossignol. C’est une tragédie. J’espère que tu n’es pas trop émotive mais apparemment, elle est vraiment triste. Tu veux que je t’en dise davantage ?

— Non merci, je préférerais avoir la surprise.

Avec lenteur, elle détourna la tête afin de le regarder puis baissa les yeux pour balayer la pièce.

— Ça te gêne d’être là, avec moi ? s’enquit-il, stressé de la voir papillonner des yeux sans oser lui parler.

— Oui, finit-elle par avouer, ce n’est pas spécialement à cause de toi mais… cela fait si longtemps que je ne suis pas allée dans ce genre d’endroit et c’est surtout la première fois que je m’y rends accompagnée d’une seule personne, un garçon de surcroît.

— Et ça te met mal à l’aise ?

Elle plongea ses yeux dans les siens.

— D’une certaine façon oui mais ce n’est pas désagréable. Je trouve ça juste… bizarre.

Il eut un petit rire, rassuré par ses paroles. Quand le repas leur fut servi, ils mangèrent en silence. Pendant qu’il avalait sa précieuse daurade, il jetait par moments des œillades à sa cavalière, occupée à trancher ses morceaux de poireaux. Louise lui avait dit qu’elle avait encore du mal à se nourrir, que seule la nourriture tranchée finement et avalée avec la plus grande lenteur parvenait à être digérée. Elle semblait si fragile, comme une poupée de porcelaine que la moindre fêlure pouvait briser en mille éclats. Était-ce pour cette raison qu’elle était quotidiennement distante, si froide ? Afin que personne ne puisse l’approcher et l’anéantir.

C’est vrai qu’il avait mis du temps à comprendre son mode de fonctionnement, à déchiffrer ses envies, interpréter ses réactions, pour en arriver là où ils en étaient. Il avait beau retourner la question dans tous les sens, réfléchir en permanence à cela une fois la nuit tombée mais le verdict était le même ; il l’aimait.

Chaque fois qu’il pensait à elle, ce qui arrivait la quasi-totalité du jour et de la nuit, il sentait son corps vibrer, parcouru de frissons agréables. Son cœur s’accélérait et quand il se regardait dans la glace, un éternel sourire niais fendait son visage. Pourtant, malgré le fait que ses sentiments soient sincères, il savait que cet amour n’était pas viable ou du moins ne pourrait jamais durer sur le long terme. Après tout, elle était si différente de lui. Et puis, il y avait également ce sujet, celui qu’il adorait autant qu’elle abhorrait. Que pouvait-il attendre d’elle sur ce terrain-là ? Elle qu’un simple effleurement faisait fuir.

Dans ses rêves érotiques, il s’imaginait régulièrement avec elle. Les ébats qu’il visionnait sur le rideau de ses paupières closes étaient torrides, bestiaux. Mais, bien que la femme dans ses rêves avait la même silhouette, la même voix, le même parfum que la duchesse, à aucun moment il trouvait ses actions en adéquation avec la véritable Blanche et cela finissait par le frustrer.

La voix du serveur le sortit de ses réflexions. Revenant à lui, et après consultation avec sa cavalière, il déclina la carte des desserts. Puis, voyant l’heure de la représentation arriver, tous deux se levèrent et descendirent au rez-de-chaussée. Le brunet paya et, sous les remerciements discrets de sa cavalière, lui tendit son bras afin de marcher en sa compagnie jusqu’à l’opéra, situé à un kilomètre au nord-est. Ils déambulèrent dans ce quartier résidentiel assez luxueux où ni l’un ni l’autre n’avait l’habitude de se rendre. Il comporterait de nombreuses maisons de maître et prestigieuses institutions, notamment l’Allégeance.

En passant devant l’imposant portail, Théodore jeta un œil à la jeune femme qui affichait une mine renfrognée à la vue de ce tout jeunes domestiques affairés à la tâche. Ne sachant quoi lui dire sur ce sujet qu’il savait épineux, il pressa le pas et vit l’opéra se dessiner une centaine de mètres plus loin.

— Vos tickets s’il vous plaît, demanda le guichetier.

Blanche lâcha le bras du marquis tandis qu’il sortit les billets dans sa poche. Il les tendit à l’employé qui les poinçonna et les laissa entrer. Une femme en costume, présente un peu plus loin, les conduisit à leur place. Ils longèrent le hall aux murs tapissés de velours rouges et décorés de dorures. Puis, l’hôtesse s’arrêta devant une porte et l’ouvrit. Ils entrèrent alors dans leur loge, un petit endroit cosy situé au premier étage et ayant une vue plongeante sur le devant la scène. Dès que la femme fut partie, leur promettant de revenir d’ici peu avec un plateau de petits-fours et une bouteille de champagne, Théodore s’exclama :

— Il ne fait pas semblant le Richard ! fit-il en étudiant les lieux. C’est à croire que lui et sa femme devaient célébrer un événement. On a de la chance, on est en première loge !

Il déposa le manteau sur sa chaise et s’installa confortablement sur son fauteuil vermillon. Il soupira d’aise et s’avachit de manière désinvolte, écartant les jambes et joignant les mains au niveau du bas de son ventre. À l’inverse, Blanche se tint droite et croisa les jambes, les mains appuyées sur les deux accoudoirs, lui conférant une allure impériale. Comme si elle regrettait d’avoir revêtu une robe si courte, elle avait posé son manteau sur ses cuisses.

La lumière de la salle baissa en intensité et leur plateau leur fut apporté juste avant que le rideau ne se lève. Enfin, la salle fut plongée dans la semi-obscurité et l’opéra-ballet commença. Le spectacle était grandiose, il fallait l’avouer. Et le jeune marquis fut absorbé par l’histoire et vidait son verre au même rythme que sa cavalière. La trame semblait bien l’émouvoir car, chaque fois qu’il tentait un regard en sa direction, il l’entendait renifler et la voyait sécher discrètement ses larmes.

Cette vision l’émut et, alors qu’elle fut prise d’un sanglot lors d’une scène particulièrement éprouvante, il approcha une main. Avec toute la douceur dont il était capable, il s’arma de courage et vint de son doigt effleurer la paume de sa cavalière. D’abord confuse, elle tressaillit et la retira immédiatement avant de la remettre en place quelques secondes après.

Ne sachant comment interpréter ce geste, il réitéra sa tentative et, à son grand étonnement, ne vit sa main nullement repoussée. Au contraire, cette main si douce semblait l’attendre et, alors que le marquis glissa son revers sous sa paume, il sentit les doigts de la duchesse s’entrelacer aux siens. Éberlué et conscient qu’il n’était pas en train de rêver, il tourna la tête et vit que la jeune femme le regardait du coin de l’œil, les yeux brillants rougis par les larmes. Il l’entendit soupirer puis, tandis qu’il admirait de nouveau le spectacle, sentit un poids s’appuyer contre son épaule.

N’osant bouger de peur de la voir s’éloigner, il demeura immobile. Totalement déconcerté mais également plus que ravi de cet élan, il ne parvenait plus à rester concentré sur le spectacle. Toute son attention se focalisait sur elle et s’il l’avait pu, il aurait volontiers arrêté le temps afin que ce moment dure à jamais.

À la fin de la représentation, quand les lanternes s’allumèrent de nouveau, l’effervescence prit fin et Blanche se redressa, reprenant son éternelle rigidité. Avant cela, elle essuya ses yeux qui n’avaient cessé de verser un flot continu de larmes. Théodore s’en voulut de l’avoir amenée voir un tel spectacle.

— Tout va bien ? demanda-t-il calmement avant d’ouvrir la porte de la loge.

Sans décrocher un son, elle opina du chef et se laissa guider par son cavalier. Dehors, ils trouvèrent un cocher qui les raccompagna jusqu’à la Marina. En rentrant, Blanche lui proposa un verre, le temps que ses chamboulements s’estompent. Il accepta avec joie cette proposition. Pour être plus à l’aise, ils s’installèrent l’un à côté de l’autre sur le canapé du salon. La pièce était seulement illuminée par la flamme d’un chandelier qu’elle déposa sur la table basse, juste devant eux. Ne possédant pas une quantité astronomique d’alcool, elle servit deux verres de kirsch et en tendit à son hôte. Ils burent à petites gorgées dans le plus grand silence.

Désireux d’avoir une bonne fois pour toutes la réponse à sa question muette, Théodore alla cueillir sa main libre, la pressant tendrement. N’étant pas repoussé, il déglutit et fit pianoter ses doigts au niveau de son poignet, les montant progressivement le long de son avant-bras. Son sang pulsait, ses veines bouillonnaient face à cet accueil.

N’y tenant plus, il posa son verre et s’approcha d’elle. Avec des gestes lents qu’il tentait de maîtriser malgré ses tremblements, il avança sa main libre et vint palper sa nuque. Quand il eut son visage proche du sien, il eut l’impression de la voir effrayée. Elle le scrutait de ses yeux aux pupilles dilatées et la bouche entrouverte. Pour la rassurer, il lui caressa la nuque de son pouce et, de ses lèvres, vint frôler les siennes. D’abord immobiles, elles se mirent à frémir et à épouser son mouvement.

Enhardi, il se pressa davantage contre elle et lâcha son bras pour venir poser une main sur sa taille. Alors, il la fit basculer en arrière. Le bas de sa robe chut et dévoila l’intégralité de ses jambes. Il la palpait tendrement et effleura ses cuisses pour remonter au niveau de ses fesses. Elle fut parcourue d’un frisson.

Il ne sut si c’était trop tôt ou s’il l’avait blessée mais il fut aussitôt repoussé, rejeté en arrière par sa cavalière qui l’observait avec une impression de terreur mêlée de colère. Souhaitant la rassurer, il s’excusa et tenta de poser à nouveau sa main sur son bras. Mais elle le balaya d’un revers.

— Lâche-moi ! laissa-t-elle échapper.

D’abord inquiet puis frustré, il fronça les sourcils et la regarda avec une certaine animosité.

— J’ai fait quelque chose de mal ?

— Je ne veux juste pas que tu me touches, c’est tout !

— Je peux savoir à quoi tu joues ? demanda-t-il avec une pointe d’agressivité. Tu vas peux être me dire que je suis trop cavalier ? Trop entreprenant envers toi ? Que t’as aucun sentiment pour moi, peut-être ?

Elle fronça les sourcils et croisa les bras.

— Je ne sais pas ce que tu t’es imaginé, mais il n’en est rien. Je ne ressens rien pour toi.

— Oh oui ! bien sûr ! tout ce qui s’est déroulé ce soir était un comportement tout à fait naturel entre un beau-frère et une belle-sœur ? Franchement arrête, je ne te crois plus. Je sais que tu éprouves des sentiments à mon égard. Et tu sais très bien ce qu’il en est pour moi.

Elle se pinça les lèvres et le darda d’un œil noir.

— Blanche, fit-il en essayant d’être le plus calme possible, qu’est-ce qui t’effraie à l’idée de t’engager avec moi ? C’est le fait que nos parents vont s’unir ? Tu sais, on a légitimement aucun lien de parenté et je doute que ta mère ou mon père ne nous fassent de réflexion là-dessus, ni même n’importe qui sur le territoire.

— Je me moque des ragots colportés à mon égard !

— Dans ce cas, dis-moi ce qui ne va pas !

— Je n’ai rien à te dire ! Maintenant rentre chez toi !

Vexé et commençant à perdre patience, il se pencha vers elle et lui agrippa le bras, souhaitant l’intimider mais en aucun cas la brusquer. Il se dressa devant elle, la dominant en tout point. Dans un réflexe défensif, elle se recroquevilla et plaqua sa main libre devant elle.

— Je t’en prie ne me fais pas de mal ! cria-t-elle en tremblant de tous ses membres.

Paniqué par cette détresse soudaine, il se recula et porta sur elle un regard empli de désolation.

— B… Blanche, bafouilla-t-il, je ne veux pas te faire de mal… je veux juste comprendre… je voulais pas… je ne vais pas t’agresser voyons !

Face à ce spectacle, un doute germa en lui. Son échine se raidit et sa respiration se saccada.

— Blanche, as-tu subi une agression ?

À cette question, la duchesse se figea et son visage, déjà bien pâle, venait d’être ôté de toute couleur. Choqué devant cette réaction muette, Théodore poursuivit :

— Est-ce qu’on t’a déjà agressée ? insista-t-il faiblement.

Après un temps, le regard de la duchesse changea et ses yeux qui jusqu’alors trahissaient la peur venaient de revêtir le masque de la fureur.

— Va-t’en ! ordonna-t-elle.

Ses mots autant que cette révélation le poignardèrent en plein cœur. Sidéré, broyé par cette annonce, de multiples questions à sombrer dans la folie l’assaillirent. Mais la plus impitoyable d’entre toutes : qui avait osé ?

— Qui… qui t’a fait ça ? réitéra-t-il.

Elle finit par se redresser et le toisa d’un regard infernal.

— Va-t’en ! ordonna-t-elle plus fortement.

Voyant qu’il ne bougeait pas elle lui montra la porte.

— Va-t’en je t’ai dit ! vociféra-t-elle.

Apeuré et surtout désœuvré, le brunet se leva et alors qu’il s’apprêtait à réitérer sa question, elle l’arrosa d’un flot d’insultes. Résigné face à la haine de la duchesse, il baissa la tête et s’en alla en courant, le cœur lacéré.

***

Quand Blanche entendit la porte d’entrée claquer et les bruits de pas s’éloigner, Blanche s’effondra. Ses jambes ne parvenaient plus à la soulever tant elles tremblaient à se briser. Une fois au sol, le corps traversé par des spasmes d’une douleur aiguë, elle plaqua ses mains sur son visage. N’y tenant plus, elle fondit en larmes. Elle n’avait pas compris réellement ce qui venait de se dérouler.

Tout était allé trop vite. Elle n’arrivait pas à analyser comment, alors qu’elle accueillait chaleureusement ce baiser langoureux, son propre comportement avait changé en une fraction de seconde. Tout ce bonheur qu’elle avait ressenti pendant cet échange s’était évanoui aussitôt qu’il avait posé sa main, pourtant si tendrement, sur son bassin.

Cette caresse lui raviva le cauchemar de son agression et le feu de la passion qu’elle éprouvait se mua en un brasier dévorant qui consumait ses entrailles afin de l’anéantir. La souffrance engendrée par ce toucher la transporta dans un état de panique, effrayée d’essuyer à nouveau pareil déchirement interne.

Ce baiser engageait à plus, elle le savait. Et la pensée de se savoir pénétrée, soumise aux désirs bestiaux d’un homme, la terrifiait. Elle ne voulait revivre pareille blessure, sentir sa chair se consumer à chaque assaut acharné pour s’engouffrer toujours plus loin ; jusqu’à ce que la délivrance lui soit accordée après que le mâle, dans un râle animal, libère sa semence et se retire, son sabre luisant couvert de sang.

Le repousser avait été la meilleure chose à faire pour éviter d’engager un tel acte. Elle n’était finalement pas prête pour la chose, quand bien même ce serait avec ce garçon qu’elle jugeait à présent digne de confiance. Depuis un certain temps, il occupait son esprit et l’apaisait à chaque visite au point que les mardis ainsi que les jeudis devenaient les jours les plus attendus de sa semaine.

Pourquoi avait-il fallu qu’il s’entête et s’emporte ? Comment avait-elle pu le craindre lorsque, se penchant au-dessus d’elle, exigeant seulement une réponse à sa question, ce fut le visage de son bourreau qui était apparu à la place du sien, la laissant totalement désemparée. Et ce cri du cœur témoignait de toute la panique qu’elle contenait en cet instant face à ce monstre qui l’avait tant brisée.

Ce geste de soumission, si spontané, elle ne s’y était guère attendue. Elle s’était trahie d’elle-même, honteuse et impuissante face à ce coup du destin. Et lui qui, dans un souci d’en savoir davantage, l’avait harcelée de cette éternelle question dont elle ne souhaitait nullement y répondre. Formuler une réponse claire, la prononcer à voix haute et distincte, scander le nom de ce bourreau, le révéler aux yeux de tous… Elle n’y était absolument pas prête. Il fallait encore qu’elle garde « ce petit secret », « cette intime confidence pour ce joli moment de complicité », dût-elle mourir avec cette implacable vérité.

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