NORDEN – Chapitre 21
- Chapitre 21 – Paranoïa
Il faisait nuit lorsqu’Ambre sortit de la taverne pour regagner son logis après une journée tant chargée qu’éprouvante. La brume gagnait les rues de Varden, anormalement calmes le soir depuis quelque temps. En effet, l’histoire du loup en avait terrifié plus d’un. Les journaux en avaient fait leur une pendant des semaines, ne manquant pas de titres racoleurs afin de les vendre plus facilement.
Ainsi, on pouvait lire en gros titres : « Jeune noréen enlevé, à quand le prochain ? », « La Bête rôde, mais que font les miliciens ? » ou encore: « Inédit, Mort du fils du Marquis, ses amis racontent ! ».
Les journalistes, en particulier le sournois Rafael Muffart travaillant pour le Légitimiste, avaient pris soin d’interroger ces messieurs Antonin de Lussac et Théodore von Eyre pour connaître les détails de cette tragédie.
Comme Anselme l’avait prédit, les deux jeunes marquis avaient raconté une tout autre version des faits et n’avaient nullement mentionné leur acharnement sur lui. Au contraire, ils avaient mis en avant l’énorme cruauté de la louve qui, selon leurs dires, mesurait plus de deux mètres de haut, avait les yeux embrasés et dont la gueule, bardée de crocs aussi tranchants que des lames de rasoir, semblait cracher des flammes ardentes.
« Une monstrueuse créature effroyable ! » avaient-ils insisté.
À présent, des sentinelles de la Garde d’Honneur patrouillaient aux abords des entrées des villes et des battues étaient organisées. Le marquis de Malherbes, furieux de la mort de son unique fils, avait prévu une riche récompense pour quiconque lui ramènerait la bête, morte ou vive.
Ambre marchait tranquillement dans les rues désertes, illuminées par les becs de gaz lorsqu’elle aperçut au loin une silhouette familière qui avançait dans sa direction, l’air anxieux et la démarche chancelante.
La jeune femme l’aborda :
— Bonsoir Enguerrand, vous allez bien ?
Le scientifique sursauta et la mira avec des yeux ronds.
— Mademoiselle Ambre ? fit-il avec un mouvement de recul. Par Leijona que faites-vous dehors à une heure si tardive ? Ne savez-vous donc pas que le danger rôde ! Où comptez-vous aller comme ça ? J’espère que vous ne songez pas à rentrer chez vous et traverser la campagne dans ce brouillard ?
— C’était pourtant mon intention. J’ai fini plus tard que prévu et je n’ai pas vu l’heure passer !
— Mais ma chère ! morigéna-t-il en lui tenant le bras. Ne rentrez surtout pas chez vous ce soir ! Je vous l’interdis même, c’est dangereux !
— Pourquoi donc ? maugréa-t-elle en repoussant son geste. Je n’ai jamais eu de problème à me rendre à mon domicile et je ne vois pas ce que je risquerais.
— Le loup ma chère ! Vous en avez certainement entendu parler, les ragots vont bon train à la taverne pourtant ! Il y a déjà eu plusieurs disparitions d’enfants noréens ainsi qu’un noréen adulte… Et deux aranéens ont été tués ! Cette horrible créature n’épargne personne.
Elle fronça les sourcils, dubitative. Elle n’avait pas lu les journaux et était trop préoccupée pour écouter les clients.
Décidément, Judith semble en effrayer beaucoup. Je ne vois pas pourquoi elle serait à l’origine de tout ça ! C’était une femme gentille, pourquoi la louve serait-elle différente ?
Voyant qu’elle ne réagissait pas, il insista :
— Mademoiselle, je vous en prie, venez dormir chez moi ce soir. Je vous laisse volontiers mon lit et dormirai sur le canapé du salon. Mais par pitié ne sortez pas de la ville, c’est vraiment dangereux !
Vous êtes vraiment fatigant parfois Enguerrand. Si je n’étais pas aussi proche de vous et vous connaissais quelque peu, je dirais que vous me cachez des choses.
Voyant son insistance, elle accepta de l’accompagner, à contrecœur. Il eut un soupir de soulagement et lui tendit son bras afin de l’amener chez lui. Sur le chemin, Ambre l’étudia. Il avait une blessure au niveau du front où un léger filet de sang perlait. Elle nota également qu’il avait les bottes boueuses et le bas du pantalon trempé.
— Que vous est-il arrivé ? s’inquiéta-t-elle.
— Oh, ça… ce n’est rien…
Sa voix trahissait une hésitation.
— Nous avons été surpris au travail lorsqu’un des animaux qu’André et Philippe étudiaient s’est échappé, nous avons tous dû sortir pour le récupérer.
— Et votre crâne ? Comment vous êtes-vous fait ça ?
Il passa sa main sur son front et grimaça lorsqu’il remarqua qu’il saignait. Il était extrêmement pâle.
— Oh ! j’ai très certainement dû me blesser lorsque je suis tombé. Je ne suis pas très adroit en forêt !
— Vous revenez de la forêt à l’instant ? s’étonna-t-elle, sceptique. Que faisiez-vous là-bas ?
— C’est que… voyez-vous… Il y a ce loup et j’avais très envie de le voir de plus près. Ma curiosité a été plus forte que tout et je n’ai pas pu résister à l’envie de m’y rendre, qu’importe le danger. Mais alors que je me rendais aux abords du bois, un garde m’a interpellé et m’a sermonné de partir. J’ai eu si peur de me faire arrêter que j’ai couru et me suis cogné… je suis encore un peu hébété, je l’avoue. C’est pour cela que je ne tiens pas à vous voir partir seule dans la campagne. La louve a été aperçue non loin de Varden. Je m’en voudrais si jamais j’apprenais que vous l’aviez croisé en chemin et qu’elle vous avait attaqué. On dit que c’est une bête énorme. Vous ne feriez clairement pas le poids face à elle.
Ambre ne répondit rien et se contenta de hocher la tête, peu convaincue par cette réponse.
Qu’ai-je à craindre de Judith, franchement.
Ils passèrent sur la grande place d’Iriden. La brume se dissipait vers les hauteurs de la ville. Ainsi, les lampadaires, dont les flammes ondoyaient vivement, éclairaient la chaussée. Les nitescences provoquaient d’immenses taches d’ombre sur les façades ensevelies sous les affiches de loup qui semblaient s’agiter et prendre vie.
La ville était plongée dans un calme absolu où seul le bruit du vent demeurait. Celui-ci s’infiltrait tel un serpent à travers les bâtisses, poussant des cris stridents à la manière de hurlements de proies que l’on égorge. Quelques chiens et chats errants envahissaient les rues, se bagarrant entre eux afin de protéger leur territoire, pour un maigre morceau de viande ou cherchant à imposer leur dominance.
Quand ils arrivèrent devant sa maisonnée, le scientifique ouvrit la porte et l’invita à pénétrer en ce lieu protégé. Il l’installa à l’étage et s’assura qu’elle ne manqua de rien.
— Vous ne voulez pas que je vous aide à vous soigner ? proposa-t-elle. Je ne suis pas si fatiguée, vous savez.
— Ne vous inquiétez pas pour moi. Je peux me débrouiller tout seul. Tâchez donc de dormir, les draps sont propres, je les ai changés il y a peu. Et si vous avez soif ou une envie pressante, sachez que la salle d’eau est juste à votre droite… enfin, vous connaissez bien maintenant.
La jeune femme acquiesça. Elle subodorait quelque cachotterie, trouvant son comportement étrange mais mis cela sur le coup de l’émotion. Dans la salle d’eau, elle fit une rapide toilette et but à grandes lampées. Puis elle retourna dans la chambre et s’engouffra entre les couvertures. Le lit était moelleux, chaud et confortable. La literie sentait bon la lessive et la sensation de cette douceur contre sa peau la rendait cotonneuse.
N’empêche, si ce n’est pas la louve qui enlève ces enfants, de qui pourrait-il s’agir ? Est-ce qu’Enguerrand serait sur leur piste en tentant de suivre ses pas ? Il serait dangereux pour lui de faire ça. Il n’est pas noréen, elle pourrait le tuer si jamais elle le voyait. Je me demande si je devrais lui dévoiler son identité, mais j’ai peur qu’Anselme ait des problèmes suite à ça. Après tout, il y a plein de choses que j’ignore sur cette femme et sa relation avec le Baron. À moins qu’il n’existe un autre loup ?
Elle jeta une œillade sur la table de chevet où un petit réveil indiquait vingt-trois heures trente. La pluie commençait à tomber, s’échouant contre les carreaux de la fenêtre et les tuiles en de doux clapotis.
***
Le lendemain, elle fut réveillée par le bruit des charrettes et des chevaux qui passaient bruyamment, claquant avec force leurs sabots contre le pavé trempé. La nuit était encore présente et un épais brouillard enveloppait la ville. La jeune femme s’étira, s’habilla et aéra la pièce.
Dehors, l’air était glacial, vivifiant. De la fumée s’échappait des cheminées, se confondant avec les vapeurs brumeuses et créant des halos rougeâtres à proximité des becs de gaz. Au milieu de la chaussée, les silhouettes des tombereaux chargés de victuailles traversaient la route.
Dès qu’elle fut suffisamment éveillée, elle referma la fenêtre. Comme elle avait un peu d’avance, elle profita de ce moment pour étudier la pièce dans laquelle elle se retrouvait seule pour la première fois. Plongée dans la pénombre, elle arrivait malgré tout à deviner et déchiffrer les objets qui se trouvaient autour d’elle. Elle scrutait avec intérêt les livres contenus dans la bibliothèque quand l’un d’eux attira son attention. Elle le prit et l’examina avec soin.
C’était un ouvrage d’une centaine de pages au plus datant d’il y a plus de deux siècles, en très mauvais état. Le livre s’intitulait : Le peuple de Norden et était écrit par monsieur le Comte Alfred de Serignac ; un homme connu en tant qu’écrivain philosophe et un des premiers aranéens à avoir étudié le peuple noréen. Ces récits étaient une mine d’informations pour les noréens nés sous territoire aranoréen et n’ayant que peu connaissance de leurs origines, bien que les informations relatées soient simplistes, partielles et révélaient souvent plus du mythe que de la réalité.
Ambre se mit à feuilleter l’ouvrage et commença à lire la préface puis la table des matières :
I — L’île de Norden
— Géographie
— La Faune et la Flore
II — Le peuple de Norden
— Les quatre tribus
— Les Animaux-totems
— Les Noréens Particuliers
III — Histoire du peuple noréen
— Les Rites et Coutumes
— Les Titans Berserk
Elle fut intriguée par ce dernier chapitre qu’elle ne connaissait pas et décida de le lire : « Au commencement était Alfadir… ». L’ouvrage était incomplet, certaines pages étaient déchirées ou manquantes. Néanmoins, elle poursuivit la lecture en tentant de déchiffrer au mieux les pages très mal conservées :
« Sur ce, Alfadir, furieux contre son frère Jörmungand, s’engagea dans un combat sans pitié ni merci. Le serpent enragé para les assauts et blessa le cerf (…) Alfadir vaincu n’eut d’autre choix que de se tourner vers nous, peuple aranéen, afin de nous proposer cette noble mission, notre Cause (…) »
Une fois la lecture achevée, son regard se posa sur une coupure de journal datant du 10 octobre 307, soit trois jours plus tôt :
« La rumeur circule, le loup rôde non loin de chez nous. Attention nobles gens, la bête est là, tout près de vous. Des chiens abattus, des troupeaux décimés, des enfants enlevés et deux meurtres sont à déplorer ; le défunt fils du Marquis Laurent de Malherbes, monsieur Isaac de Malherbes, et la défunte femme de monsieur le Baron Alexander von Tassle, la nommée Judith von Tassle. Pour les enfants, personne ne sait encore combien d’entre eux sont absents, aucun n’a été retrouvé mort jusqu’à maintenant… »
Ambre soupira : Ah ! les journaux, à les lire on croirait que le monde va au plus mal. Même si, j’avoue, ces disparitions m’inquiètent. Il faut vraiment que je surveille Adèle.
Elle laissa échapper un rire nerveux, reposa la gazette puis porta son intérêt sur une fiche manuscrite présente sur le bureau. Elle fut happée par le titre lorsqu’elle reconnut son nom et la lut :
Ambre Chat viverrin,
Noréenne, spécimen « H »
16 octobre 290 : 16 ans
1m65, 55 kg approximatif
Carences multiples ; fer, vitamine B et B9, sommeil
Stérilité indéterminée, mais forte probabilité
Œil vif signe Féros accru, forme Dominale « B » ?
Transformation probable pour l’an prochain ?
— Normale, Volontaire ou Ardente.
Comportement stable malgré troubles psychiques :
— dépression, spé F.
— anxiété, spé F.
— agressivité accrue, spé F.
— paranoïa
— amnésie
Causes probables paranoïa :
— Hérédité
— névroses post-traumatiques
— choc affectif ou agression
Notes, spécificités :
— peur phobique de l’eau
— très bonne vision nocturne
— excellent odorat
Absence d’observations détaillées :
— pulsions et excitation sexuelle
Totem chat viverrin ; Animal adapté pour chasse en milieu aquatique. Corps ramassé, environ 80 cm pour 7 kg, petite queue annelée épaisse pour gouvernail. Crâne allongé, petites oreilles arrondies. Pattes courtes et palmées, griffes semi-rétractiles. Prédateur solitaire territorial. Fourrure protégée par poil court et dense imperméable. Pelage gris, rayures et taches noires sur échine.
La jeune femme fut troublée par cette lecture, certaines informations se révélaient indéchiffrables mais d’autres étaient évidentes et, surtout, alarmantes.
À lire ça j’ai vraiment l’impression d’être folle à lier ! La perte de papa m’a-t-elle perturbée à ce point ? J’espère que tout ceci n’est que passager et que le fait de trouver une vie stable dans quelques mois m’aidera à mieux gérer mes émotions. Faudrait que je demande des précisions à Enguerrand la prochaine fois.
Elle balaya le bureau et scruta les multiples carnets d’études. Elle n’osa pas y toucher, trouvant cela trop privé et indiscret. Cependant, elle ne put résister à examiner la photo qui dépassait de l’un d’eux. Il s’agissait d’un garçon d’environ sept ans, blond aux yeux marron, portant un pull bleu où son médaillon en forme de bouc était épinglé.
Qu’est-ce qu’il fiche avec la photo d’un noréen ? Serait-ce un des enfants enlevés ? Enguerrand serait sur sa trace ? À moins qu’il ne soit un de ses cobayes, après tout, il m’a avoué que je n’étais pas la seule personne qu’il étudiait. Ça pourrait expliquer pourquoi il y a écrit spécimen « H » à côté de mon nom, ça voudrait dire qu’il y a, au moins, sept autres noréens étudiés ?
Elle observa attentivement la photo, celle-ci avait l’air récente, puis étudia son visage et se promit d’en toucher deux mots à Adèle afin de voir si elle le connaissait. Enfin, elle mit son manteau incarnat et descendit sur la pointe des pieds afin d’éviter de réveiller son hôte. Lorsqu’elle passa devant la porte du salon, elle aperçut ses cheveux dépasser du bout du canapé. Elle prit ses chaussures, ouvrit la porte avec la plus grande discrétion et sortit.
L’air extérieur était glacial, contrastant significativement avec l’intérieur chauffé de la maison. Ambre avançait en direction de la basse-ville. À cette heure-ci, quelques oiseaux entamaient leur mélodie matinale. Il y avait peu de monde dans les ruelles, de rares domestiques et marchands. En revanche, les avenues étaient animées.
Elle descendit la grande allée pour rejoindre le centre de Varden. Du fait de la localité de son hôte, elle allait arriver avec une heure et demie d’avance, mais pourrait ainsi déguster un thé avant la venue de ce bon vieux Beyrus et des premiers clients.
Quand la pluie commençait à tomber dru, la jeune femme pressa le pas. Elle sortit ses clés et s’engouffra dans la Taverne de l’Ours. Sans perdre de temps, elle mit du bois dans la cheminée et alluma le feu. Une fois qu’il fut suffisamment puissant, elle ôta son manteau et le posa sur le dossier d’une chaise. Elle prit ensuite une petite marmite dans laquelle elle versa de l’eau qu’elle mit à bouillir.
Pensive, elle resta un moment assise auprès de l’âtre, tenant une cigarette du bout des doigts et se laissant bercer par le crépitement des flammes. Elle repensait à la louve, à l’inhabituel comportement d’Enguerrand et à ce mystérieux garçon sur la photo. En songeant à Judith, l’image du Baron et de son escapade nocturne lui vint à l’esprit.
Où se rendait-il avant qu’il ne me renverse ? Serait-il complice de quelque chose ? Allait-il voir sa femme transformée ou bien se rendait-il commettre quelque chose de plus sombre ? Après tout, il s’est bien disputé avec elle avant qu’elle ne se métamorphose et il ne paraît pas triste et ne porte même plus son alliance… c’est vraiment étrange… Et puis pourquoi ne souhaite-t-il pas qu’Anselme et moi nous voyons la nuit ? À cause de la louve ? S’il sait pertinemment qui elle est, il ne devrait pas être effrayé à cette idée ou bien s’agit-il d’autre chose ?