Nouvelles en vrac – Nouvelle 2

Un reflet d’abnégation

Un nuage s’écartait lentement de la lune qui déversa ses rayons opalescents sur la vallée, recouvrant la forêt d’un voile blanc immaculé. Le silence nocturne, sensiblement troublé par le souffle d’une brise légère, semblait être un prélude à une cérémonie sur le point de débuter. Immobile sur le haut balcon qui surplombait la vallée telle une tribune, il sentit un frisson le parcourir lorsque parvinrent à ses oreilles, les notes du premier mouvement.

Une rumeur retentit dans le lointain, et s’élevant comme un geyser des cavernes sous le château, des nuées de chauves-souris se mirent à danser dans le ciel nocturne en un véritable tourbillon, masquant la lune tel un nuage et effectuant un ballet rythmé par les piaillements et les bruissements d’aile. Leur corps jouait avec les airs, virevoltant avec grâce, se rapprochant et s’éloignant, tournoyant en une valse effrénée et passionnée sans jamais cesser de monter vers les cieux telle une tornade. Leurs voix si douces emplissaient le ciel tout entier d’une subtile et délicate mélodie, portant aux nues leur amour pour la nuit.

Le battement de leurs ailes faisait vibrer l’air autour de lui, soulevant sensiblement une mèche de ses fins cheveux blancs. Ses longs doigts d’albâtre pianotaient sur la rambarde au rythme des chants des chauves-souris, un triste sourire se dessinant sur ses lèvres. Il se laissa bercer par la symphonie qui résonnait dans les couloirs déserts du château, s’amplifiait jusqu’à couvrir le souffle de sa propre respiration. Le palais retrouvait la vie qui l’avait fui, ses corridors chantaient, envahis par la litanie des chauves-souris qui ouvraient le bal.

Il suivait des yeux les lents mouvements de leur danse qui semblaient épouser les courbes du vent. Elles s’éloignèrent les unes des autres, laissant filtrer les rayons de la lune au travers du tumulte coordonné de leur ballet, avant de se fondre à nouveau en un seul individu et de tournoyer fiévreusement comme une ballerine.

Il enviait la singulière pluralité de ces chauves-souris, qui gagnaient ensemble les cieux, leur évidente complicité qui les liait entre elles. Il enviait cette multitude d’individus qui évoluait comme une seule entité, comme une famille. Il les enviait.

Ce soir, comme tous les soirs, elles dansaient. Ce soir, comme tous les soirs, elles se laissaient porter par les accents de la nuit, le rythme du vent et la tonalité de leur voix. Ce soir, comme tous les soirs, elles lui rappelaient qu’il était seul, debout sur le balcon de marbre à contempler les étoiles et leur sempiternel ballet.

Se dispersant soudainement au-dessus des flèches du château, les nuées de chauves-souris s’égaillèrent autour des pinacles et des gargouilles. Elles se mêlèrent les unes aux autres, mais leur irréprochable cohésion semblait avoir disparu, les faisant se ceindre en plusieurs acteurs d’un même pantomime. Dans un dernier sursaut, elles se regroupèrent, virevoltèrent ensemble, s’envolant vers l’horizon en emportant avec elles leur délicate symphonie.

Ainsi, comme chaque soir, leur danse enfiévrée prit fin aussi rapidement qu’elle avait commencé. La nuit retrouva sa quiétude et les nuées de chauves-souris disparurent dans les nuages, avalées par les ombres.

Comme à son habitude, il resta debout de longues minutes à contempler le ciel, toujours un peu déçu de la fin prématurée du spectacle. Il finit par se détourner afin de regagner l’obscurité de ses couloirs, ayant la sensation que la solitude marchait sur ses talons.

Il connaissait si bien chaque tournant, chaque recoin, qu’arpenter inlassablement son domaine pour faire passer la nuit lui procurait le sentiment d’y être emprisonné. Il n’y avait rien entre ses murs qui ne soit digne d’un quelconque intérêt. Et pourtant, il était bien incapable d’en sortir.

Cela faisait bien longtemps qu’il avait laissé ses jardins à l’abandon, que les ronces enserraient les tours. De même, les milliers de livres qui tapissaient les étagères de sa grande bibliothèque avaient depuis tari sa soif de connaissance. Il avait vu et vécu tellement de choses que plus rien ne le surprenait ni même ne l’émerveillait. Seule la valse des chauves-souris, présentait encore à ses yeux quelque chose d’envoûtant.

Il traversa la galerie de miroirs, laissant courir son regard sur la surface lisse des glaces. Il ralentit l’allure jusqu’à s’arrêter devant l’une d’elles. Se penchant en avant comme pour y voir plus clair, il se perdit quelques instant dans sa contemplation avant de pousser un soupir et de poser sa paume contre le miroir. Cela avait beau faire des siècles que l’immortalité lui avait volé son reflet, il ne parvenait pas à se faire à l’idée qu’il n’était désormais plus que une ombre d’autrefois. Une ombre errant dans un immense château vide.

Ses pas le menèrent au salon où il prit place dans un fauteuil usé installé devant une cheminée morte. Il n’y avait jamais eu le moindre feu ; à la place des cendres, l’âtre était rempli de poussière. Il se tourna vers le fauteuil à ses côtés, déplorant de n’y voir personne y prendre place.

Il lui était singulier de constater que les longues nuits de discussions insipides d’autrefois lui manquaient cruellement aujourd’hui. La voix faussement suave aux accent hypocrites de Brunehilda qui avait toujours eu le don d’agacer ses sens, se trouvait finalement bien plus douce que l’implacable silence qui l’accablait.

Avachit au fond de son fauteuil, il contemplait le plafond sur lequel scintillaient des éclats de lune reflétés par la porcelaine posée sur un ancien vaisselier. Ces reflets glissaient lentement, presque imperceptiblement sous le poids des heures, avant qu’une légère brise ne s’engouffre dans le conduit de la cheminée, faisant tourbillonner la poussière. Et dans le souffle du vent, un écho désincarné résonna dans la pièce.

― Encore un qui s’avance. Tu peux l’entendre n’est-ce pas ?

Une respiration rendue saccadée par la course parvint à ses oreilles accompagnée du bruit de succion de ses bottes s’enfonçant dans la boue. Ses vêtements se froissaient, s’accrochaient aux branches des aubépines et des pins qui jalonnaient, en rangs serrés, les alentours de son domaine. Son sang fusait dans ses veines au rythme effréné des battements de son cœur et du cliquetis métallique, si singulier qu’il en soupira d’exaspération.

― Une arbalète, lui souffla-t-on. Portée par un gamin peureux.

Il resta immobile dans son fauteuil, fermant les yeux pour se concentrer sur les sons. Une odeur désagréable lui fit plisser le nez ; cela empestait la charogne et la boue. Des grattements, des claquements de mâchoires et des souffles rauques poursuivaient l’importun qui finalement, semblait vouloir échapper à une meute de goules. Le bruit de ses pas s’atténua néanmoins et ses muscles se tendirent sous l’hésitation. L’importun faisait face au château et se trouvait manifestement pris entre deux feux. Avec un sursaut lorsqu’un hurlement déchira la nuit, il se remit en route, le pas plus vif et déterminé. Sa corpulence lui permit de se faufiler entre les troncs noueux des ronces et les débris de la vieille cathédrale, gagnant une corniche de laquelle il se laissa choir pour atterrir sur les rochers de la falaise. Il descendit prudemment vers les anciens contreforts, le dos plaqué contre le mur avant de se pencher vers une grille rouillée. Elle ne tenait plus depuis plusieurs années et l’importun n’eut aucun mal à la faire tomber d’un coup de pied. Il se glissa à l’intérieur et se réceptionna douloureusement sur ses jambes.

Les goules se jetèrent sur les ronces en faisant claquer leurs mâchoires. Le souffle du vent mugit entre les hautes flèches et les pinacles. Sous ses hurlements sourds, les créatures décharnées s’aplatirent au sol et reculèrent avant de se détourner du château et de repartir dans les bois en jappant. Le vent retomba doucement.

Il avait toujours détesté ces créatures. Il se leva lentement de son fauteuil sans se détourner de l’âtre de la cheminée. Le souffle d’air glissa sur les murs, fit danser quelques moutons de poussière dans les rayons blancs de la lune avant de lui effleurer presque amoureusement la joue.

― Allons accueillir notre invité, lui murmura-t-on à son oreille, comme il se doit.

Empruntant un dédale de couloirs en guettant les pas de l’importun, il gagna le vestibule où son visiteur devait bientôt émerger des cachots. Il s’avança pour poser ses mains sur la rambarde et se pencha légèrement en avant, quelque peu impatient de découvrir et rencontrer son invité.

Arbalète à la main, l’importun fit irruption dans le vestibule en faisant tout son possible pour se déplacer silencieusement, genoux fléchis. Lui tournant le dos, le visiteur balayait la salle du regard, un carreau encoché sur le fût de son arme. Pourtant, il ne paraissait pas être prêt à se servir de son arbalète qu’il tenait contre son buste, légèrement relevée, semblant chercher du réconfort et du courage dans son maintien.

Sans quitter l’importun des yeux qui remontait le couloir et semblait hésiter devant les escaliers et le grand hall, il longea silencieusement la tribune avant de s’immobiliser. Il leva une main à son menton en fronçant sensiblement les sourcils profitant de ce nouvel angle pour détailler attentivement son visiteur. Une capeline sombre couvrait ses épaules et un capuchon rabattu sur son crâne masquait son visage. Cependant et malgré un pantalon large et mal taillé, son ample chemise ajustée par un par-dessus en cuir peinait à dissimuler des courbes féminines.

Posant le pied sur l’une des colonnes en marbre, il se rendit nonchalamment au plafond, levant la tête pour observer la visiteuse qui choisit de se diriger lentement vers le grand hall de réception. Il la suivit, quelque peu amusé par cette mortelle qui, comme les autres, ne pensa pas à lever les yeux.

Elle s’arrêta sur le seuil, se redressa lentement et releva son arme. Avec une infinie précaution elle longeait les murs de la grande salle encadrée de hautes fenêtres. Des gargouilles de pierres habillaient les ogives, et quelques statues fendillées recouvertes de vieux draps blancs translucides agrémentaient la pièce. L’ancienne salle de bal, autrefois fréquentée par ses semblables se trouvait désormais encore plus désolée qu’un cimetière. Les rideaux réduits en lambeaux par les mites et le temps ondulaient doucement sous le souffle du vent, qu’il sentit lui effleurer la joue.

― Qu’attends-tu ?

Il ignora le murmure et continua d’avancer, intrigué par la visiteuse qui s’était arrêtée devant un immense portrait aux couleurs ternies. Une légère brise souleva le voile sombre qui recouvrait la peinture, et un claquement sonore retentit à l’autre bout de la salle, faisant sursauter l’importune.

Il sentit sur sa peau la caresse du vent et serra les mâchoires lorsqu’une lointaine plainte mugit dans la pièce, soulevant un nuage de poussière qui fila droit sur la jeune femme. Le souffle court, la visiteuse eut un mouvement de recul lorsqu’elle vit sur le parquet, de longues stries semblables à des griffures se dessiner autour d’elle, la poussant à se rendre au milieu de la pièce.

Il siffla entre ses dents ; le son légèrement strident fusa dans le grand hall et le vent s’évanouit. La visiteuse fit volte face, tournant vivement la tête en tout sens pour tenter de découvrir d’où provenait le bruit, levant son arme qui paraissait bien lourde entre ses mains.

― I-Il y a quelqu’un ?, se risqua-t-elle à demander d’une voix rendue tremblante par la peur.

Il trahit sa position en laissant échapper un léger ricanement amusé. Le capuchon de la visiteuse retomba sur ses épaules lorsqu’elle leva vers lui des yeux médusés, dévoilant un visage aux traits fins et réguliers.

― Je me demandais quand est-ce que vous comptiez poser la question, lui répondit-il un sourire dans la voix.

Marchant le long des claveaux de la voûte tel un funambule, il se dirigea d’un pas nonchalant vers une colonne qu’il descendit pour la rejoindre sur le sol. Elle avait pointé le carreau de son arbalète sur lui, mais le détaillait avec attention et semblait hésiter à tirer. Malgré une certaine détermination dans son regard, sa posture laissait transparaître ses incertitudes ; ses pieds étaient tournés vers l’extérieur et ses épaules arquées vers l’avant.

Esquissant son sourire le plus courtois, il s’inclina galamment devant elle.

― Madame, salua-t-il. Je ne me suis pas trouvé en aussi agréable compagnie depuis tant de nuits que je saurais bien incapable d’en déterminer le chiffre exact.

Elle eut un léger froncement de sourcils et raffermit sa prise sur son arme en un geste qui se voulait dissuasif. Il ne put s’empêcher de noter son mouvement de recul lorsqu’il se redressa.

― Inutile d’avoir peur, commença-t-il prenant soin de ne pas découvrir ses dents lorsqu’il esquissa un sourire, je ne suis pas genre à attaquer mes invités.

La jeune femme le jaugeait avec méfiance, la peur faisait trembler presque imperceptiblement ses mains. Les battements de son cœur se faisaient irréguliers et l’adrénaline qui fusaient dans ses veines provoquait de nerveuses dilatations de pupilles. Elle serra les mâchoires et recula encore d’un pas, la main crispée sur la gâchette de son arme.

Il croisa ses mains dans le dos en un geste lent et mesuré pour ne pas effrayer davantage son interlocutrice qui se mit sur la défensive en un sursaut.

― Permettez-moi de me présenter, je m’appelle Dimitri Isaac Vladimir Nikolaï Ivanovski Volkovitch. Je vous souhaite la bienvenue dans mon humble demeure. Même si la plupart des mortels ne doit pas la trouver particulièrement accueillante, soyez sûre que vous ne rencontrerez aucune goule ici.

Elle cilla et la surprise se dessina sur son visage l’espace d’une seconde. Elle perdait contenance, aussi, ne lui laissa-t-il pas le temps de la recouvrer. Affichant un très aimable sourire qui ne découvrit pas ses crocs, il inclina respectueusement la tête.

― Puis-je vous demander ce qui vous amène dans ce coin si reculé ?, s’enquit-il poliment. Je dois avouer que, et même si l’intention me flatte, j’espère que votre venue inopinée n’a rien à voir avec moi. Je n’ai pas adressé la parole à quelqu’un depuis tellement de siècles que je m’en voudrais d’avoir à me défendre.

Elle expira soudainement, comme si elle venait subitement de remonter hors de l’eau. Il entendait son sang fourmiller, ses muscles se tendre et se détendre ; il pouvait presque l’entendre penser. Ses bras semblèrent ployer sous le poids de son arbalète qu’elle abaissa sensiblement.

― Vous comptez vous en servir ?, demanda-t-il en désignant l’arme d’un élégant mouvement de la main. Pas que je sois inquiet de ce que le carreau ferait à ma cage thoracique si vous décidiez de tirer, mais il me semble que l’arme ne vous est pas particulièrement familière, n’est-ce pas ?

Les épaules de son interlocutrice furent secouées d’un spasme nerveux puis elle poussa un profond soupir.

― Les goules, souffla-t-elle en donnant un bref sursaut à son arme pour la désigner, c’était pour les goules.

Elle marqua une courte pause, levant vers lui un regard à la fois intimidé et suppliant.

― J’ai besoin de vous. De votre aide.

Il perdit son sourire et resta parfaitement immobile sous la stupeur. Il attendait qu’elle poursuive, mais visiblement, le simple fait d’avoir articulé cette supplique l’avait drainée de courage.

― Mon aide ?, murmura-t-il incrédule. Je reconnais que je m’attendais à tout sauf à ça. Vous me prenez de court, et m’intriguez. Je vous en prie, poursuivez.

Comme si elle avait retenu son souffle, elle laissa échapper un profond soupir emplit de soulagement.

― Ils sont nombreux à avoir tenté de prouver leur valeur auprès du Saint Ordre en ramenant votre tête, n’est-ce pas ?, commença-t-elle d’une voix tremblante. Ils voulaient tous s’attirer les bonnes grâces du Sénéchal Alban de Navarre pour obtenir une place dans la garde ou un grade.

La jeune femme s’humecta les lèvres et déglutit péniblement.

― Aucun n’est revenu, poursuivit-elle. Quant au Sénéchal, hormis sa cohorte de fanatiques de la Foi, les seuls individus qui peuvent lui faire face sont les monstres. Il planifie depuis plusieurs mois déjà une offensive contre vous ; c’est la raison pour laquelle il envoie de jeunes recrues se faire massacrer auprès des goules en espérant faire une trouée.

Ses épaules s’affaissèrent, comme écrasées par un très lourd fardeau. La détresse passa fugacement sur son visage.

― Il veut votre tête, et moi, la sienne. Mortelle, je n’ai pas les moyens de l’approcher et encore moins de me venger de lui. J’ai besoin de vous, de vos pouvoirs. Je vous en supplie, accordez-moi votre don.

Il garda le silence une poignée de secondes, stupéfié. Puis, un rire naquit dans le fond de sa gorge avant d’envahir la pièce, ne se souciant plus de dévoiler ses crocs. Un don. Le vampirisme, un don. Cette simple idée fit perler des larmes aux coins de ses yeux. Cependant, et malgré son hilarité évidente, il était bien incapable de savoir si ces larmes étaient dues à son allégresse ou bien sa mélancolie.

― Ah, les mortels, soupira-t-il recouvrant son sérieux et écrasant une larme au coin de sa paupière. Non seulement je n’avais pas eu l’occasion d’avoir une conversation depuis des siècles, mais je crois que je n’avais pas ri depuis plus longtemps encore. J’en avais presque oublié le bien que cela procure. Merci infiniment jeune mortelle.

Elle resta interdite, sourcils froncés, avant de secouer doucement la tête.

― Je suis sérieuse. Il m’a fallu des années pour retrouver la trace de ce meurtrier. J’ai usurpé l’identité d’une recrue pour participer à la mission d’extermination des goules et m’approcher d’ici. Deux des hommes qui m’accompagnaient sont morts. Je ne repartirai pas avant d’être un vampire.

Il croisa solennellement les mains dans son dos et poussa un léger soupir en secouant la tête.

― Je regrette, je ne ferai pas ça.

Les épaules de la jeune femme furent secouées par un léger sursaut avant de s’affaisser avec une moue déconcertée.

― J-Je vous demande pardon ? Pourquoi refuser ? Je ne vous demande rien d’autre que cela, je disparaîtrais ensuite, je…

Elle s’interrompit lorsqu’il leva la main. Affichant une mine profondément désolée, il ne put lui décocher qu’une esquisse de sourire contrit.

― Le concept d’immortalité échappe tout naturellement à toute créature mortelle, mais dès lors qu’il est compris, viennent les regrets. Le temps tue aussi bien qu’un poignard. Ton Sénéchal n’est pas éternel, il se fera balayer, comme tous les autres. Il ne sert à rien de se venger ; le pousser dans les bras de la mort prématurément ne le lavera pas de ce que tu lui reproches.

Le tutoiement avait fusé, mais il lui semblait, bien plus qu’il ne s’adressait à cette jeune femme, qu’il se parlait avant tout à lui-même. Il sentit comme une poigne de glace enserrer son cœur en scrutant le visage de son interlocutrice. Les miroirs lui avaient depuis des siècles dérobé son reflet, et voilà qu’il avait soudainement l’impression de se voir à nouveau au travers de cette femme. Il reconnaissait sa candide insouciance, une certaine impétuosité, mais par-dessus tout sa solide détermination.

― Quoi qu’ait fait cet Alban de Navarre dont tu veux la mort, rien ne mérite que tu ne sacrifies ta mortalité, acheva-t-il doucement.

― J’ai bien conscience que le sacrifice de ma mortalité aura de lourdes conséquences, assura-t-elle en se redressant. Mais pour faire taire la haine qui m’empoisonne l’esprit, je suis prête à prendre ce risque.

― Non, tu ne l’es pas, cria-t-il la faisant reculer précipitamment de plusieurs pas. Aucun mortel ne l’est et ne le sera jamais.

Un courant d’air glacé la fit frissonner, faisant s’évanouir son assurance. Il la jaugea sévèrement, froidement, cherchant à lui intimer l’ordre de partir sans souffler le moindre mot. Mais elle laissa ses bras retomber le long de son corps, son arbalète battant contre sa cuisse. Son regard se perdit sur le parquet poussiéreux.

― Avant d’être Sénéchal, Alban de Navarre travaillait pour l’Inquisition. Selon lui, ma sœur aînée était une succube. Il l’a faite brûler vive après avoir abusé d’elle. J’imagine que pour chasser les monstres, il faut en être un soi-même.

Le vent s’engouffra dans la grande salle vide, hurlant, faisant battre les rideaux contre les vitres et soulevant sauvagement des nuages de poussière. Par réflexe, elle lâcha son arme et porta ses mains à son visage pour le protéger des violentes bourrasques qui s’acharnaient sur elle. La corde l’arc se détendit et le carreau de l’arbalète se ficha dans le plancher à quelques mètres d’elle. Le vent se fit plus violent, s’abattant sur elle jusqu’à lui faire perdre l’équilibre et la faire tomber au sol avant de quitter la pièce, sa clameur résonnant dans le château comme la plainte d’un fantôme.

Elle se risqua à écarter les bras de son visage et à lever la tête vers lui, tremblant de tout son corps. Il la considéra d’un regard noir, sentant le souffle du vent caresser sa peau et faire danser les mèches de ses cheveux.

― Comment peut-on tomber aussi bas ?, vilipenda-t-il dans un murmure en s’avançant vers elle. Comment peut-on souhaiter abandonner sa propre vie pour précipiter la mort d’un individu que le temps va finir par tuer ? Fais de la patience ton arme, et tu auras ta vengeance sans même te mettre en danger.

Elle eut un mouvement de recul à son approche. Il lui tendit la main, et elle se figea parfaitement. Il lui fallut quelques secondes avant de relever la tête, la stupeur se lisant dans ses yeux. D’abord hésitante, elle accepta son aide, frémissant au contact glacé de sa main. Il cilla également, sentant la délicieuse chaleur humaine dans sa paume. Un frisson le parcourut, et dès qu’elle fut remise sur pied, il lui lâcha la main, comme brûlé à son contact.

― Vous… Vous êtes très différent de ce à quoi je m’attendais, avoua-t-elle à voix basse.

Il haussa un sourcil, la gratifiant d’un regard interrogateur.

― La plupart des vampires ne sont pas célèbres pour leur altruisme ou leur compassion. Ce n’est pas non plus mon cas, ajouta-t-il en poussant un profond soupir. Cela dit, j’ai été mortel, autrefois. Il aurait été ingrat de ma part d’oublier d’où viennent mes racines.

Attendant visiblement qu’il poursuive, elle lui adressa un regard brillant de curiosité qu’il soutint avec aplomb, bien décidé à ne pas en dire davantage. Il se redressa et rehaussa ostensiblement le menton sans parvenir à détacher son regard du sien. Elle ne cilla pas.

Les miroirs lui avaient depuis des siècles dérobé son reflet. Comme il était singulier de le percevoir au fond de ses yeux. Un frisson lui parcourut l’échine. Il avait évincé jusqu’au moindre de ses semblables pour obtenir ce qu’il voulait et voilà qu’une mortelle débarquait et le faisait douter.

Finalement, ce fut lui qui détourna le regard en premier, le portant sur les fenêtres où le ciel commençait à faiblement s’éclaircir. Il poussa à nouveau un profond soupir.

― Il va être temps pour toi de t’en aller. Suis-moi, ordonna-t-il doucement en tournant les talons pour quitter la salle.

Elle resta interdite, hésitant à bouger et à ouvrir la bouche. Il continua son chemin sans prendre la peine de se retourner ; entendant les muscles de la jeune femme se tendre, il savait qu’elle lui emboîterait le pas, tôt ou tard.

― On ne peut pas devenir vampire par accident, lança-t-elle brisant le silence. Est-ce que la raison pour laquelle vous avez choisi d’en devenir un avait plus de valeur que la mienne ?

Il s’immobilisa, son dos se raidit sensiblement et il redressa la tête, comme pour relever ce qu’il lui restait de fierté. Une impression, si ancienne qu’il l’avait oubliée, secoua sa poitrine et serra son cœur. Un goût âpre se déposa sur sa langue et la mélancolie fit danser des souvenirs devant ses yeux. Se ressaisissant, il recouvra son impassibilité et sa contenance avant d’adresser à la jeune femme un simple regard par-dessus son épaule.

― Tu viens de le dire toi-même, on ne peut pas devenir vampire par accident. Et la raison pour laquelle j’en suis un aujourd’hui n’a pas plus de valeur que la tienne. L’individu qui m’a intronisé au vampirisme avait besoin d’un laquais, et je voulais obtenir du pouvoir.

Il rajusta son foulard de dentelle et chassa un grain de poussière imaginaire de son vêtement.

― Entrer dans la cour des vampires m’a ouvert la porte à la politique, aux complots. Et maintenant, parce que j’ai détruit chacun de ceux qui m’empêchaient d’atteindre mon objectif, je me retrouve enfin à la seule place qui m’ait jamais été dédiée.

Il se tourna pleinement pour lui faire face, ouvrant les bras pour désigner la grande salle.

― Être l’unique seigneur d’un grand château vide, conclut-il un amer sarcasme dans la voix. Vois et constate par toi-même… Dès lors que l’on obtient tout ce que l’on désire, il ne nous reste finalement plus rien.

Il laissa tomber ses bras le long de son corps, avant de rajuster délicatement son pardessus. Durant une poignée de secondes, il comprit d’où était venu l’intérêt de Von Drake, le seigneur précédent de ce château, pour la politique et le besoin de s’entourer d’une cour de charognards. Les jeux de la politiques et les machinations complotistes avaient dû être ses seules sources de divertissement, occupant son éternité à tâcher de rester le maître.

Il ne quittait pas la jeune femme des yeux, la suivant du regard lorsqu’elle capitula et qu’elle se pencha pour ramasser son arbalète avant de le rejoindre d’un pas timide, visiblement perdue dans ses pensées. Une esquisse de sourire se dessina sur ses lèvres, rassuré que l’entêtement de la mortelle prenne fin.

Il n’était pas certain qu’il aurait résisté bien longtemps à son égoïsme ; l’opportunité de ne plus errer seul dans ce château, de pouvoir discuter, de se sentir exister, semblait lui susurrer à l’oreille l’ordre de l’enlacer et de la mordre. Mais il avait une première fois succombé à son égoïsme en souhaitant devenir un vampire, il ne se laisserait pas séduire une fois de plus en volant la mortalité de son invitée.

D’un galant geste de la main, il l’invita à sortir de la grande salle et ils traversèrent côte à côte le vestibule jusqu’aux portes du château. Une fois dehors, le silence régnait et le ciel s’éclaircissait de minutes en minutes. Les chauves-souris regagnaient les cavernes, en tous petits groupes, ou bien virevoltant individuellement entre les branches des arbres, sans même chanter.

Il s’avança en premier sur un étroit sentier sinueux, suivit de près par la jeune femme, percevant dans le bruit de ses pas, une méfiance croissante.

― Le territoire des goules occupe une partie de mon domaine, mais bien évidemment, il ne s’étend pas partout, éclaircit-il tout en continuant de marcher. En passant par ses bois, on évite assez facilement les goules, mais, je dois avouer que le chemin débouche sur les falaises et qu’il est assez délicat de rejoindre le sentier côtier. Cela dit, je devrais pouvoir t’aider à descendre sans que tu n’aies à te fouler une cheville.

― Vous… Et le soleil ? demanda-t-elle. Ne va-t-il pas vous détruire ?

Il laissa un bref ricanement lui échapper.

― Si, bien évidemment, mais ce n’est pas comme si c’était la première fois. J’ai accumulé tellement de pouvoir que le soleil ne peut définitivement me détruire ; mes poussières reviennent inexorablement à mon caveau où la nuit me ressuscite.

Ils parvinrent rapidement au sommet d’un affleurement rocheux surplombant la mer qui s’était retirée. Une vaste étendue de sable habillait la plage en contrebas. Lui offrant une main qu’elle accepta avec hésitation, il la déposa sur le rivage, faisant distordre l’espace autour d’eux. Prise d’un léger vertige dû au Saut, il l’aida à s’asseoir sur un rocher où elle fut remise sur pied après quelques minutes.

― Maintenant, il te suffit de longer la plage, tu devrais atteindre les dunes dans une heure environ. Il y a un sentier qui te fera traverser la bruyère et te mènera à un petit village de pêcheurs.

Il marqua une courte pause avant de se tourner vers elle et de lui prendre doucement son arbalète des mains.

― Ça peut être un bon début pour envisager une autre vie que celle que tu étais venue chercher.

Elle sembla hésiter, mais un sourire illumina son visage. Le respect et la reconnaissance étincelèrent dans ses yeux.

― Avant de vous dire au revoir, je crois que je dois vous dire merci. Je ne vais pas mentir, j’ai toujours très envie de voir Alban de Navarre ramper à l’agonie. Mais je vous remercie de votre prévenance… Personne n’a jamais attribué à ma vie la moindre valeur, si bien que, finalement, moi non plus.

Il lui rendit son sourire, inclinant la tête la main posée sur le cœur.

― C’est moi qui te suis reconnaissant, jeune mortelle. Pendant tout le temps qu’a duré notre discussion, je me suis senti exister. J’avais presque oublié à quel point avoir de la compagnie pouvait être divertissant.

L’aube s’approchant et le soleil étant sur le point de poindre par delà l’océan, elle tressaillit légèrement, visiblement mal à l’aise à l’idée de le retenir.

― Est-ce que j’aurais le droit de revenir vous parler ? demanda-t-elle timidement.

La question le surprit, le décontenança même, mais un sourire réjouit et amusé étirait ses lèvres avant même qu’il n’y songe.

― Je serais ravi d’avoir à nouveau le plaisir d’entendre le son de ta voix…

― Helke, révéla-t-elle avant de s’éloigner lentement.

Il la regarda remonter la plage, sentant sur sa peau la morsure cuisante des rayons du soleil lorsque ceux-ci le traversèrent. Mais il connaissait si bien cette douleur qu’il n’y prêtait qu’une faible attention. Son regard et ses pensées étaient tournés vers la jeune femme qui s’éloignait. La douce chaleur qui croissait dans sa poitrine éclipsait entièrement la brûlure du soleil.

Il se surprit à être impatient de la retrouver. L’impatience. Une sensation si lointaine que la ressentir lui donna l’impression d’être redevenu mortel. Auparavant, les nuits se succédaient si vite qu’il perdait le compte, dorénavant, il lui semblait que les secondes s’étiraient. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas eu hâte de s’éveiller à nouveau.

Il se sentit devenir vaporeux, sa vue se troubla jusqu’à s’éteindre mais il n’avait pas besoin de voir pour ressentir, au-delà de la cuisante morsure du soleil, le vent le soulever, glisser sur la peau douce et veloutée de la jeune femme qui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

Chacune de ses particules se laissa porter par le vent, qui le ramena à l’intérieur de son cercueil de marbre. Et tandis qu’il se reconstituait peu à peu dans les ombres de son cimetière, un visage dansait devant ses yeux.

Là où les miroirs l’avaient effacé de la réalité, un seul regard d’Helke l’avait ressuscité.

Chapitre Précédent | Sommaire 

Laisser un commentaire