Héros – Chapitre 2

Parer n’avait jamais été son fort. Raide et immobile dans l’enclos d’entraînement, elle suivait du regard la silhouette de Saule, alors qu’il dessinait des cercles du bout de son bâton, marquant ainsi la terre humide d’Ilhero. Tous les matins étaient semblables. L’aurore annonçait le début d’une journée bien organisée et la rosée couvrait les bleus et plaies de la veille avec la douceur d’une mère qu’aucun des futurs héros n’avait.

Lorsque le déjeuner était terminé, que les classes de langue avaient été assenées, c’était l’heure de l’entraînement. Selon le jour, l’outil et la technique variaient, mais pas pour la jeune fille. Peut-être importe ce qu’elle avait dans les mains et les gestes qu’elle devait faire, la rapidité restait sa meilleure arme, et sa technique personnelle. Récemment pourtant, les Maître-masques l’en avaient privé. Ils estimaient qu’elle usait de fuite et qu’un jour viendrait où cela ne suffirait pas. Elle devait apprendre à parer et à anticiper un combat où son adversaire ne mourrait pas en un coup. Pour l’heure, Saule était encore debout, et elle avait horriblement mal aux fesses.

— Allé Pim, courage.

La jeune fille plissa les yeux, la colère rétrécissant ses pupilles tout comme sa capacité à rester concentré. Elle détestait qu’on l’appelle ainsi, même en utilisant un diminutif. Saule le savait, et un sourire goguenard traversa son regard sombre, étirant ses larges lèvres pour dévoiler ses dents immaculées, comme celles d’un loup. Profitant de son avantage, le jeune homme fondit en avant et décrivit un arc de cercle de son bâton. Malgré son instabilité et sa surprise, son adversaire eut un réflexe heureux et le coup glissa sur sa garde dans un grincement grave et sourd. Un cri de joie féroce monta de la gorge blanche de Pim, qui se retourna gracieusement dans un mouvement qui fit valser ses longs cheveux blonds et sauvages. Mais cela vint trop tard, malheureusement, et le deuxième assaut atteignit sa hanche, ajoutant un autre bleu sur un postérieur déjà meurtri. Dans un hurlement de rage, la jeune fille s’écroula au sol. Elle commença à saisir son arme tel un javelot pour viser la tête d’un Saule moqueur, lorsqu’une silhouette apparut entre eux.

— L’entraînement est terminé. Myrica a échoué pour la trente-septième fois aujourd’hui. Il te faut travailler ta garde. Saule ne devrait pas la ménager ou jouer sur des liens sentimentaux qui n’existeront pas hors de l’île. Vous essayerez à nouveau demain.

Myrica laissa le bâton de bois dur lui échapper des doigts pour rouler dans la terre. Elle avait envie de crier à l’injustice et à l’absurdité de tels exercices, mais il était inutile de parlementer avec les Maîtres-masques. Drapé dans sa cape sombre, la silhouette de leur instructeur s’était tue, son masque lisse et pâle tourné vers la barrière qui fermait l’enclos. La jeune fille reprit prestement son arme pour aller la ranger, avant qu’il n’ait pu lui faire de remarques. Elle avait beau être une des plus âgée de l’île dorénavant, elle avait encore peur de ses paroles sans émotion qui surgissaient des lèvres de métal dénuées d’interstice. 

Saule la suivit et ils quittèrent ensemble leur leçon, silencieux jusqu’à la disparition du Maître-masque.

— Tu l’as fait exprès de viser mes fesses aujourd’hui, hein ?

Le héros eut un rire large et bruyant. Il balança un de ses bras musclés autour des épaules de Myrica, sa peau noire tranchant sur la pâleur de la jeune fille. Ses tresses fines vinrent se mêler aux cheveux blonds et il s’approcha de son oreille pour lui chuchoter une raillerie.

— Hier j’ai visé ton ventre, je me suis dit que j’allais t’épargner aujourd’hui. Si tu veux demain, je peux viser tes jambes, ou alors tes seins.

Outrée, Myrica pressa sa poitrine large contre elle en lui donnant un coup d’épaule. Sur certaines des plaies que les adolescents avaient obtenues ce matin-là, leur sang doré perlait, brillant outrageusement sous le soleil de l’île. Ils rangèrent avec humilité leurs bâtons dans l’armurerie d’entraînement, sous l’œil attentif d’un autre Maître-masque, avant de rejoindre leur dortoir respectif. 

Lorsque Myrica pénétra dans celui des filles, la plupart de ses sœurs se préparaient au repas, profitant de cette pause pour se changer, se laver ou tout simplement jouer pour les plus jeunes d’entre elles. Elle s’approcha d’une large vasque d’eau en jetant ses vêtements sales dans une corbeille presque pleine, puis elle s’immergea brièvement dans le bain froid. Les bacs étaient changés deux fois par jour, après chaque entraînement, ce qui les maintenait propres, mais ils étaient communs et froids, ce qui irritait parfois les filles dans leur intimité et leur pudeur. Myrica était si endolorie qu’elle oublia le luxe de ces émotions ce matin-là et elle frotta vigoureusement son corps, avant de sortir sur les lattes fines, pour se sécher et panser ses plaies. Lorsque la cloche retentit, elle saisit rapidement sa tenue et commença à se vêtir tandis que le dortoir se vidait. L’uniforme de l’île était le même pour tous, quel que soit le sexe ou l’âge, seule la taille variait. En bas, les apprentis portaient un pantalon brun de toile souple et légèrement élastique, résistant, mais propice aux combats. En haut, ils revêtaient une large chemise verte dont le colorant provenait directement des algues cultivées sur l’île, qu’ils ajustaient selon un harnais savant, formé avec une bande de tissu doré. Myrica avait mis longtemps à maîtriser ce geste. Enfant, elle se trompait fréquemment sur la façon de passer la ceinture sous sa poitrine puis sur ses épaules avant de redescendre sur sa taille, et souvent les Maîtres-masques l’avaient obligé à recommencer, assise seule sur un tabouret jusqu’au petit matin, secouée par les larmes et la fatigue. Maintenant, elle nouait le tissu doré sans même y penser, mais avec toujours une pointe de fureur dans ses gestes.

Lorsqu’elle descendit dans le long réfectoire au toit de cathédrale, elle rejoignit en silence son banc désigné, où mangeaient les filles les plus âgées sous le regard argenté d’un Maître-masque. Quand elle fut devant son verre, celui-ci lui tendit son assiette, composée comme tous les jours de blé, de légumes et de poisson, le tout mélangé dans une mixture sans saveur et sans goût. Myrica commença à manger sans adresser la parole à ses voisines, qu’elle connaissait à peine. Les filles étaient moins nombreuses sur l’île, mais en plus de cela celles de l’âge de Myrica étaient déjà parties. Sur sa droite, Mousse et Miel avaient deux et trois ans de différence avec elle, et en face d’elle Lin et Neige étaient encore plus jeunes. Elle était la dernière de sa génération, et ses pouvoirs ne s’étaient toujours pas déclenchés. La seule pensée qui la rassurait lorsqu’elle songeait à cela était que Saule était là aussi, tout comme Tonnerre, un autre garçon assis à ses côtés qui avait sensiblement le même âge. Myrica leur adressa un sourire par-dessus les tables et commença à manger avec un appétit nouveau.

Bientôt les apprentis se levèrent pour laver leur bol et leur cuillère avant de les reposer dans leur bac jusqu’au repas du soir. Pour les plus petits, c’était l’heure de la sieste alors que les plus grands allaient passer la première partie de l’après-midi dans différentes sections de l’Ilhero, à effectuer leurs corvées. Ce jour-là, Myrica et les plus âgés devaient entretenir les jardins où poussaient des légumes, des fruits et quelques fleurs médicinales. 

Laissant aux autres les tâches délicates de greffer et de tailler les plants, la jeune fille saisit une pioche pour continuer à retourner la terre sur une parcelle qu’elle avait délimitée la veille. À côté d’elle, Saule éliminait les grosses pierres et traçait un chemin qui servirait à arroser et ramasser les plantes potagères que l’on allait dresser. Au départ, les deux amis échangeaient gaiement quelques plaisanteries, mais bientôt la lourdeur du soleil et la difficulté de leurs gestes les fit taire. Myrica avait enlevé sa tunique de toile avec son harnais doré et elle s’arcboutait avec peine, seulement vêtue de son pantalon et d’un bandage noir que les filles serraient autour de leur poitrine. Les Maîtres-masque toléraient cet écart au vu de la température, mais elle sentait leurs remarques muettes et glacées couler sur elle comme une onde tranchante. Pourtant, la chaleur et la transpiration qui ruisselaient sur sa peau lui firent tenir bon et elle ne se rhabilla que lorsque la cloche sonna, annonçant la reprise des entraînements. 

Harassés malgré l’habitude, Saule et Myrica marchèrent jusqu’à l’enclos, avant de tressaillir. Un cri avait fusé dans l’air lourd de la sèche journée. Le hurlement recommença et il fut soudain explicite qu’un enfant était en danger. Sans attendre, les deux héros se mirent à courir en direction du danger, tout comme les autres apprentis autour. La jeune fille perçut rapidement un attroupement près d’un des ponts qui traversaient la rivière d’eau claire et douce. Tonnerre arriva derrière eux, encore couvert de terre et de paille. Il avait passé ses corvées à former les fagots.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il d’une voix grave.

— Aucune idée, on vient d’arriver, répondit Saule en les entraînant en avant.

Bientôt, les trois jeunes gens discernèrent une fillette bloquée sur des rochers, en plein milieu du courant vif. Elle avait apparemment dérapé sur le pont et était tombée dans l’eau où les rochers l’avaient attrapée, non sans lui ouvrir l’épaule de plaies profondes qui teintaient l’onde autour d’elle d’un voile doré.

— Il faut la remonter, venez, on est les plus grands.

Myrica saisit le bras de Saule et monta sur le pont en poussant la foule apeurée et excitée autour d’elle. Le jeune homme comprit vite qu’elle allait se laisser glisser dans l’eau et qu’il faudrait la retenir, mais à deux l’opération serait vaine, aussi levèrent-ils tous deux les yeux vers Tonnerre pour lui demander son aide. Mais il ne pouvait pas les entendre.

Son corps à la peau noire et aux cheveux ras flottait au-dessus des flots. Ses pupilles d’habitude aussi sombres que celles de Saule étaient maintenant dorées, tandis l’air autour de lui suivait un cycle impérieux et nouveau. D’un mouvement de la main, Tonnerre arrêta le courant, puis il ouvrit une brèche jusqu’au rocher, où quelques apprentis secoués, mais vifs, accoururent pour recueillir la petite blessée. 

Myrica et Saule n’avaient pas bougé. Le jeune homme avait d’abord fixé son ami, électrisé par l’émergence de ses pouvoirs, puis il avait détourné les yeux vers son amie, pour lire dans son regard le désespoir que ce ne soit pas elle, et l’affliction de bientôt être seule. Discrètement, il serra sa main dans la sienne et lui sourit.

— Tonnerre, vos pouvoirs sont nés. Vous quittez l’île ce soir.

À peine Tonnerre avait-il de nouveau touché terre qu’un Maître-masque était apparu derrière lui pour lui dire cette phrase simple et courte, avec le ton égal et dénué d’émotion qu’ils avaient toujours. L’irruption de la silhouette sombre eut un effet soudain sur les apprentis qui s’éparpillèrent en toute hâte pour rejoindre leur classe, tandis que la blessée était emmenée par le Maître-masque, et que Myrica courrait vers l’enclos, cachant ses larmes dans la fuite.

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