LES MONDE ERRANTS – Chapitre 44
Chapitre 44
Le soleil commençait à percer ses rayons mordorés à travers les épais voilages gris, s’immisçant progressivement dans cette chambre obscure où nul bruit hormis un faible ronflement se faisait entendre. Soudain, le réveil sonna six heures. Profondément endormie jusqu’alors, Maud grogna et abattit son doigt sur le bouton afin d’éteindre cette sonnerie incessante qui avait le don de l’exaspérer chaque matin. Encore groggy, elle bâilla à s’en décrocher la mâchoire et s’étira de tout son long. Avec lenteur, elle s’extirpa des couvertures, prenant grand soin de ne pas réveiller François qui dormait encore à poing fermé. Contrairement à elle, monsieur avait la chance de pouvoir dormir jusqu’à huit heures et d’avoir un travail situé à moins d’un quart d’heure de marche de son domicile, même s’il était bien moins rémunéré.
Elle alla discrètement en direction de l’armoire pour s’emparer de ses vêtements. Une simple robe à fleurs, légère et s’arrêtant à mi-cuisses, serait idéale pour cette saison estivale et le beau temps qui s’annonçait en cette journée ensoleillée. Ses affaires en main, elle se rendit dans la salle de bain à pas de velours, faisant grincer ce vieux parquet à chacun de ses pas.
Elle fit couler un mince filet d’eau claire et mit ses mains en coupelle pour s’asperger le visage afin de se débarbouiller. Chose faite, elle ferma en hâte le robinet. L’eau était devenue chose précieuse et son prix affiché au litre atteignait des sommes faramineuses ; mieux valait éviter de gâcher pareille denrée. Armée de sa serviette, elle tapota délicatement l’étoffe contre sa peau. Puis, trouvant qu’il faisait trop chaud dans cette petite pièce baignée par le soleil matinal, elle ouvrit en grand la lucarne et laissa l’air frais pénétrer céans.
Dehors, les rues étaient déjà bien empruntées. Le vrombissement des moteurs, le hurlement strident des klaxons, le martèlement régulier du pas des passants et le roucoulement des pigeons résonnaient, offrant un concert coutumier dans ce quartier populaire du douzième arrondissement de la capitale.
C’était sous ce ballet quotidien que la jeune femme se préparait. Elle enfila sa robe et la cintra à la taille par un fin ruban bleu, marquant sa poitrine galbée et accentuant les courbes de sa silhouette sinueuse en forme de huit. Pour éviter que ses longs cheveux blonds ne lui collent à la nuque, elle se les attacha en une queue de cheval haute. L’espace d’un instant, elle hésita à se maquiller mais comprenant qu’elle ressemblerait rapidement à un raton laveur au vu de la chaleur ambiante qui la ferait suer à grosses gouttes d’ici peu, elle se résolut à rester tel quel.
Ballerines et sac en main, elle s’éclipsa de la salle de bain et, après avoir accordé un baiser furtif sur le front de son compagnon, sortit de l’appartement sans déjeuner. Elle descendit les trois étages dans cette cage d’escalier étriquée et de guingois, si caractéristique d’un style haussmannien. Dans la rue, elle marchait d’un pas rapide, s’ébaubissant de l’atmosphère de Paris. Le parfum alléchant des viennoiseries parvint à ses narines et elle ne put s’empêcher de se rendre à la boulangerie de l’allée pour y acheter une gâterie qu’elle dégusterait avec plaisir dans le métro.
Elle se renfrogna en remarquant que le prix des produits avait encore augmenté de quelques centimes. Décidément, le blé avait lui aussi connu une inflation, à moins que ce ne soit encore une nouvelle fois l’essence. Elle eut un petit rire interne en songeant que la veille elle aurait pu avoir un petit déjeuner complet au tarif d’une seule baguette affichée ici.
Il lui fallut pas loin d’une demi-heure pour arriver sur le parvis de la Pitié Salpêtrière ; cet hôpital construit sous le règne de Louis XIV et qui accueillait en son sein depuis près de seize ans la section de recherche du Docteur Aristide Lazare.
Maud sortit son badge et passa l’imposant portique. À l’intérieur, elle arpenta les larges couloirs au dallage écru et suivit la direction dédiée aux soins et traitements du syndrome d’Ophélie. Dire que cela faisait presque quatre ans qu’elle travaillait ici ; un privilège qu’elle n’aurait jamais pu concevoir au vu de sa situation qui était bien désavantagée par rapport à celle des nombreux concurrents auxquels elle avait dû faire face lors de son concours. Pas plus débrouillarde que ses pairs mais néanmoins avide de montrer ce qu’elle avait dans le ventre, ce fut lors des entretiens oraux que sa place au sein de l’unité avait été décidée.
Son supérieur était déjà présent lorsqu’elle pénétra dans la salle de convivialité. Plongé dans ses réflexions, l’équanime Florian se tenait assis sur son fauteuil et sirotait calmement une tasse de café tout juste préparée. Voyant qu’il lui restait encore un bon quart d’heure avant le début de ses horaires, Maud l’imita et s’installa face à lui. Elle le salua courtoisement et entreprit la lecture du fascicule posé sur un coin de la table basse qu’elle avait déjà tant lu et relu. Car Florian n’était pas des plus bavards, en particulier le matin où il affichait éternellement ce visage dur aux traits crispés.
Sans entrain elle scruta une énième fois le prospectus publicitaire affichant pour gros titre : Syndrome d’Ophélie y êtes-vous sujet ? Elle retourna le papier et entreprit la lecture :
« Il est bien reconnu depuis vingt ans maintenant que cette maladie, semblable à l’Alzheimer de prime abord, est directement liée à un événement ciblé, un traumatisme ou accident dans la vie du patient, ayant eu lieu généralement lors de l’enfance. Le Dr Lazare propose de la traiter d’une manière inédite dans son cabinet, dans sa section de recherche spécialement dédiée à la guérison de ce syndrome encore bien méconnu. Ainsi, médecins, chercheurs et autres employés s’attellent à prendre en charge ces patients particuliers avec une méthode fort inhabituelle dont seul Lazare ainsi qu’une petite poignée d’individus ont le secret. Ces gens sont communément nommés comme faisant partie de La Brigade des Ailes Irisées… »
Du coin de l’œil, elle aperçut son supérieur se redresser pour se diriger dans une salle annexe. Elle se leva à son tour et le suivit. Ils longèrent un corridor étroit, aux murs blancs fraîchement peints, dépourvu de toute décoration et éclairé par des néons blafards. Puis ils franchirent la porte du fond et entrèrent dans une salle tout aussi austère qui lui avait provoqué un étrange sentiment d’angoisse lorsqu’elle s’y était rendue la première fois.
Au centre se tenait une femme endormie sur un lit à la literie immaculée et de teinte liliale. La dame avait un certain âge, soixante ans peut-être à vue de nez. Les yeux clos, elle semblait étonnamment sereine malgré que sa tête soit noyée sous ce vaste réseau de câbles et d’électrodes qui parcouraient l’intégralité de son corps aussi pâle que celui d’un mort. Un autre homme en tenue d’infirmier se tenait auprès d’elle et finissait de la harnacher, serrant fortement les sangles pour lui maintenir nuque, poignets et chevilles.
— Bonjour docteur, annonça posément Florian tout en s’emparant des documents posés sur le bureau. Qu’avons-nous pour aujourd’hui ?
Le médecin termina d’attacher la dernière sangle et examina sa patiente de pied en cap.
— Mademoiselle Emma Martin, soixante-deux ans. Atteinte de l’Ophélie depuis quelques mois. Après diverses auscultations et analyses, la source de son mal-être semble provenir d’une rupture ayant eu lieu en août 2001.
Maud se rapprocha de son supérieur et loucha sur le dossier. Apparemment, cette vieille dame n’aurait pas supporté la décision de se séparer de son amour de jeunesse et aurait passé le restant de sa vie à ruminer le fait de l’avoir éconduit, au point de demeurer seule, sans famille, rongée par le remords.
— Donc si je comprends bien, notre rôle sera de la persuader de rester auprès de son amant ? nota-t-elle, songeuse.
— C’est la conclusion à laquelle je suis parvenu, plussoya le médecin, à l’époque, cette jeune femme de vingt ans ne se voyait pas vivre en couple et avait vu cette aventure comme un amour de vacances sans aucune possibilité d’avenir. L’ennui est qu’elle en a été tellement traumatisée suite à cela qu’elle n’est pas parvenue à faire fi de cet événement.
— Une peine de cœur, murmura Florian en se frottant le menton, cela ne devrait pas être des plus compliqué à résoudre. Surtout si c’est mademoiselle qui l’a éconduit. Il suffira juste de la convaincre de rester auprès de lui.
— En espérant qu’elle ne soit pas déçue de ce choix à l’avenir, murmura-t-elle, les gens ne sont généralement pas les mêmes en vacances ou au quotidien.
— Ça nous n’en saurons rien, hélas ! Du moment qu’elle ne revient pas ici une fois cette affaire résolue, nous pourrons célébrer cela comme une réussite. Qu’importe qu’elle soit heureuse auprès de lui ou non.
Sa remarque prononcée avec un ton si détaché décrocha un rictus à la jeune femme. Certes il n’était pas de leur devoir de s’occuper de la vie ultérieure du malade ; une fois la mission arrivée à son terme, il leur fallait passer à autre chose sans nullement se soucier de l’évolution mentale du patient à l’avenir. C’était un des points qu’elle n’affectionnait guère dans son métier.
La patiente parée, le médecin se dirigea vers la machine pour la calibrer. Pendant ce temps, les deux acolytes se dirigèrent vers les vestiaires afin de sélectionner des tenues adéquates pour l’époque dans laquelle ils allaient être propulsés. Maud s’empara d’un jean ainsi que d’un crop top, laissant son nombril apparent. Elle palpa avec soin ses légers bourrelets et se tourna vers Florian.
— Comment tu me trouves ? s’enquit-elle en guettant sa réaction. Je fais pas trop boudinée ? Tu crois que je dois prendre la taille du dessus ?
Celui-ci resta coi et esquissa un sourire faux. Il n’aimait pas répondre à ce genre de questions qui le mettaient mal à l’aise. Pour lui, peu importait le physique. Il n’avait d’ailleurs aucun jugement esthétique et ne s’intéressait ni à l’art ni à toute forme de beauté suggestive ; seules comptaient les valeurs cartésiennes et les choses tangibles.
— Tu es très bien ainsi, se contenta-t-il de répondre en s’emparant de ses vêtements, prends également un ou deux changes, un maillot de bain et un imperméable. Au vu de la localisation, mieux vaut avoir de quoi se changer une fois sur place.
— Tu vas mettre quoi toi ? le questionna-t-elle en examinant les affaires qu’il avait sélectionnées. Ne me dis pas que tu vas encore mettre une chemise ainsi qu’un jean !
— Et pourquoi pas mademoiselle l’inquisitrice ? se moqua-t-il. J’ai de la chance, c’est le genre d’habits éternellement en vogue. Je n’ai qu’à changer les motifs et paf, ça passe !
— Tu ne veux pas te gominer les cheveux dans ce cas ? Ça t’irait bien je suis sûre ! Tu devrais tenter.
Un ricanement s’extirpa de sa bouche :
— Est-ce que je demande à mademoiselle de se raser un côté du crâne pour être tendance ? Aller file, que je me change en paix au lieu d’être assailli par tes questions ridicules.
— Dans ce cas, mets la chemise hawaïenne, fit-elle en lui adressant un clin d’œil, qu’on rigole un peu. C’est l’été après tout et en plus on sera sur la côte Bretonne, ça égaiera un peu le ciel grisâtre auquel on aura sûrement droit en arrivant.
— Aller ouste pipelette, annonça-t-il en épousant ses dires d’un geste de la main pour la chasser, assez palabré, on perd du temps inutilement avec tes âneries.
Une fois prêts, ils se rendirent devant la machine et patientèrent que les conseils ou les avertissements du médecin leur soient donnés.
— Je n’ai pas grand-chose à dire, pensez-vous qu’une journée avant la rupture vous suffise pour résoudre son dilemme ?
Florian soupira et demeura muet, plongé dans ses réflexions ; l’amour n’était pas son sujet de prédilection. Il n’avait jamais eu de relations sérieuses, juste quelques amourettes de passage sans lendemain. À l’inverse, Maud avait déjà connu pas mal de relations plus ou moins longues. À présent, cela faisait deux ans qu’elle vivait avec François et semblait s’épanouir dans cette relation tantôt prospère tantôt tumultueuse.
— Je pense qu’il serait mieux que l’on arrive au moins trois ou quatre jours avant, réfléchit-elle, qu’on puisse voir comment ils agissent tous les deux. Comme ça, on pourra plus facilement lui donner les arguments pertinents qui la motiveront à rester auprès de lui.
— Quatre jours ? se renfrogna-t-il. Ça me semble un peu trop long, trois seraient amplement suffisants. Si elle a regretté cet homme sa vie entière, c’est qu’ils ont dû en vivre des choses lors de ces deux semaines de vacances.
— Tu n’as pas tort ! Oh je sens que ce séjour va être joyeux ! Pour une fois qu’on a une cause légère à régler !
Florian ricana et posa une main amicale sur son épaule, la pressant légèrement.
— Quelle est la règle numéro quatorze, mademoiselle.
Maud se mordilla la lèvre et baissa les yeux.
— Ne jamais s’emballer, qu’importe la mission qui nous est confiée. Il n’est jamais aisé d’en démêler la cause aussi futile qu’elle puisse paraître.
— Parfait !
Sur ce, il échangea brièvement les dernières modalités auprès du médecin puis, une fois le portail de la machine ouvert, il prit son acolyte sous le bras et s’y engouffra avec elle, en route pour le Finistère.
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