LES MONDES ERRANTS – Chapitre 41
Chapitre 41 – Retrouvailles
Cela faisait maintenant plusieurs semaines que Chaton et Tanuki s’étaient séparés. Il ne lui restait plus qu’un mois pour sauver sa mère et la mission lui semblait impossible. Il tentait de retourner dans la région du Siwalik et de regagner le temple du Dieu Tigre pour observer une dernière fois la statue de sa mère avant de la perdre définitivement. Il voulait se lover auprès d’elle et lui dire un dernier adieu.
Pour être sûr d’arriver à temps, il suivait sans relâche le cours du fleuve Koshi dans lequel Renard s’était noyé et qui prenait sa source dans les sommets de l’Himalaya. Il alternait la marche et la course, ne s’arrêtant que très peu, juste pour chasser, boire ou dormir. Ce si petit félin débordait d’une incroyable énergie et semblait détenir des ressources inépuisables, presque divines.
Un jour, alors qu’il s’apprêtait à quitter le Teraï et à remonter les montagnes, un gigantesque tigre fondit sur lui afin de le dévorer. N’ayant pas eu le temps de réagir, Chaton se retrouva plaqué au sol. L’immense patte du fauve lui retenait la gorge et ses crocs, d’une longueur impressionnante, n’étaient qu’à quelques centimètres de son visage. Il se débattait tant bien que mal, plantant ses griffes contre la patte du géant. Puis il ne bougea plus et se laissa dominer. Il ferma les yeux, soumis.
Ainsi, je vais mourir, pensa-t-il, car telle est la volonté de mon père, et le tigre qui me tient à la gorge est l’un de ses disciples.
Soudain, il sentit le tigre libérer son étreinte. Il ouvrit lentement un œil et vit un large sourire se dessiner sur la bouche du félin. Contre toute attente, le tigre se mit à rire et, avec un geste brusque non maîtrisé, plaqua le chaton contre sa poitrine.
— Eh bien alors, c’est la première fois que je te vois si effrayé mon Chaton ! La jungle t’aurait-elle rendu peureux ?
Chaton demeura coi, ébaubi.
Non ! ça n’est pas vrai ! Ce ne peut être lui ! songea-t-il.
— Re… Renard ? bégaya-t-il. Renard c’est toi ?
Le tigre se mit sur ses pattes arrière et croisa les bras.
— Eh eh ! Avoue que tu ne t’attendais pas à me voir devant toi dans une apparence aussi majestueuse. Car oui, j’avoue que sur ce coup-ci je me suis surpassé !
En effet, Renard avait l’apparence d’un très beau tigre du Bengale, doté d’une magnifique toison dorée mêlée d’orange et bordée de stries noires. Son pelage était doux et soyeux, complètement différent de celui qu’il avait étant renard. Il semblait à présent avoir acquis un poids normal.
Tout heureux, Chaton l’enlaça ardemment.
— Oh Renard ! Je suis si content de te retrouver, tu m’as énormément manqué !
— Eh bien, petit ! Je ne pensais pas que ça te procurerait un tel effet ! dit-il d’un ton narquois. Au fait, où est Tanuki ? Je n’arrive pas à sentir son odeur.
Chaton raconta leur histoire. Renard écouta son discours et promit d’aller rendre visite à sa sœur, restée au temple langur, avant la fin de l’année. Chaton demanda à son tour ce que Renard avait fait durant tout ce temps. Il avait vécu et découvert énormément de choses. Tout d’abord, alors qu’il avait été emporté par les flots, il était parvenu à se changer en tortue avant de chuter dans la cascade ; la carapace de celle-ci pouvant amortir les chocs et le maintenir en vie. Il avait miraculeusement réussi à s’en sortir vivant et sans grande blessure. Néanmoins, la chute avait été si violente qu’elle l’avait assommé : il était demeuré inconscient très longtemps. Au point qu’à son réveil, il s’était retrouvé échoué sur la rive, au fin fond de l’Inde.
Étant trop affaibli, il n’avait pu se métamorphoser avant des jours. Il avait remonté, dans un premier temps, le fleuve sous la forme de tortue puis il avait trouvé un groupe de crocodiles et s’était dit qu’il aurait été plus aisé de remonter le fleuve sous cette forme plus imposante. Ensuite, il avait aperçu un rhinocéros unicorne et avait pensé qu’il aurait été encore plus facile de voyager ainsi plutôt que sous l’apparence d’un crocodile, qu’il avait trouvé trop lent une fois hors de l’eau.
Après, il avait troqué la forme de rhinocéros, trop lourde et pataude, en faveur de celle d’une panthère noire : l’animal lui avait paru agile, rapide et assez imposant pour ne pas être importuné par d’éventuels prédateurs. Malheureusement, une femelle panthère qui passait par là, était tombée sous son charme et s’était éprise de lui. Elle l’avait suivi absolument partout, voulant attirer son attention.
Renard, agacé, avait fini par se métamorphoser une dernière fois : sous l’apparence d’un tigre du Bengale. Et ce, dix jours avant de retrouver Chaton dont il avait reconnu l’odeur et avait suivi la piste.
— Mais, commença Chaton, comment se fait-il que tu ne te sois pas changé en oiseau ? Tu aurais pu aisément remonter la jungle dans les airs et sans encombre jusqu’au Népal ! Tu aurais pu parvenir à notre rencontre en très peu de temps finalement.
Renard ricana puis lança avec désinvolture :
— Mon cher petit félin ! l’aventure aurait été bien moins drôle et instructive si j’avais fait cela ! Ça aurait été fort dommage de ne pas utiliser cette chance de pouvoir apprendre au détriment de la facilité. D’autant que je ne pensais pas que vous me chercheriez tout ce temps.
Chaton le regarda, catastrophé. Il tremblait.
— En fait, tu as fait exactement ce que t’as pu reprocher à Tanuki lorsqu’elle s’est fait enlever par l’aigle !
— Exactement mon Chaton ! Et c’est justement grâce à ce voyage que j’ai appris le goût de l’effort et de la persévérance. Je me sens tellement bien ainsi si tu savais ! Je me sens libre comme jamais, en symbiose avec moi-même !
— Eh bien, je suis bien content pour toi alors ! cracha le petit félin, les oreilles plaquées en arrière et la gorge nouée.
Il avait une boule au niveau du ventre et un goût amer dans la bouche tant il fulminait. Il se rendit compte qu’il avait perdu un temps précieux pour sauver son ami qui n’avait visiblement pas besoin de son aide. Pire, Renard n’avait que faire de sa mission. Il commença à pleurer.
Renard, qui ne comprenait pas le désarroi soudain de son ami, lui demanda timidement :
— Bah que se passe-t-il mon petit Chaton ?
Le canidé avait l’air désemparé et ne savait quoi faire devant le petit félin qui pleurait à chaudes larmes.
— Ca… calme-toi, je t’en prie !
Mais Chaton n’y parvenait pas. Toute la peur et la tristesse qu’il avait tenté de maîtriser pendant l’année venaient d’éclater. Il comprit qu’il avait gaspillé son temps, il se sentait inutile, faible et ridicule. Renard, embarrassé, le prit dans ses bras et le caressa gentiment. L’odeur du tigre, sa chaleur et le va-et-vient des câlineries réussirent, au bout d’un long moment, à le calmer. Et Chaton s’endormit.
À son réveil, il parla avec Renard, lui dévoilant l’objet de sa profonde tristesse. Le canidé se sentit mal. Il n’aimait pas l’idée d’avoir ainsi oublié son jeune ami et de l’avoir laissé-pour-compte alors qu’il avait besoin de lui et avait sacrifié sa mission pour le rechercher. Pour se racheter, il proposa à Chaton de le ramener au temple du dieu Tigre où il pourrait une dernière fois veiller auprès de sa mère pendant les quelques jours qu’il lui restait. Les yeux de Chaton brillèrent à cette proposition. Sans perdre de temps, Renard se changea en un splendide héron et invita le félin à monter sur son dos. Puis ils s’envolèrent tous deux en direction des montagnes de l’Himalaya.
Le vol dura longtemps. L’immensité de la jungle tropicale laissa place à de grandes forêts vierges où se dessinaient au loin les très hautes montagnes de l’Himalaya. Le Népal était un magnifique pays, encore sauvage, où seuls de rares temples et villages émergeaient à travers la forêt. Peu d’humains avaient élu domicile dans ces régions si reculées, rendant ces contrées mystérieuses, divines. Ils traversèrent bon nombre de champs, de villages, de clairières et de bois, le tout encerclé par des forêts interminables et verdoyantes ainsi que par des falaises abruptes aux ponts suspendus dans le vide à une très haute altitude. D’impressionnantes cascades formaient de larges fleuves, eux-mêmes divisés en de multiples rivières et ruisseaux.
Le soleil commençait à se coucher, plongeant le ciel dans un bleu outremer illuminé de multiples auréoles pourprées. Puis la nuit arriva, la lune berçait la voûte de son voile pâle. Le ciel était dégagé, aucun nuage ne masquait les étoiles qui scintillaient de mille feux. Le spectacle était saisissant et dégageait une aura mystique.
Plusieurs heures passèrent et Renard entama la descente. Il vint se poser en douceur dans l’enceinte du temple du Dieu Tigre. Chaton sauta de son dos et accourut jusqu’à la statue de sa mère. Quand il se retrouva devant elle, il aperçut qu’elle n’avait pas changé ; elle était toujours aussi belle, blanche et étincelante comme si elle venait tout juste d’être transformée.
— Mère ! murmura le petit félin.
Il monta sur le promontoire, fit le tour de la sculpture en se frottant et ronronnant puis s’allongea près d’elle.
— Pardonne-moi !
Il resta de longues heures, pensif et méditant sous la lune d’argent. Il ressentait à la fois tristesse et joie de revoir sa mère. Il décida que pendant le peu de jours qu’il lui restait, il resterait auprès d’elle, car elle était ce qu’il avait de plus précieux. Toujours sous sa forme de héron, Renard observa la scène de loin puis décida qu’il était temps pour lui de s’éclipser. Il avait déjà assez fait souffrir son jeune ami et portait en lui le poids de sa culpabilité ; chose qu’il n’avait jamais éprouvé de sa vie jusque-là. Il détestait ce sentiment qui semblait le ronger de l’intérieur. Alors il ouvrit ses ailes et, sans un adieu, regarda une dernière fois Chaton avec bienveillance. Enfin, il s’envola, laissant derrière lui une plume liliale.
À son réveil, Chaton comprit qu’il était seul mais il n’en voulut pas à Renard d’être parti. Il savait que son ami avait ses raisons, même si cela lui procura un pincement au cœur. Il était seul dans cette enceinte déserte. Le calme régnait, il se sentait apaisé. Il ne lui restait plus que sept jours. Il trouva la plume de héron, imprégnée de l’odeur de son ami et la garda en souvenir. Il la déposa à côté de la sculpture de Chatte ; elle lui apporterait réconfort.
Pendant cette ultime semaine, Chaton s’était occupé du temple ; il nettoyait les pierres couvertes de mousse, lustrait les sols et balayait les feuilles des arbres qui commençaient à tomber. L’automne arrivait, la nature commençait à mourir. Les épais feuillages de verdure se changeaient peu à peu en de maigres branchages aux feuilles éparses.
La couleur verte qui dominait jusqu’alors devenait un dégradé d’ocre, de rouge et de brun. La brume s’installait progressivement et les nuits étaient de plus en plus glaciales. Pourtant, il dormait toujours auprès de sa mère, grelottant de tout son être. Son amour était si fort qu’il supportait cette épreuve sans rechigner.
Quand vint le crépuscule du dernier jour, Chaton fit face à la statue de Chatte. Il planta ses prunelles dans les yeux de la sculpture d’albâtre et plaqua sa tête contre la sienne.
— Ô Mère ! si tu savais comme je suis terriblement désolé, lança-t-il plaintif.
De grosses larmes coulaient sur son visage. Il tremblait.
— Je voudrais tellement te sauver ! Si seulement le Dieu Tigre pouvait me prendre à ta place et te libérer de ce sortilège. Je me sacrifierais volontiers pour que tu puisses vivre ta vie. Après tout, je n’aurais jamais dû exister.
Il pleurait, seul, dans la brume nocturne. Soudain, un halo bleu pâle apparut et prit la forme fantomatique d’un tigre. Chaton reconnut son père, le Dieu Tigre lui-même. Il était aussi grand et imposant qu’il l’avait imaginé. Il ne réagit pas et se contenta de le regarder.
— Père ! dit-il en s’inclinant.
— Mon fils ! Voilà maintenant quatre saisons que je t’observe depuis les cieux. Long est le chemin que tu as parcouru pour arriver jusqu’ici. Tu as d’abord acquis le savoir auprès de ta mère ainsi qu’auprès des esprits du soleil et de la lune. Puis, tu as gagné le courage en tentant de sauver tes amis lorsque ceux-ci avaient besoin de ton aide et en relevant les défis qui s’offraient à toi. Ensuite, tu as su faire preuve de sagesse en laissant ton amie vivre sa vie chez le peuple singe et en aidant les deux jeunes humains. Et pour finir, plutôt que de t’entêter vainement pour une cause perdue, tu es revenu auprès de ta mère afin de profiter de ces derniers instants en sa compagnie, par amour pour elle.
Chaton écoutait ces sages paroles, calme et immobile en apparence. En son for intérieur, son cœur battait vivement et sa gorge ainsi que son estomac étaient noués.
— Tu as réussi à honorer ton sermon. Tu t’es montré digne de ta mère et, par conséquent, digne de moi. Et je t’en félicite. Pour cela, je vais vous laisser vivre, ta mère et toi. Que toute la région du Siwalik devienne votre maison, que les plus grands seigneurs des hautes montagnes vous respectent ainsi que les petites-gens du Teraï. Tu es à présent le digne héritier de ces terres sauvages du Népal. Tu fouleras cet empire comme je l’ai fait jadis avec bienveillance et sagesse.
Chaton releva la tête et plongea son regard dans celui du Dieu Tigre. Puis, sans un mot, il s’inclina à nouveau. Il n’avait rien à dire, il n’en avait pas besoin ; il savait que son père comprenait ce qu’il ressentait. Sur ces belles paroles, un grondement de tonnerre retentit et la silhouette du tigre disparut. Chaton regardait le ciel. Il se sentait serein, heureux. Puis il ferma les yeux et prit une longue inspiration. Il apprécia la brise du soir qu’il respira à pleins poumons.
— Chaton ? fit une voix douce, derrière lui.
Le petit félin ne se retourna pas, il connaissait cette voix, et pouvait la reconnaître entre mille. Chatte se lova derrière lui, son poitrail contre son dos, elle posa sa tête sur celle de son fils. Un puissant ronronnement émergea des deux corps qui se tenaient blottis l’un contre l’autre. Aucun des deux ne parlait, seul le ronronnement résonnait en ces lieux. Ils s’étaient retrouvés, et ils étaient heureux ; ils allaient enfin pouvoir vivre leur vie.
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