LES MONDES ERRANTS – Chapitre 8

Chapitre 8 – L’Aigle rouge 1/5

Les ailes grandement déployées, un goéland poussa un cri strident, rentrant tranquillement au port après cette journée harassante passée en pleine mer. Pêcher du poisson, se percher en haut des mâts des voiliers pour dévorer sa pitance puis fienter éhontément sur l’infortuné marin qui passerait au-dessous au moment opportun et recommencer ainsi de suite du matin jusqu’au soir, telle était la vie trépidante d’un oiseau de sa veine.

Mais à peine se posa-t-il sur le muret de pierre qu’une balle sifflante le cueillit en pleine poitrine. Foudroyée, la pauvre créature tomba raide morte dans une flaque d’eau saumâtre. L’homme qui l’avait abattue sans vergogne — un marin en guenilles fortement aviné — s’approcha de son trophée. La démarche hasardeuse, tanguant dangereusement de gauche à droite, il s’accroupit et s’empara du volatile pour le balancer avec panache de l’autre côté.

De ses yeux vitreux, il regarda le cadavre percuter la roche en contrebas avant de se faire engloutir par la vague vorace qui le dévora intégralement pour l’emporter au fond de ses entrailles, au royaume des sirènes, où des trésors cachés gisaient par milliers. D’un geste provocateur, le vieux loup de mer cracha une glaire tiède et maronnasse puis rangea maladroitement son arme dans l’étui accroché à sa ceinture avant de repartir comme si de rien n’était.

Ce spectacle somme toute coutumier dans cette partie reculée du monde civilisé, n’eut pas le don de faire sourcilier l’enfant qui se tenait sur le ponton à quelques mètres de là. Reclus dans son coin, le mulâtre n’avait pourtant rien manqué de cette absurdité et continuait de mâchonner son morceau de pain rance qu’il avait chapardé.

Des miettes de pain venaient s’échouer dans ses habits déchirés, jadis blancs, révélant des parcelles de son corps malingre recouvert d’une peau mate proche du brun. La défroque humide par le bois trempé de son assise relevait la senteur âcre des gouttes d’urines imprégnées dans son unique caleçon dont l’état de conservation était en tout point similaire à la majorité des habitants de cette prodigieuse île de Santa Cabra.

La grosse cloche de la tour de guet tinta suivie par le cri d’alerte des sentinelles. Alors que tout était relativement calme, la foule annexe se mit à s’agiter. Marins, commerçants, prostituées et autres badauds s’amoncelèrent en grand nombre sur le quartier portuaire, criant et se bousculant pour y apercevoir l’immense galion qui venait de s’amarrer dans la baie à une dizaine d’encablures.

Le drapeau de ce prestigieux navire que tous reconnaissaient entre mille arborait un aigle rouge aux ailes éployées sur un fond noir et crachant de sa gueule béante trois flammes ardentes ; le pavillon du Águila Roja, le bâtiment de l’énigmatique et téméraire capitaine Diego de la Riviera ; le flibustier que nul n’avait jamais vu et dont les rumeurs les plus folles courraient à son sujet.

Le mulâtre se redressa et se fondit parmi l’assemblée fiévreuse afin d’apercevoir l’équipage accoster à bord de leurs chaloupes chargées d’or et de victuailles. Acclamés par les riverains, les nouveaux arrivants se pavanaient comme des coqs, hissant de leurs mains les innombrables trésors pillés et rapportés, encore tachés du sang de leurs victimes. En revanche, nulle présence du capitaine.

Malgré la déception de ne pas avoir eu la chance d’apercevoir son idole, le garçon sourit à la vue de cet amoncellement de richesses, dévoilant deux rangées de dents jaunies entre lesquelles demeuraient des restes présents depuis plusieurs jours. Mais sa joie ne fut que de courte durée car un milicien, fortement agacé par la présence de ce jeune mufle digne de côtoyer les rats, l’agrippa par ses cheveux crépus.

— Dégage vermine ! grogna ce dernier d’un ton bourru. Les quartiers portuaires sont défendus aux gamins.

Sans ménagement, l’homme au costume rouge galonné de boutons dorés lui asséna un coup de pied dans le derrière, manquant de le faire tomber dans une fange qui jonchait le sol glissant. La boue collante aux bottes du soldat laissa une jolie empreinte de son passage sur son postérieur.

Énervé et honteux, le garçon fronça les sourcils et darda d’un œil noir ce milicien aux allures de dogue fier avec ce fusil lustré ainsi que ce tricorne et cette perruque de belle facture. N’ayant que faire de son statut, il lui tira la langue et s’enfuit en se faufilant entre les paires de jambes sous le regard haineux de ce dernier qui le regarda s’éloigner avant de poursuivre sa ronde.

Essoufflé, l’enfant arrêta sa course dans une rue marchande où des poules, des cochons ainsi que des chèvres grouillaient pêle-mêle entre les stands de légumes et de fruits vendus à même la rue. Ici se vendait également sous le manteau toutes sortes de tabac et d’alcool des îles coupés avec on ne sait quels produits pour en réduire le coût. Plus rarement, il était possible d’acheter des fées brunes et des fées vertes, très prisées pour leurs vertus même si de nombreux gaillards préféraient s’orienter vers des fées lations, beaucoup plus abordables pour leur maigre porte monnaie. Discrètement, Juan déroba une pomme qui venait de s’échouer malencontreusement sur le sol, dissimulée à la vue de tout adulte.

Le pas lent, il déambulait entre les allées fourmillantes de monde affairées à la tâche. Le brouhaha régnait, accompagné par le fracas des cagettes de bois, le roulement des tonneaux chargés de vinasse et le cliquetis métallique des armes et des chaînes.

— Place, place ! hurlait un homme à cheval qui ouvrait la voie pour laisser passer un convoi tiré par quatre chevaux de trait.

La bave aux lèvres, les bêtes transportaient ou tractaient les esclaves fraîchement capturés pour les emmener à la geôle afin de les répertorier, examiner leur état et les trier pour en tirer le plus gros profit. Ces hommes à la peau noire et vêtus de simples culottes écrues avançaient à la chaîne, la tête basse, résignés de leur sort : la servitude ou la pendaison tels étaient les deux destins auxquels ils avaient droit.

Peu impacté par ces spécimens du même peuple que son géniteur, le garnement poursuivit son chemin sans leur adresser l’ombre d’un regard. En longeant les murs effrités, manquant à plusieurs reprises de recevoir le contenu d’un pot de chambre sur la tête, il finit par s’arrêter et manger la pomme qu’il venait de ramasser. Le fruit était dur à croquer pour des dents si malmenées, peu habituées à se planter dans de la chair ferme.

— Tiens tiens, mais qui voilà ! s’écria cyniquement une voix juste derrière lui. Le fils de la Bâfreuse.

Surpris, le mulâtre lâcha sa denrée et se retourna. En apercevant le garçon qui se tenait devant lui, il grimaça et serra les poings.

— Me regarde pas comme ça Juan, provoqua le jeune brunet vêtu d’un costume bleu joliment ouvragé, tu fais quoi tout seul dans ce coin, terré dans ce trou à rats ? Tu cherches de la vermine avariée à bouffer ?

— Ferme-la ! cracha-t-il, les dents serrées.

Il ricana :

— Au fait Juan, comment va ta petite maman adorée ? Elle s’enfile encore ses vieux ? le nargua-t-il. Faut dire que vu sa tronche, y’a plus grand monde qui pourrait vouloir d’elle. Je suis sûr que même les chiens, s’ils le pouvaient, n’en voudraient pas !

— Moi au moins ma mère ne se fait pas défoncer chaque soir par ce sale porc gouverneur pour obtenir ses faveurs ! rétorqua-t-il avec aplomb.

Stupéfait par sa réplique, le brunet ne dit rien et l’observa de ses yeux bleus écarquillés. Voyant qu’il avait le dessus, le mulâtre pinça la manche de son rival et poursuivit d’un ton cinglant :

— C’est de beaux habits que tu as là, c’est lui qui te les a achetés ? Ta mère a dû bien le soulager pour obtenir un tel cadeau.

— Sale enfoiré !

Perdant toute contenance, le brunet se jeta sur lui. Sous les regards médusés des riverains, ils commencèrent à se rouer de coups, usant de leurs ongles et de leurs dents pour blesser leur adversaire. Des gémissements et des couinements aigus s’extirpaient de leur bouche. Puis, épuisés, ils se laissèrent retomber au sol comme des mouches mortes et échangèrent un petit rire complice.

— T’es vraiment le roi des enfoirés ! ricana le brunet après avoir craché un filet de sang. Putain t’as osé me mordre en plus ! Je vais avoir la rage à cause de toi !

— T’avais qu’à pas me chercher, Gustave. Et t’as un goût à chier ! Même les chiens pourraient pas te bouffer.

Le prénommé Gustave se redressa péniblement et tendit une main à Juan qui l’agrippa pour se lever à son tour, les membres engourdis par les coups reçus.

— Merde, mes nouveaux habits sont tout crottés, nota le brunet en s’époussetant, ma mère va me tuer !

— Oh arrête ! Tu vas me faire vomir, toi au moins tu peux changer ta défroque. Moi je suis obligé de porter la même. Je pus la sueur et la fange, c’est abominable.

— Prends en bain d’eau de mer, avec un peu de chance elle sera tellement froide que ton cœur va s’arrêter net et tu diras adieu à ta chienne de vie.

— Non, ça te ferait trop plaisir !

Sur ce ils se saluèrent et se séparèrent, rentrant en claudiquant chacun de leur côté.

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