NORDEN – Chapitre 111
Chapitre 111 – Déclaration enflammée
Profitant de cette après-midi d’ensoleillement, Blanche vaguait le long des grands axes pour se rendre aux remparts afin d’y rejoindre Théodore. Partie à temps pour l’horaire du rendez-vous, elle flânait dans les rues relativement calmes que seuls quelques fiacres et charrettes empruntaient. L’esprit détendu, elle marchait d’un pas lent, la foulée légère. Sa robe en mousseline épousait les ondulations de la faible brise, si agréable sous cette chaleur.
— Mademoiselle Blanche ? l’interpella une voix grave juste derrière elle.
Prise au dépourvu, la jeune femme eut un frisson et se retourna. Elle écarquilla les yeux et eut un mouvement de recul, terrifiée à la vue de l’homme qui se dressait devant elle.
— Oh comme je suis ravi de vous revoir, mademoiselle ! annonça-t-il, les pupilles brillantes et une main posée sur le cœur. Ma douce, ma tendre petite Blanche.
Sentant son cœur battre démesurément vite contre sa poitrine, elle usa de toute sa volonté pour se dominer et paraître de marbre. La voyant nerveuse, tel un oisillon paniqué, l’homme se renfrogna et avec lenteur, alla cueillir sa main pour la presser dans la sienne.
— Oh mademoiselle, ne soyez pas effrayée je vous prie ! C’est moi, votre cher Herbert. Vous souvenez-vous donc ? Le grand ami de votre père. Je vous gardais jadis vous et votre sœur. Vous étiez encore si jeunes.
Sans un mot, Blanche inclina la tête et regarda discrètement de gauche à droite, espérant qu’un passant interviendrait pour la libérer.
— Je vous en prie, ne soyez pas effrayée, réitéra-t-il d’une voix qui se voulait douce, j’ai conscience que vous nous redoutez nous autres, partisans de l’ennemi. Mais je vous en conjure, ne craignez pas ma présence. Je ne vous souhaite aucun mal et mes hommes savent qu’il serait fort malvenu de vous causer le moindre trouble. Vous êtes protégée, vous et votre famille, je vous en donne ma parole.
D’un léger signe de la tête, la duchesse acquiesça, tentant d’éviter de croiser son regard qu’elle ne pouvait soutenir tant la douleur de sa réminiscence était vive. Avec tendresse, l’homme caressa la paume de sa main et lui tendit son bras afin de marcher en sa compagnie.
— Venez donc ma douce, vous avez l’air nerveuse. Je vous promets que personne ne s’en prendra à vous. Venez profiter d’une balade en ma compagnie. Rien ne m’enchanterait plus que de vous parler après cette interminable séparation. Et d’avoir connaissance de votre vie ainsi que de vos pensées.
Consciente qu’elle ne pouvait refuser cette invitation, elle agrippa maladroitement son bras, crispant quelque peu ses doigts sur l’étoffe en sentant le dur contact du sabre et du revolver frotter contre son flanc. Dans un élan de courage, elle murmura :
— Il n’y a rien que je puisse vous dire monsieur. Je pense que les journaux sont assez clairs concernant la disgrâce qui s’est abattue sur ma famille. Et je ne tiens pas à revivre les faits. Pardonnez-moi.
— Je n’en doute pas ma tendre Blanche, je ne tiens absolument pas vous ennuyer en vous faisant remémorer ces souvenirs. D’autant que j’appréciais Friedrich, sa mort m’a beaucoup touché également.
Il s’éclaircit la voix et lui accorda un sourire bienveillant.
— Cela dit, j’aimerais en savoir davantage sur la jeune femme que vous êtes devenue. Quinze ans de séparation. Quelle tragédie ! Et dire que vous êtes tout aussi resplendissante que vous l’étiez à l’époque. Bien que vous paraissez nettement plus triste. Cela me chagrine, vous n’imaginez pas à quel point votre situation me touche. J’ai attendu avant de venir vous voir, j’aurais aimé être là plus tôt mais j’étais submergé par le travail et je ne savais comment m’y prendre pour vous aborder humblement. Je savais que vous n’étiez pas en état d’aborder qui que ce fût il y a peu de temps encore. Je me réjouis que votre état s’améliore tant au niveau moral que de votre santé qui, m’a-t-on dit, est bien fragile.
— Je vous remercie de votre sollicitude, parvint-elle à articuler, les entrailles broyées.
Ils marchaient d’un pas lent, quittant les grands axes pour se promener dans des ruelles plus tranquilles et profiter du silence ambiant. Redoutant qu’il ne l’attire dans un piège et ne la brise à nouveau, Blanche balayait frénétiquement les lieux, la terreur au ventre. Pourtant, l’homme restait particulièrement calme et continuait de marcher, la gratifiant d’infimes caresses sur le dos de sa main capturée.
— Je tiens à vous dire que vous m’avez tellement manqué ma belle Blanche, annonça-t-il une fois les grilles d’un parc franchies, j’en ai eu le cœur brisé, mais le devoir m’incombait de me rendre à Wolden pour affaires.
À l’ombre d’un chêne, il arrêta sa marche. Dressé devant elle, il pressa ses mains dans les siennes, les embrassant langoureusement tour à tour.
— Je m’en suis mordu les doigts de n’avoir pu vous dire au revoir. La faute à votre mère, hélas ! Elle ne voulait plus que je vous côtoie. J’ose espérer que vous ne lui ayez rien confié de notre petit secret et que vos sentiments à mon égard sont les mêmes que ceux que vous éprouviez autrefois. Car je tiens à réitérer ma demande de vous épouser.
— Votre confidence est sous bonne garde monsieur Friedz, annonça-t-elle, la tête basse.
Pris d’un élan de passion, l’homme inspira longuement et, tout en la dévorant des yeux, lui révéla ce qu’il avait sur le cœur avec une franche sincérité.
— Oh ! ma douce Blanche ! Ma chère et tendre Blanche ! Si vous saviez à quel point vous m’avez manqué. Après toutes ces années si loin de vous. Par pitié acceptez de m’épouser. Mes sentiments pour vous n’ont pas changé. Je n’ai jamais aimé une autre telle que vous ! Je songe éternellement à vous. Mon amour est encore plus vif aujourd’hui qu’il ne l’était jadis.
Il tint fermement sa main et déposa de multiples baisers à son poignet, avançant progressivement le long de son avant-bras.
— Que je me réjouis de pouvoir à nouveau effleurer votre peau si douce !
Blanche défit sa main et la replia devant elle. Immobile, elle se tourna et regarda au loin, tentant de ne pas écouter ces paroles enflammées qui la consumaient intérieurement. Heureusement, une femme à la chevelure flamboyante avançait en sa direction d’une démarche décidée. Lorsque son chevalier blanc arriva à son niveau, la duchesse, soulagée par cette apparition miraculeuse, marcha vers sa sauveuse et enroula son bras autour du sien. Le capitaine dévisagea avec dédain la nouvelle venue.
— Mademoiselle Ambre ! s’exclama-t-il après un rictus.
Il lui prit la main et y déposa un baiser de convenance.
— Capitaine Herbert Friedz, sur l’Albatros, enchanté de vous connaître, déclara-t-il d’une voix suave, en s’inclinant.
— Enchantée de même, répliqua-t-elle sèchement.
— Dites-moi, êtes-vous une amie de Blanche ? Je serais ravi de vous escorter, charmantes jeunes demoiselles que vous êtes, en ma demeure. Je n’habite guère loin d’ici et je pourrais vous loger et vous protéger pour la nuit. Je saurais prendre soin de vous, n’ayez crainte.
Trouvant enfin le moment opportun pour s’éclipser et prendre congé sans paraître discourtoise, Blanche porta le dos de sa main à sa bouche et toussota.
— Monsieur, mademoiselle Ambre va me servir d’escorte pour me raccompagner chez moi, je n’ai donc pas besoin de vos services.
Elle le vit froncer les sourcils et grimacer.
— Ma belle Blanche, il serait dangereux de vous laisser rentrer seule, qui sait quel fâcheux incident il pourrait vous arriver. Le soleil décline à une vitesse folle, il va bientôt faire nuit et vous habitez si loin ! Et bien que la demoiselle en votre compagnie me semble vaillante, je doute que vous soyez en mesure de faire face à un potentiel agresseur.
— Monsieur le capitaine, je ne vois pas qui serait assez malsain pour oser nous attaquer de la sorte, railla Ambre en posant une main sur son cœur, il faudrait être atrocement pervers pour se jeter sans aucune pitié sur deux femmes. En particulier lorsque celles-ci influent d’une certaine manière sur la politique de l’île. Vous ne croyez pas ?
Ces mots cyniques crachés tel un venin désarçonnèrent Blanche ; sa cousine était décidément une femme valeureuse, encline à défier l’autorité sans vaciller à l’égal de von Tassle. Le capitaine soupira et regarda tristement la duchesse. Puis il lui prit la main et palpa le bout de ses doigts.
— Êtes-vous sûre que tout ira bien pour vous, ma divine Blanche ?
Cette dernière opina et fit glisser ses doigts afin de se libérer définitivement de l’emprise de cet homme.
— Soyez rassuré, je suis sous bonne garde dorénavant.
Elle tourna les talons et guida Ambre en direction de la sortie du parc afin de regagner le manoir von Eyre, n’osant rejoindre directement la Marina où elle serait seule au logis. Encore chamboulée, elle marchait d’une allure aussi digne que possible et observait la route. Elle n’eut pas le courage de parler immédiatement, tentant de réfréner ses peurs et de se maîtriser devant sa cousine, toujours pressée contre elle. Dès que la crise fut passée, la duchesse poussa un soupir et fut prise d’un rire nerveux.
— Tu m’as bien sauvé la mise, je te dois beaucoup sur ce coup-là ! fit-elle en lui adressant un sourire de gratitude.
Ambre parut choquée de la voir ainsi.
— Il n’y a pas de quoi, la solidarité féminine, c’est cela que ça sert non ? répondit-elle chaleureusement.
La duchesse pouffa.
— Je croirais entendre Meredith !
— Ce sont ses paroles en effet ! Elles me les avaient sorties alors qu’Isaac et sa bande me harcelaient.
Blanche ralentit l’allure et se mit à contempler le paysage plus sereinement sous le regard perplexe de sa cousine qui ne cessait de la sonder avec une certaine indécence.
— C’est étrange de te voir aussi démonstrative. Tu es loin d’être aussi froide qu’il n’y paraît ou comme Meredith ne cesse de me le dire te concernant.
Blanche l’observa du coin de l’œil et esquissa un sourire.
— Ah ! Meredith, si seulement elle savait !
— Pourquoi te comportes-tu ainsi ?
Ne voulant lui avouer la totalité de l’affaire de peur de trahir sa mère, elle s’octroya un temps de réflexion, continuant à marcher à ses côtés dans ces rues désertes, auréolées par la lumière du soleil couchant. Cela faisait plus de trois heures qu’elle aurait dû retrouver Théodore aux remparts.
De frénétiques battements d’ailes l’extirpèrent de ses pensées et elle reconnut son messager rouge-gorge qui se posa sur son épaule puis poussa deux piaillements aigus ; de toute évidence, son absence n’était guère passée inaperçue auprès de sa mère. En guise de réponse, elle glissa son doigt sous son cou duveteux et le caressa. Comprenant le message, l’oiseau déploya ses ailes et repartit dans la direction opposée. À son départ Blanche porta une main à sa bouche et s’éclaircit la voix :
— Anselme ou monsieur le Baron ont déjà dû te le dire. Tout le monde joue un rôle ici. Il n’y a pas de place pour les gens honnêtes. Montre une seule fois ta personnalité ou tes sentiments et tu te feras manger.
— Mais pourquoi te caches-tu aux yeux de ta famille ? Ta sœur te croit impitoyable et froide.
— Je suis impitoyable et froide ! Il le faut et même si Meredith est ma sœur, elle n’a pas à savoir qui je suis réellement et ce que je pense.
— Meredith est certainement la personne la plus vraie de cette Élite et même malgré les nombreux problèmes qu’elle essuie à cause de cela, elle parvient à mener sa barque. Pourquoi ne fais-tu pas de même ?
Blanche lui accorda un sourire faux et tapota sa main.
— Tout simplement parce que je n’ai pas le même rôle à jouer qu’elle ! La tâche m’incombe de protéger ma famille. Je veux être comme mère, car elle seule est assez forte pour nous porter et nous aider. Et je veux être là pour l’épauler.
— Pourquoi fais-tu cela ? rétorqua Ambre avec scepticisme. Qui voulez-vous protéger et épauler ?
Ces questions la firent rire intérieurement tant sa cousine était toute aussi avide de réponses. Malheureusement, elle non plus ne connaissait pas la réponse à ces questions, ou du moins qu’une partie.
— Tous ceux qui méritent de l’être, répondit-elle afin de rester la plus évasive possible.
Ambre arrêta la marche et serra son bras. Blanche tourna la tête et l’observa sans aucune expression.
— Blanche, qui est réellement ta mère ?
La duchesse laissa un temps puis esquissa un sourire.
— Une enfant d’Alfadir, tout comme toi ou moi ou n’importe quel noréen ici. Une femme dévouée à la protection des siens, impitoyable et même cruelle. Dont le seul but est de s’engager corps et âme à la Cause qui lui est chère.
Ambre lui agrippa plus fermement le bras.
— Est-elle une de Rochester ? Une espionne ? Sais-tu si elle connaissait une certaine Hélène Hermine ?
Blanche ne répondit rien et se contenta de la regarder sans trahir la moindre émotion. À l’entente d’un bruit de sabots, elle tourna la tête. Un cabriolet portant les armoiries de Lussac et conduit par Léopold venait à leur encontre et se stoppa net une fois arrivé à leur portée.
— Mademoiselle Blanche ! Il se fait tard, nous commencions à nous inquiéter, montez donc.
Il porta son regard sur Ambre et lui adressa un sourire :
— Montez aussi mademoiselle, je vais vous déposer devant chez vous. Nous serons un peu à l’étroit mais si l’on se sert bien on devrait pouvoir tous rentrer.
La jeune femme hocha la tête. Léopold descendit et, avec sa galanterie coutumière, les aida à monter. Une fois installé, il reprit les rênes, fit partir son cheval au trot et engagea la conversation tandis que les deux passagères l’écoutaient passivement. Blanche était rassurée de voir cette conversation couper court ; au moins, elle n’avait pas eu le temps de se trahir.
Malgré tout, ce moment de réflexion lui raviva la présence rapprochée de Friedz et elle sentit son estomac se contracter à cette vision. Heureusement qu’Ambre était accourue, qu’elle avait su être là, au bon moment. Angoissée, elle n’osait s’imaginer ce qu’elle aurait pu essuyer si tel n’avait pas été le cas.
Ainsi le capitaine l’aimait encore. Pire ! désirait l’épouser, l’enchaîner à lui pour l’éternité. Cette idée la terrorisait et sa présence en ville, si près d’elle, accentua son mal. Il était l’oiseau de proie prêt à s’abattre sur elle à chaque instant. Elle était piégée et ne serait délivrée qu’à sa mort avérée.
Une fois que sa cousine fut déposée devant le manoir von Tassle, Léopold poursuivit sa route, avisant sa passagère qu’il la déposerait au manoir von Eyre où elle était attendue. Blanche, dans un état second, continuait de regarder devant elle, le visage grave et l’esprit ailleurs.