NORDEN – Chapitre 3

Chapitre 3 – Le deuil

Le soir s’annonçait. S’effaçant par delà l’horizon, ennoyé par l’océan, le soleil crépusculaire projetait ses rayons incandescents à travers les trois grandes baies vitrées du salon, orienté plein ouest. Les nitescences faisaient rutiler les divers éléments entreposés derrière les vitrines du cabinet de curiosité ainsi que le dos maroquiné des centaines d’ouvrages, soigneusement rangés dans leur bibliothèque. Outre ces préciosités chaudement conservées, on distinguait nettement, à cette heure, les yeux dorés du serpent marin Harfang et ceux à la teinte azurée du cerf Halfadir, illustrés sur l’immense tapisserie qui ornait tout un pan de mur. Tissées de fils d’or et d’argent ourlé de soie céruléenne, ces fibres métalliques étincelaient sous le jour mourant, noyées dans un paysage laineux, en camaïeu de bleu mêlé de vert, conférant aux deux entités protectrices de Norden une allure mystique, presque divine.

La pièce était animée. Posté derrière son imposant piano à queue, Ulrich jouait une valse tout en contemplant d’un œil attendri sa femme danser au bras de son fils. C’était là leur rituel du soir, un moment privilégié qu’ils partageaient tous trois, juste avant le dîner. Heureux de se retrouver en famille après sa journée de labeur et égayé par la vision de sa muse, l’homme défoulait ses nerfs. Ses doigts pianotaient énergiquement sur les touches de l’instrument duquel s’échappait une succession de notes harmonieuses, empreintes d’amour et de gaîté.

Grâce à son éblouissante tourterelle, comme il adorait l’appeler, le compositeur émerveillait les foules qui, captivées par ses mélodies enchanteresses, ne tarissaient pas d’éloges sur ses prouesses. Ses valses connaissaient un franc succès lors des soirées mondaines au point que l’Élite jalousait secrètement ce couple si fusionnel, épris d’une passion sans égale. Car, depuis cette fameuse fête de l’Alliance où les deux célibataires s’étaient rencontrés puis liés, Ulrich attirait les convoitises. Tant et si bien que cet homme sans titre, un simple pianiste aranéen prodige, avait commencé à gagner en notoriété et à titiller l’intérêt de personnalités parmi les plus notables et respectables de l’île.

À la naissance d’Alexander, au grand dam de son époux, l’enfant était devenu le trésor inestimable de sa mère et sa prime raison de vivre. De santé fébrile, la baronne n’aurait jamais imaginé être en capacité de concevoir. Sa grossesse, fort laborieuse au demeurant, l’avait tenue alitée huit mois durant et son accouchement, plus pénible encore, avait failli lui être fatal. Suite à cette délivrance, Ulrich l’avait veillée farouchement jusqu’à ce que son état se stabilise et qu’elle reprenne quelque vaillance, allant jusqu’à dédaigner son fils lors de ses premiers instants d’existence. Puisque ce raton sanguinolent était le responsable du mal-être de sa femme, quand bien même il était le fruit de leurs ébats.

Envoûtée par l’aria, Ophélia tournoyait avec la légèreté d’un cygne. Ses pieds chaussés de souliers effleuraient le plancher et son corps, aussi souple que gracile, ondulait au gré des accords et des notes. Sa longue robe fleurie, scellée d’un ruban poudré au-dessous de la poitrine et évasée aux chevilles, épousait sa taille de nymphe. Pour la faire resplendir davantage, Ulrich lui avait acheté de nombreux bracelets qui, lors de sa pantomime, offraient un tintement si agréable à l’écoute. Face à elle, son petit cavalier riait aux éclats et apprenait avec entrain ses leçons de danse, esquissant pirouettes et révérences.

Rien dans leur vie si organisée et sereine ne semblait pouvoir compromettre ce bonheur que beaucoup leur enviaient. Pourtant, un matin de plein hiver, alors qu’elle marchait tranquillement dans la roseraie enneigée, la baronne se sentit défaillir. Une douleur la foudroya et son cœur, si fragile, se mit à battre furieusement contre sa poitrine. Comme elle vacillait, elle s’affala sur le banc le plus proche, situé à proximité d’un plant de daphnés odora dont les feuilles mauves accordaient un soupçon de couleur au sein de cette flore nivéenne. Le corps courbé vers l’avant, Ophélia plaqua une main devant sa bouche et tenta vainement d’éteindre sa quinte de toux.

Une fois la crise passée, elle redressa la tête et inspira à pleins poumons l’air glacé. Le parfum d’herbe humide saupoudré d’embruns salins et des nuances épicées du daphné la rasséréna et affaiblit la migraine qui germait en son crâne. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle vit avec effroi que son col en fourrure ainsi que la paume de sa main gantée étaient ensanglantés.

Elle hoqueta de surprise. Souhaitant regagner son logis de peur d’essuyer une seconde crise, elle écourta sa promenade et fit demi-tour. Elle n’eut pas le temps de quitter son jardin qu’elle chancela puis s’effondra sur le tapis de neige immaculée. Pieter, qui l’avait aperçue au loin, abandonna sa tâche et accourut aussitôt. Arrivé à sa hauteur, il la trouva inconsciente, le teint anormalement blême et la robe mouillée, mouchetée de gouttes pourprées. Renonçant à toute forme de retenue due à son rang, le palefrenier prit la liberté de la soulever dans ses bras pour la conduire au plus vite dans ses appartements. En chemin, il alerta ses confrères afin de quérir le médecin.

Lorsqu’Ophélia se réveilla, plusieurs heures après sa pâmoison, elle distingua péniblement les silhouettes de son mari et de son fils postés autour d’elle. Ils l’encadraient de chaque côté du lit comme des chiens aux aguets et l’observaient avec une angoisse non feinte, les rétines larmoyantes et la peau aussi blanche que la literie. Encore sonnée et déboussolée, la baronne tenta de parler. Mais elle fut incapable d’émettre le moindre son hormis un sifflement ténu, tant sa trachée obstruée de glaires l’empêchait de déglutir convenablement et limitait le passage de l’air jusque dans les bronches.

Ulrich lui intima le silence. Tandis qu’il tentait de la rassurer, il épongeait son front bouillant de fièvre à l’aide d’un linge humide, effectuant des va-et-vient langoureux. L’homme s’exprimait d’une voix chevrotante, entrecoupée de sanglots incontrôlables ; le médecin venait de passer, le verdict était sans appel, sa femme souffrait du mal gris. La maladie avait refait surface et sévissait dans la région depuis plusieurs semaines. Loin d’être bénigne, elle fauchait d’ordinaire les nouveau-nés et les personnes âgées. Malheureusement, au vu de sa chétive constitution, il était peu probable que sa tourterelle s’en sorte. Le venin mortel s’étendrait dans les veines de sa belle sans qu’aucun remède ne puisse le contrer.

Des jours durant, Ulrich et Alexander restaient assis à son chevet, la veillant tour à tour. Les rideaux tirés plongeaient la chambre dans une pénombre permanente que seul un infime feu brûlant dans le foyer égayait de sa rousse lueur. Dans ce tombeau silencieux, une horloge posée sur la cheminée égrenait les heures en un tintement sinistre, parfois rompu par de sévères quintes de toux que la malade ne pouvait maîtriser.

Malgré la froideur hivernale, on aérait régulièrement l’espace calfeutré et des dizaines de vases foisonnants de fleurs fraîchement coupées avaient été disposés aux quatre coins de la pièce pour masquer l’insupportable remugle de l’infection, attisé par l’âcre fumet de bois calciné et les relents acides des plantes médicinales.

Alors que le pianiste épanchait sa peine en présence de sa dulcinée, le fils, à l’inverse, faisait preuve d’une retenue surréaliste. Chaque matin, avant de prendre le chemin de l’école et dès que son père eut quitté le manoir, Alexander allait visiter sa mère. Aussi roide et muet qu’une statue de sel, il se contentait de sceller sa main entre les siennes et d’éponger son front moite de sueur. Il passait une heure à brosser ses longs cheveux ternes et emmêlés, jadis si soyeux. Puis il portait à sa bouche gercée des cuillerées de bouillon tiède en guise de petit-déjeuner.

Ophélia, tremblante de la tête aux pieds, se révélait incapable de saisir quoique ce fût. Elle avait drastiquement maigri. Sa peau parcheminée épousait les contours de sa cage thoracique et ses bras, déjà minces, étaient devenus aussi épais que les pattes d’un échassier. Des veines carmines striaient ses yeux vitreux encroûtés de chassie et cernés de larges sillons noirs. Lors de ses accès de fièvre, la folie la guettait. Elle marmonnait des propos incohérents ponctués de cris étouffés.

Pendant cette période de tourmente, où l’on savait les jours de la baronne comptés, nulle note de piano ne résonnait dans le manoir. Une morosité mortuaire étalait son voile sur le domaine von Tassle comme en attestait la nature flétrie, rongée par l’exhalaison corrosive de l’hiver et les faces fermées de la valetaille, sincèrement peinée par la perte prochaine de leur baronne bien-aimée. Même Désirée, pourtant habituellement sémillante, ne riait plus. Malgré des soins acharnés, le médecin ne notait aucun signe d’amélioration ; la malade était mourante, c’était une sentence inéluctable.

Au fil des semaines, l’état d’Ophélia empirait, le mal se déployait en son sein, s’épanouissant malignement et la rendant chaque jour de plus en plus livide, de moins en moins consciente. Au point que pour ses derniers instants, ses paupières demeuraient closes, son souffle s’étiolait et son corps désarticulé s’agitait de spasmes. Comme elle l’avait fait une poignée d’années auparavant auprès du vieux couple baronnial, la mort, victorieuse, allait faucher à nouveau, emportant la vie de la jeune héritière qui n’avait pas trente ans.

Elle mourut un matin, cinq semaines seulement après le diagnostic, en présence de son mari et de son fils. Dès que son ultime soupir se fut évanoui, les deux hommes, sans aucune retenue, fondirent en larmes. Le cœur lacéré, Ulrich hurla son désespoir et pressa le cadavre contre sa poitrine, l’étreignant une suprême fois. Jamais de sa vie il n’aurait cru connaître pareil martyre. Désireux d’être seul avec elle, il pointa un doigt accusateur en direction de son fils et le chassa sans vergogne de la chambre.

Traumatisé par la perte aussi soudaine que tragique de sa mère, et surtout terrifié par le regard haineux de son père, Alexander s’exécuta sans mot dire et sortit au plus vite. Il dévala les marches de l’escalier et quitta le manoir pour se perdre dans les jardins. Il se rua au fond du domaine et se faufila entre les arbustes, esquintant ses paumes sur la végétation épineuse et les aiguilles de pin. Sans se préoccuper de ces blessures superficielles, il s’assit sur l’herbe broussailleuse et s’adossa à un rocher situé en bordure de falaise, surplombant l’océan. Recroquevillé sur lui-même, les jambes repliées contre son torse, il grelottait et claquait des dents sous l’assaut des bourrasques venteuses.

Il resta un long moment prostré sur cette lande déserte où cohabitaient macareux, mouettes et fous de bassan dont les cris alertés par la présence de l’étranger non loin de leurs nids résonnaient en écho.

Pleurant à chaudes larmes, Alexander contemplait d’un œil morne l’étendue bleutée qui se déployait devant lui, jusqu’à l’horizon. Enfoncés au large, des lougres voguaient, leurs voiles safranées, si minuscules à cette distance, partiellement voilées par des lambeaux brumeux. La dentelle d’écume scintillait au soleil auroral. Des nuages moutonneux camouflaient parfois la clarté mordorée de l’astre, projetant des ombres gigantesques sur la rive et les crêtes granitiques. Le grondement sourd des flots contre les rocs en contrebas ainsi que les jacassements stridents des oiseaux marins reflétaient les chavirements internes de l’enfant endeuillé.

Des bruits de pas l’extirpèrent de ses pensées. Il tourna la tête et, à son grand étonnement, aperçut Désirée qui s’avançait vers lui. Elle portait dans ses bras une épaisse couverture de laine ainsi qu’une tasse de thé fumante.

Pour ne pas laisser transparaître le moindre signe de faiblesse, Alexander essuya aussitôt ses yeux d’un revers de la main et prit une profonde inspiration afin de calmer ses sanglots. Le temps qu’il se ressaisisse, son amie marchait plus lentement, le visage trahissant une tristesse certaine de voir son jeune maître ainsi peiné. Sans prononcer un mot, elle lui tendit le breuvage qu’il saisit mollement et porta à son nez.

Après avoir murmuré un remerciement, il tourna la tête dans la direction opposée, souhaitant se soustraire à son regard de peur d’être jugé. Une fois installée à ses côtés, Désirée déploya l’étoffe et les enveloppa tous deux, prenant soin de placer ses mains engourdies entre ses cuisses pour mieux les réchauffer.

Pendant un long moment, personne ne parla. Les deux enfants profitaient de la sérénité des lieux pour apaiser leur esprit. Malgré la présence de son amie, Alexander continuait de hoqueter. Les yeux larmoyants et la tête basse, il sirotait machinalement sa boisson. Ses doigts pianotaient sur les parois de la tasse brûlante de laquelle s’échappait un agréable effluve de thym et de verveine citronnée.

— Tu peux pleurer tu sais, ça te fera du bien, jeune maître ! assura-t-elle finalement en notant que son agitation persistait.

— Je ne dois pas pleurer devant les gens ! marmonna-t-il d’une voix chevrotante, le visage grimaçant.

Désirée haussa un sourcil.

— Qui t’a dit des bêtises pareilles ?

— Mon père…

Il avait maugréé cette réponse en un souffle presque inaudible. Elle se mordilla la lèvre puis l’observa attentivement. Aussi fébrile que son interlocuteur, elle usait de ses ongles pour se gratter le dos de la main. Des grafignes apparurent sur sa peau pigmentée de taches fauves et lactescentes.

— Tu sais, le maître peut se tromper. T’as le droit de pleurer, c’est même tout à fait normal lorsqu’on a perdu quelqu’un qu’on aime.

Il ne répondit rien, tentant vainement de contrôler les émotions qui le submergeaient.

— Tu sais, moi aussi j’ai beaucoup pleuré quand mon papa est mort, avoua calmement la domestique, Ambroise et maman aussi. Ça nous a fait du bien d’ailleurs. On a pu se libérer de notre chagrin et se soutenir. Au début, ça a été très difficile, surtout pour maman, car elle était toute seule, sans travail ni amis pour l’aider… Avec le temps, on a su atténuer notre peine. Et, finalement, je m’aperçois que je ne me souviens plus beaucoup de mon père… J’étais trop petite lorsqu’on me l’a enlevé.

— Comment était-il ?

Alexander lui jeta une œillade discrète, sincèrement intéressé par sa réponse tant il n’avait jamais abordé ce sujet avec elle. Il fut également soulagé de pouvoir partager les tourments de son deuil. Désirée renifla et passa la langue sur ses lèvres.

— Je me rappelle qu’il était très grand. Il avait de grosses mains rugueuses et une barbe blonde qui me grattait les joues chaque fois qu’il m’embrassait. Il portait un beau costume couleur d’un ciel orageux et il sentait le sel et la mer. Quand il me prenait sur ses genoux, j’adorais triturer son pendentif. C’était un cormoran aux ailes déployées, son animal totem. Il était tout en or roux et rutilait à la lumière. Après sa mort, maman l’a conservé précieusement dans un écrin ainsi qu’une mèche de ses cheveux et son insigne d’officier. On la rouvre de temps en temps pour se remémorer.

Elle réprima un rire étranglé. Une larme perla sur sa joue.

— Quand il rentrait de ses voyages, il nous rapportait plein de gâteaux de Wolden, des boites de petits sablés aux amandes et des figues confites qu’on mangeait à l’heure du goûter. Et il nous racontait souvent des histoires avant de nous endormir. C’était surtout des récits maritimes ou les aventures qu’il vivait à bord du Fou…

Elle inspira profondément puis expira avec lenteur. Son haleine tiède forma un nuage de vapeur qui se dilua dans l’air.

— Je me demande ce qu’aurait été notre vie si papa était encore de ce monde…

Alexander ne put résister à l’appel des larmes. Cette confidence l’ébranla davantage. Il poussa un cri déchirant et éclata en sanglots. En guise de soutien, Désirée posa une main sur son épaule, mais le garçon, plus rapide, se jeta dans ses bras et l’étreignit avec ardeur, la tête nichée contre sa poitrine.

— Je ne voulais pas que mère meure ! pleura-t-il. Elle n’avait pas le droit de mourir, c’est si injuste ! Elle était si gentille !

Aussi bouleversée que son petit maître par la réminiscence de tels souvenirs, Désirée cala doucement sa joue sur le haut de son crâne et fredonna une berceuse afin de le consoler au mieux.

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