NORDEN – Chapitre 98
Chapitre 98 – L’Accord
Il était près de minuit lorsque Théodore regagna son manoir, trempé de pied en cap. Par chance, il avait eu l’opportunité de trouver un cocher non loin du centre-ville qui le raccompagna devant les grilles de son domaine. Exténué et surtout excédé par le comportement de la duchesse, dont la veste portait encore les effluves enivrants de son parfum de lilas blanc, il remonta les marches, les poings serrés tant il était crispé. Ivre de rage, il aurait tant désiré pouvoir se défouler sur elle, la gifler tant elle l’avait profondément blessé et humilié, lui crachant sans filtre et avec une sincérité déconcertante ces paroles acerbes.
Alors qu’il arrivait à l’étage, il passa devant la chambre de son père où de subtils grincements et claquements de peau se faisaient entendre. Au moins, son patriarche semblait prendre du bon temps en compagnie de la duchesse mère.
Une fois dans sa chambre baignée par la noirceur de la nuit, où seul un timide croissant de lune fendait le ciel, il ôta sa veste et la jeta au sol. Puis il se dévêtit intégralement avant de s’emparer d’une serviette pour se sécher. Chose faite, il enfila une chemise de nuit épaisse, déposa ses lunettes sur la table de chevet et se coucha dans ses draps froids.
Allongé dans cette vaste salle sans bruit, il fut assailli d’un flot de pensées néfastes et craqua. Les clapotis des gouttes de pluie s’échouant contre la vitre suivaient le rythme de ses sanglots qu’il déversait sur l’oreiller, tentant d’étouffer ses hoquets dans l’édredon.
Pourquoi fallait-il toujours que tous lui ramènent en mémoire ses actions passées ? Pourquoi ne pouvait-il pas montrer au monde qu’il avait changé ? N’avait-il pas droit à une seconde chance pour se racheter ? Ou bien était-il allé trop loin, et ce de trop nombreuses fois, pour espérer un jour redonner une once d’éclat à son image ternie.
Cela faisait pourtant près de deux ans qu’il ne cessait de commettre des actions qu’il jugeait louables et qui pourtant le rebutaient. Deux ans qu’il exécutait sans broncher les ordres qu’on lui donnait et qu’il tentait de réaliser au mieux. Tout ceci pour quoi ? Puisque personne ne le remarquait. Pire ! les gens semblaient lui en demander toujours plus sans lui accorder la moindre grâce en retour.
Finalement, la seule personne qui, hormis ses amis de longue date, lui conférait une certaine indulgence était le Baron von Tassle. Il était le seul qui lui témoignait d’un semblant de compassion au point d’oser lui confier des tâches périlleuses mais ô combien valorisantes. Le Chien n’était pas si cruel ou du moins, dépourvu de tout sentiment d’empathie.
Après tout, von Tassle avait toujours été une personnalité ambiguë, haïe, méprisée ou au contraire admirée. Pourtant, malgré des années à se dévouer corps et âme pour cette cause qui lui était chère, il était parvenu à se hisser au sommet de l’État. Qu’importe les innombrables échecs et scandales qu’il avait essuyés pour y parvenir, ce simple baron, cet impitoyable limier, bien qu’assailli de toute part, régnait.
Après un énième sanglot, l’image du molosse qu’il avait molesté lui revint en mémoire, lui ravivant le souvenir de ces loups monstrueux ainsi que la vision de la jeune duchesse à la peau opaline. Celle-ci lui reparut très nettement à l’esprit. À cette pensée, le cœur du marquis se serra davantage comme s’il eut été broyé par un étau invisible. Mais plutôt que de chasser l’image de cette vipère, qu’il désirait haïr plus que tout, il souffla et tenta de repasser la scène douloureuse qu’il venait de vivre en l’observant avec le plus de recul possible.
Pourquoi était-elle venue si elle ne le supportait nullement ? Car, hormis avec Louise, elle n’avait pas une si grande affinité avec Diane ou Victorien et sa sœur n’était pas non plus présente. Était-elle venue par peur de la solitude ? Non, impossible, jamais elle ne se serait résolue à venir si mademoiselle n’en avait pas éprouvé l’envie.
Dans ce cas, était-elle venue pour le voir lui ? Après tout, la première partie de la soirée avait été fort agréable. Pas des plus palpitantes en termes de bavardages, certes, mais au moins avaient-ils pu échanger quelques phrases côte à côte sans qu’elle ne le repousse ou ne l’agresse. Espérait-elle en connaître davantage sur celui qui deviendrait son beau-frère et qu’elle serait forcée d’accepter à l’avenir comme lui tentait de faire vis-à-vis d’elle ?
Cette réflexion le perturba, car tout se passait au mieux avant que le sujet concernant les afflictions de von Tassle ou les jeux sexuels entre eux ne viennent sur le tapis. Pourquoi était-elle donc si prude au point que ce sujet la paralyse et la crispe autant ? Il ne pouvait s’agir de son éducation sinon Meredith serait elle aussi concernée par la chose. Or ni elle ni la mère ne semblaient faire de manières sur ce sujet des plus naturels qui régissait les lois des hommes comme des femmes depuis les origines de l’humanité.
À moins que ce ne soit le fait d’avoir évoqué von Tassle qui l’avait froissée ? Ou bien la politique, la mairie ? Mais oui ! quel idiot de ne pas y avoir songé ! À cette honteuse révélation, devenue limpide, d’une effroyable évidence, il fut traversé par un intense sentiment de culpabilité.
Quel imbécile d’avoir mis ce sujet sur la table alors que le Duc Friedrich von Hauzen était mort il y a moins de deux mois. D’évoquer à nouveau cette Insurrection alors qu’il avait été assassiné sauvagement ce jour-là, et ce, devant la foule.
Quelle torture cela avait dû être pour la duchesse de les entendre se plaindre des frasques sexuelles de von Tassle ; celui qui avait fait enfermé son père, lui avait succédé et qui était en grande partie responsable de l’instabilité qui régnait sur le territoire. Et elle, trop fière pour intervenir en public avait dû ronger sa peine alors que les quatre amis avaient allègrement exposé le sujet, se raillant à moitié de l’infortune du maire afin de détendre un peu l’atmosphère. Car tous étaient impactés par les tensions latentes qui sévissaient depuis des mois déjà. Le peuple était meurtri devant les incidents successifs qui ne faisaient que s’accroître au fil des jours.
Aussitôt, il cessa de pleurer et sécha ses yeux brûlés par les larmes. Il resta un long moment à réfléchir, confus face à cette révélation. Il se devait à tout prix d’aller la voir, de s’excuser et de réparer les torts qu’il avait causés. Il s’en voulait de l’avoir malmenée à son insu et son esprit tourmenté finit par accepter la gifle qu’il avait reçue de sa part, une gifle et des sermons finalement pas si immérités. Après avoir fait le tour de cette question, son cerveau à peine moins troublé finit par s’éteindre et il croula sous le poids de la fatigue.
Quand il ouvrit les yeux le lendemain matin, le soleil venait tout juste de percer ses premiers rayons dans le ciel bleu-gris parsemé de nuages. Groggy, il jeta un coup d’œil à son réveil et vit qu’il était tout juste sept heures. Se rendant compte qu’il s’agissait là de la fin de semaine, il s’étira de tout son long et décida de se prélasser quelques minutes supplémentaires, lové au creux des couvertures chaudes, n’ayant pas assez de courage pour affronter l’air glacé du corridor. Puis, sentant la faim tirailler ses entrailles, il se leva, s’habilla prestement et descendit les escaliers afin d’aller petit-déjeuner.
Dans la salle à manger, le couvert était mis et Emma, déjà en service depuis plusieurs heures, lui servit le café et lui apporta une corbeille de viennoiseries tout juste achetées. Tout en dégustant ces gourmandises qu’il piochait avidement, il contemplait le paysage où les rayons du soleil se faisaient de plus en plus insistants ; la journée s’annonçait radieuse. Une idée germa à son esprit et, voulant la mettre à exécution au plus vite, il but d’une traite son café. Avant de regagner sa chambre, il s’empara de deux croissants supplémentaires qu’il enveloppa dans sa serviette et les engouffra dans sa poche.
De retour dans ses quartiers, il se prépara en hâte avant de descendre aux écuries pour seller Balzac. Le cheval broutait paisiblement dans son enclos et se laissa faire. Une fois paré, le jeune marquis prépara également une petite jument à la robe crème baptisée Austen, qu’il sangla d’une selle à deux fourches afin que la future cavalière puisse la chevaucher avec une robe. Puis il se hissa sur son palefroi et tint les rênes du second, partant au trot en direction de la Marina.
Malgré la fraîcheur du vent matinal chargé d’embruns, le temps était relativement doux et les pâles rayons flavescents du soleil léchaient délicatement la peau pour y apporter un brin de chaleur fort agréable. Le marquis profita de cette promenade en solitaire qui le ragaillardit et qui eut le don de chasser une bonne fois pour toutes son état de torpeur causé par cette nuit d’agitation. De plus, il n’y avait pas encore grand monde sur cette longue avenue, encore enveloppée par les vapeurs brumeuses et où les chants d’oiseaux, perchés sur les branches d’arbres annexes dépourvues de feuillages, résonnaient en écho.
Il ne lui fallut pas longtemps pour rejoindre la Marina. Il traversa le portail et accrocha les brides des chevaux aux anneaux. À sa grande stupéfaction, il vit la jeune femme buvant une boisson chaude en compagnie de sa chatte. La duchesse était appuyée sur le rebord de sa fenêtre et semblait ne l’avoir nullement remarqué. Les yeux écarquillés, il s’arrêta net et la contempla longuement, confus par cette vision qu’elle lui offrait innocemment.
En effet, Blanche paraissait étrangement sereine avec ce fin sourire esquissé sur son visage aux traits creusés. Elle semblait perdue dans ses pensées. Ses cheveux blonds laissés détachés lui caressaient son visage, ondulant à la légère brise.
En s’avançant vers la porte, elle finit par tourner la tête. Sa face afficha une mine froissée en l’apercevant. Ne voulant pas la braquer, il lui adressa un sourire s’apparentant à une grimace et leva une main en guise de salutation. Pourtant, il la vit se reculer et fermer la fenêtre. Sans se laisser démonter, il continua son chemin et toqua. Il patienta un instant et retoqua de manière plus franche. Malgré l’absence de réponse, il savait que mademoiselle était juste derrière la porte, la main agrippée sur la poignée, en proie à une hésitation à l’idée de lui ouvrir.
— Ouvre-moi, s’il te plaît, finit-il par dire, j’ai à te parler.
— Je n’ai pas envie de te parler, alors va-t’en.
Il déglutit péniblement devant son refus puis, n’ayant rien à perdre, il se jeta à l’eau.
— Blanche, je m’excuse pour hier soir. J’ai été idiot et je tiens réellement à m’excuser. Je sais que je t’ai blessée et je voulais te dire que j’avais tout à fait mérité la gifle que tu m’as donnée. J’ai été incroyablement idiot et je n’ai pas su voir ô combien nous avons été ignobles d’évoquer un tel sujet. Je sais que tu m’en veux, que tu nous en veux, et c’est normal mais s’il te plaît ouvre-moi pour qu’on en discute.
— Je ne veux pas en reparler et je ne m’excuserai pas de mon côté si c’est ce que tu attends.
La gorge serrée, le marquis soupira, commençant à perdre patience et à sentir l’humiliation s’emparer de lui.
— Écoute, je te demande pas grand-chose ! maugréa-t-il. Certes t’as pas envie de me voir, cela se comprend, mais s’il te plaît aie au moins l’amabilité de m’ouvrir pour qu’on discute. Je te promets que je n’évoquerai pas le sujet d’hier si c’est ce que tu redoutes ni ne te demanderai des comptes. Cela te va ?
Un autre silence s’instaura puis le marquis, résigné, pesta intérieurement. Il s’apprêtait à faire demi-tour lorsque la porte s’ouvrit. Rassuré, Théodore entra et s’installa sur l’une des chaises de la cuisine, l’invitant à faire de même. Mais plutôt que de lui obéir, elle s’adossa au mur et croisa les bras, le dardant d’un œil sombre.
Le brunet ne s’en offusqua pas. Il prit un temps pour réfléchir et organiser ses paroles, temps qu’il mit à profit pour analyser son interlocutrice qui, de près, n’était pas dans le meilleur des états. Elle était presque aussi blanche que la nappe et ses yeux cernés de larges sillons noirs paraissaient éteints. La commissure de ses lèvres tressautait et, en s’attardant sur sa poitrine, il remarqua qu’elle respirait avec pénibilité. Sans un mot, il sortit de sa poche les viennoiseries qu’il avait apportées et les posa sur la table. À leur vue, la duchesse grimaça.
— Je les ai ramenées pour toi.
— Je n’aime pas ça ! répliqua-t-elle froidement.
Troublé, Théodore fronça les sourcils ; il était rare que les gens n’apprécient pas ce genre de gâteries. Il pouvait penser qu’elle se moquait de lui mais en observant son expression devant cette offrande, il constata qu’elle était étonnamment sincère dans ses propos.
— Très bien, soupira-t-il en les rangeant à nouveau dans sa poche, je voulais te faire plaisir mais c’est raté.
— Que me veux-tu ?
Il passa une main sur ses yeux et se les massa, ne sachant trop comment s’y prendre avec elle pour ne pas la froisser.
— Écoute, je sais que toi et moi on n’est pas partis du bon pied. Je veux dire, je sais que j’ai fait des choses qui te répugnent et te mettent mal à l’aise. J’en ai pertinemment conscience et quoiqu’il advienne je ne pourrai jamais changer ce qui s’est produit. En revanche, s’il te plaît et je te le demande en toute franchise, dis-moi ce que je peux faire pour arranger cela ?
— Que veux-tu dire par là ?
— Blanche, je veux me racheter à tes yeux. Pas seulement en tant que beau-frère, mais aussi en tant que personne. Je veux donc savoir s’il y a une chose qui pourrait me permettre de me racheter. Une chose quelle qu’elle soit, même la plus insensée qui te ferait me voir autrement qu’avec répugnance. Je ne supporte plus de te voir me détester.
Il leva les yeux vers elle et la contempla intensément. Comme si elle ne s’attendait guère à entendre ce genre de chose de sa part, elle se mordilla les lèvres. Après un temps incroyablement long, elle baissa les yeux et soupira.
— Tu te trompes, je ne te déteste pas, avoua-t-elle.
Ces mots lui firent l’effet d’un coup de massue en plein crâne et il ouvrit la bouche, étourdi.
— C’est vrai que je ne t’apprécie pas beaucoup, mais je ne te déteste pas pour autant. Enfin si, au début, mais plus maintenant.
Rassuré par cette révélation, il ne dit mot et se contenta de l’observer. Avec lenteur, elle s’avança vers la table et s’installa face à lui.
— Je sais que t’essaies de faire des efforts pour changer, je le vois bien. Et même si j’ai du mal à supporter ton comportement et tes manières, je note que t’essaies que tout se passe bien entre nous, ne serait-ce que par rapport à l’alliance de nos familles respectives. L’ennui est que tu en fais trop pour m’avoir dans tes bonnes grâces et faire que l’on soit amis en quelque sorte. Et moi de mon côté, je ne veux pas fournir autant d’efforts. On est trop différents pour que tu obtiennes de moi plus qu’une simple courtoisie. Je ne suis pas comme toi, je n’ai pas envie de me faire apprécier des autres. Je veux juste qu’on me laisse tranquille.
— Dans ce cas, murmura Théodore avec hébétement, pourrais-tu, malgré notre inaccointance, faire en sorte que tout se passe pour le mieux ? Je veux dire que si jamais tu sens que je vais trop loin pour toi, je voudrais que tu n’hésites pas à m’en faire part. Certes je comprends bien qu’on soit diamétralement opposés sur de nombreux points, je sais que je suis frivole et que je dis aisément ce que je pense sur tous les sujets sans tabous ni honte. Je crois comprendre que ça te gêne et je veux bien faire un effort pour me contrôler en ta présence. Est-ce que cela te conviendrait ?
La jeune duchesse se figea, plongée dans ses réflexions. Une fois le verdict trouvé, elle avança une main vers lui et ouvrit la paume.
— Je veux bien qu’on essaie. À condition que tu fasses quelque chose pour moi.
— Quoi donc ? l’interrogea-t-il.
Posément, elle lui expliqua sa requête. Interloqué par la demande, le marquis sourit puis, réjoui par le fait de se rendre utile, tendit sa main en retour et la serra.
— C’est d’accord, j’accepte ta proposition.