LES MONDES ERRANTS – Chapitre 23

Chapitre 23 – Le Oural 5/7

Une poignée de jours passa. Dans le dortoir plongé dans l’obscurité, Elvire tentait de trouver le sommeil, gigotant de gauche à droite pour adopter la meilleure position possible. Un hurlement se fit entendre, la faisant sursauter. Sur le qui-vive, elle se redressa et, comme tous les patients sonnés par ce cri de détresse, balaya la pièce du regard.

Vers le coin opposé, une femme se fracassait la tête contre le mur, grognant et gesticulant comme une bête enragée. Le crâne fissuré, le sang giclait par flots de ses entailles ainsi que de sa bouche, masquant totalement son visage sous une impressionnante marre écarlate. La femme se tira les cheveux, se les arrachant par poignée avant de reprendre son action sous l’œil écarquillé des spectatrices immobiles, incapable d’effectuer le moindre mouvement face à ce spectacle irréel, lugubre.

L’une d’entre elles hurla à son tour avant de s’évanouir. La panique gagna alors les lits annexes et les patientes alarmées se ruèrent vers l’entrée, se bousculant pour sortir. Telles des hystériques, elles se mordaient et donnaient des coups de poing, allant jusqu’à dérouler les bandages des plus fragiles pour les écarter.

Le personnel et les gardes alertés entrèrent en hâte dans le dortoir et se précipitèrent vers l’enragée afin de l’entraver pour la conduire dans une pièce annexe, à l’isolement. Cependant, sentant sa cause perdue, l’enragée courut dans la direction opposée et se jeta avec panache contre la fenêtre, brisant la vitre pour venir s’échouer dans les jardins trois étages plus bas, s’effondrant dans un ultime cri de démence à en percer les tympans.

Après ce saut funeste qui plongea le dortoir dans un profond silence, personne ne bougea, tétanisé. Puis les regards convergèrent sur le lit de la discorde, où une femme gisait morte, entièrement vidée de son sang, deux trous rouges ayant perforé sa gorge. Elvire la reconnut ; Denise était morte.

Suite à cet incident, les patients furent auscultés un à un, matin et soir, afin de s’assurer que le mal n’empire. Des consultations via un psychologue étaient dispensées moyennant un maigre sou pour les cas les plus traumatisés par ce tragique événement.

Des militaires arrivèrent dans l’enceinte de l’établissement. Employés par le gouvernement, ils veillaient continuellement sur les dortoirs, faute de place pour isoler chacune des quarante-cinq femmes présentes pour ce seul dortoir.

Dans cette période d’agitation, Elvire était tourmentée ; cela faisait des semaines qu’elle n’avait pas reçu de nouvelles de sa sœur et la perspective de voir son état empirer l’effrayait. De ses ongles, elle grattait sa peau sèche, allant jusqu’à l’irriter jusqu’au sang. Des plaques rouges se formèrent dans ces zones sensibles, la faisant gémir de douleur tant la démangeaison était lancinante.

Pour la calmer, sur ordre du docteur Flandrin, on l’autorisait à passer une grande partie de ses journées dans le patio, sous les rangées d’arcades. Malgré le froid, ce traitement privilégié lui faisait le plus grand bien. La présence des oiseaux de passage, le bruit limpide de la fontaine et le son mélodieux d’un gramophone avaient le don de l’apaiser. Le médecin descendait régulièrement la voir pour s’enquérir de son état tant mental que physique. Par chance, aucun autre cas de rechute ne s’était manifesté, redonnant l’espoir à la future mère en voit de guérison totale.

Néanmoins ce répit ne fut que de courte durée car trois nouvelles mutations de fièvre rouge furent recensées la semaine suivante, blessant plus d’une demi-douzaine de gens. Des cas d’attaques nocturnes similaires à la première. Le sang coulait, se suçait à même la gorge via des canines qui apparaissaient aussi rapidement que les incisives tombaient. Les dents de chaque patient furent examinées, tâtées afin de s’assurer qu’elles ne bougeaient point.

On détecta deux autres cas ainsi qu’on isola à la hâte pour les étudier plus en détail. Les deux personnes en question moururent le lendemain, le crâne explosé contre le mur et la peau lacérée par les ongles et les morsures qu’elles s’étaient elles-mêmes infligées faute de victime à tourmenter pour assouvir leur soif de sang. Les cadavres de ceux que l’on baptisait « enragés » furent disséqués. On incisa la peau au scalpel pour y prélever les organes et glandes salivaires, soumis à une batterie de tests. Par ailleurs, on ôta les canines au crochet.

Les journaux affichaient des unes alarmantes qui glaçaient d’effroi avant d’être interdits définitivement dans l’établissement pour préserver la stabilité des patients déjà fort agités. Une gazette mentionna en gros titres que la bête avait été tuée.

Une photographie en noir et blanc, très difficile à comprendre au vu de sa médiocre qualité, illustrait le monstre qui n’avait rien de naturel. C’était quelque chose, une masse informe dont même le journaliste ne possédait pas les mots pour la décrire fidèlement. Il était juste noté que le Oural avait deux crocs extrêmement longs et pointus, et que ses yeux, fermés sur l’image, étaient d’un jaune aussi aveuglant que l’astre solaire.

Le président, alerté par les débordements de plus en plus virulents dans ces régions, envoya les membres de l’armée canaliser ce que la Nation qualifiait d’épidémie et sécuriser la vie des citoyens. Ceux-ci arpentaient les couloirs, se postaient à chaque porte, lorgnant tels des vautours le moindre mouvement suspect de chaque patient en ligne de mire.

Lors des entrevues médicales, les dossiers étaient surveillés par un membre du conseil scientifique, de l’ordre militaire, habilité à examiner les diagnostics et analyses de chaque personne infectée.

Mandatée par le gouvernement, cette personne, baptisée le Mirador, avait toute autorité, supérieure même à celle du directeur du centre. Ses ordres faisaient loi, tout le personnel se soumettait. Ainsi, des grilles furent soudées à chaque fenêtre. Les portes furent consolidées d’une armature plus solide et les soldats gardaient continuellement leur fusil en main.

Dorénavant, les patients n’étaient pas autorisés à quitter la chambre autrement que pour assouvir leurs besoins naturels ou pour accéder à leurs examens routiniers. Les repas se faisaient au dortoir, des plateaux étaient apportés par le personnel masqué d’un étrange apparat. Infirmiers, médecins, personnes de l’intendance ou bien militaires, tous portaient des masques noirs en forme d’oiseau mortuaire et dont les yeux verts semblaient briller d’un éclat maléfique ; des masques contre la peste. L’odeur de chanvre émanait de leur bec, protégeant les porteurs des miasmes ou des germes éventuels environnants.

La psychose régnait au sein de l’établissement, tous étaient à cran et se dévisageaient les uns les autres comme des ennemis, ne sachant quelle personne allait muter ni quand.

Pour protéger les plus fragiles, les enfants ainsi qu’Elvire avaient réussi à être placés dans un espace moins encombré, à l’abri des hurlements nocturnes. Le cas de la jeune mère semblait piquer la curiosité du Mirador ; Elvire était le seul cas recensé de femme enceinte mordue encore en vie, en voie de guérison totale et dont la vie du fœtus ne semblait pas en danger.

Un mois passa ainsi, dans ce chaos organisé, sous le couperet d’une sentence plus dure infligée à chaque personne susceptible de contracter à nouveau la fièvre rouge ; la fusillade. Plus de onze cas suspects « d’infectés » devenus « enragés » furent fauchés par les balles. Allaient-ils se transformer à leur tour ? Personne n’en savait rien, la précaution était d’usage, qu’importe les désapprobations virulentes du personnel médical pour objecter la décision du Mirador. Des débats et des bastons houleuses opposant personnel et militaires eurent lieu suite à cette décision.

Au bout d’un autre mois, on tuait à tour de bras les gens trop fiévreux. On ne prenait même pas la peine de soigner les nouveaux arrivants. La mort fauchait les âmes par liasses, entreposant les cadavres dans le cimetière de la ville, plein à craquer.

Une question demeurait dans les esprits ; comment pouvait-il y avoir de nouveaux cas alors que le Oural était occis ? Les journaux n’en parlaient guère, comme soumis à la motion de censure. En dehors de la région et des frontières, les gens étaient-ils au courant du mal qui sévissait encore dans les Ardennes ? Ou bien tout était clôturé afin que l’affaire soit étouffée. La panique menacerait la stabilité de l’État.

Un soir, alors qu’Elvire, enceinte de huit mois, le dos et les flancs endoloris par le poids de son enfant, alla rendre visite à son médecin, ce dernier, contrairement à son habitude, ne retira pas son masque en sa présence. Nerveuse par ce changement soudain de mode opératoire, la jeune femme sentait son cœur battre démesurément vite tant cette peur viscérale de se voir basculer la terrorisait. D’autant que le docteur Flandrin, d’ordinaire d’un calme à toute épreuve, bougeait frénétiquement ses doigts et agitait ses jambes.

— Je suis désolé ma chère petite mère, commença-t-il d’une voix hésitante, vous partez demain pour un voyage dans un autre centre. Bien plus protégé que le nôtre. Selon le grand Mirador, des soins plus poussés vous seront dispensés. Là bas, tous les malades de la région et ceux des contrées voisines touchées seront regroupés afin de vous offrir les meilleurs traitements par des armadas de médecins triés sur le volet et, on va dire, spécialisés dans la Fièvre Rouge. Si tant est que cela existe.

— Où est-ce ? s’enquit-elle, la respiration coupée par cette annonce subite, inattendue. Ma sœur pourra-t-elle me voir là-bas ? D’ailleurs, pourquoi dois-je y aller ? Vous me dites que je suis guérie, que je ne risque rien. Ne puis-je pas rester ici ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, hélas. Je ne sais rien de plus si ce n’est que le centre en question est situé à Forvald. Quant à votre état, tout indique en effet que vous êtes totalement guérie. Cependant, le Mirador tient à ce que toutes les personnes infectées sans exception soient conviées à Forvald. Y compris celles qui étaient sorties de l’établissement voilà plusieurs mois, guéries elles aussi.

— Forvald ? Ce n’est pas au nord du territoire ? À la frontière avec la Palombrie ?

— Tout à fait. Il s’agit d’un ancien hôpital psychiatrique abandonné, racheté par l’état il y a quelques années et reconverti en centre médical de l’armée. Apparemment, leur laboratoire est assez évolué technologiquement, mais je ne sais rien de plus. Les dossiers concernant ce lieu sont confidentiels. Je n’y ai pas accès.

— C’est très loin ! fit-elle en massant son ventre contracté.

— Je le sais, trois jours entiers de train sont nécessaires pour vous rendre sur place. Une locomotive en partance de Mont-les-grives est affrétée pour vous. Vous partez demain à l’aurore. Vous, ainsi que tous les autres patients infectés. Soit cent soixante-dix rien que pour cet établissement.

Un silence s’installa. Les larmes aux yeux, Elvire déglutit péniblement, manquant d’éclater en sanglots. Elle se pinça les lèvres puis murmura :

— Puis-je vous donner une lettre à remettre à ma sœur dans ce cas ? J’ai peur que Forvald soit trop loin pour qu’elle la reçoive.

Il hocha la tête et, le temps de la consultation arrivant à son terme, la congédia en lui indiquant la sortie.

— J’espère que vous serez à votre aise là-bas ma chère petite mère et, bien entendu, je serai heureux de vous revoir après votre rémission si vous n’êtes pas trop traumatisée et daignez revenir à Mont-les-grives.

— Avec plaisir, marmonna-t-elle sans entrain, je reviendrai au plus vite et vous offrirai un déjeuner digne de ce nom pour vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi.

Muets, ils s’échangèrent un dernier regard, une lueur de peur présente dans leur regard. Car l’un comme l’autre, le médecin et la patiente, étaient totalement dépassés par la situation dont ils ne percevaient que des événements via le prisme étriqué de leur existence.

— Prenez soin de vous, ajouta-t-il faiblement avant qu’elle ne passe le pas de la porte.

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