NORDEN – Chapitre 20

  • Chapitre 20 – Le manoir von Tassle

Le fameux samedi arriva enfin. Depuis son agression, Anselme n’était pas reparu à la taverne. Certainement trop affaibli pour se déplacer, songeait Ambre avec amertume. De ce fait, elle s’impatientait de revoir son ami, n’ayant plus l’habitude de passer une semaine entière sans le côtoyer.

À l’occasion de ce déjeuner d’exception, la petite voulait être la plus jolie possible afin de faire bonne impression devant l’un des hommes les plus respectables de l’île. Elle avait donc remis sa nouvelle robe et enfilé ses souliers écarlates. Ambre brossa ses cheveux et les coiffa en deux tresses qu’elle répartit de chaque côté de sa nuque.

Quand sa sœur fut fin prête, l’aînée revêtit un chemisier à carreaux qu’elle glissa sous une longue jupe cendrée. L’étoffe lui montait jusqu’en haut de la taille, accentuant les courbes de sa silhouette. Devenue suffisamment maigre, elle avait pu enfiler ce vêtement ayant appartenu à sa mère. En guise de coiffe, elle attacha ses cheveux en son éternelle queue de cheval.

Dès qu’elle eut terminé, elle passa devant son miroir et contempla son reflet. Elle se trouvait à la fois élégante et féminine. Malgré l’appréhension, elle se sentait prête à affronter un monde qui n’était pas le sien. Elle prit davantage confiance lorsque sa sœur l’observa avec des yeux pétillants, ne tarissant pas d’éloges à son égard tant il était rare que son aînée soit si bien apprêtée.

Il était tout juste onze heures trente lorsqu’un fiacre arriva et qu’un homme d’une cinquantaine d’années en descendit. Le cocher ôta son haut de forme et les salua en s’inclinant respectueusement. Il avait une apparence soignée avec cette barbiche blonde taillée en pointe et ce costume blanc. Il se positionna devant son véhicule, ouvrit la porte et invita ces demoiselles à monter à bord.

Pendant le trajet, les deux sœurs restaient muettes, bercées par les vibrations de l’habitacle, et contemplaient avec intérêt le paysage défilant. Le fiacre longeait Varden par le tour extérieur, suivant le cours de la rivière du Coursivet dont la surface reflétait les rayons flavescents du soleil. Puis le véhicule emprunta un pont de pierre bardé de deux statues de licornes cabrées et dont la largeur permettait à quatre chevaux de s’y engouffrer simultanément.

Une fois dans l’enceinte de la ville, l’attelage continua sa progression sur une avenue pavée où les maisons, aux toits mansardés et aux façades ivoires percées de fenêtres à croisillons, étaient construites dans un même style architectural, cerclées par des écrins de verdure soigneusement entretenus. Statues, fontaines et marquises égayaient les devantures pour leur donner une touche de singularité.

Richement vêtus, des passants flânaient sur les trottoirs rythmés par des arbres taillés au carré, entrecoupés de lampadaires et de bancs, tandis que des fiacres et des carrosses déambulaient le long de la chaussée, tractés par des palefrois tout juste brossés.

Les deux sœurs étaient impressionnées par la beauté des lieux. Ce quartier purement résidentiel devait être celui de la Grande Licorne, le plus luxueux de l’île.

Le fiacre continua sa progression, traversant la place de la mairie. Un peu plus loin, il passa devant le palais de justice. Par son architecture aussi massive qu’austère, l’édifice dénotait des bâtisses annexes. Des dizaines de magistrats en costume noir s’activaient sur le parvis. Avec ce port altier et ce visage grave, ils affichaient une prestance qui frôlait l’arrogance. À leur vue, l’échine d’Ambre se hérissa.

De vrais prédateurs impitoyables à l’apparence pitoyablement grotesque. Ce ne sont que des hommes et pourtant ils me font nettement plus peur que la louve ! songea-t-elle avec dégoût.

Après une dizaine de minutes, l’attelage passa un portail en fer forgé au-dessus duquel les armoiries des von Tassle trônaient dans un cartouche en marbre à volutes. Puis il pénétra dans une cour rocailleuse bordée de pelouse et s’arrêta aux pieds des escaliers. Le cocher mit pied à terre et leur ouvrit la porte. Les invitées descendirent et contemplèrent les lieux avec émerveillement.

Elles se trouvaient dans un vaste domaine comportant un grand corps de logis, une écurie ainsi qu’une dépendance, le tout égayé par des jardins et bosquets. Devant elles, un somptueux manoir s’érigeait. Comme pour les maisons qu’elles avaient aperçues tantôt, sa façade écrue était ajourée par deux rangées de fenêtres balconnées et son toit mansardé, sur lequel chiens assis et cheminées saillaient, se couvrait d’ardoise.

Pieter les invita à le suivre. Ambre prit la main de sa cadette et toutes deux avancèrent tranquillement jusqu’à l’entrée. Le chien de berger Japs ainsi qu’une chienne bâtarde au pelage gris-crème accoururent en aboyant, leur queue fouettant l’air avec vigueur. Le second canidé avait l’apparence d’un lévrier avec ce museau fin, ces oreilles tombantes et ces interminables pattes qui lui conféraient une démarche pataude.

Adèle les gratifia d’une caresse, sous l’œil réprobateur de son aînée. Sur le seuil, une femme d’un certain âge les accueillit. La tête haute et les cheveux bruns foisonnants de filaments argentés coiffés en un chignon, elle adressait à ses hôtesses un sourire retenu. Sous ses sombres apparats et son attitude solennelle, madame paraissait avenante.

— Bienvenue mesdemoiselles, dit-elle posément en les dévisageant de ses yeux pervenche, ne bougez pas, je vais chercher Anselme.

Elle les fit patienter sur une des banquettes du hall puis emprunta le grand escalier en bois donnant accès à l’étage. Bien installée sur son assise, Ambre explora les lieux du regard. Malgré l’opacité du mobilier en acajou, de larges fenêtres bardées de rideaux vert-de-gris laissaient les rayons solaires nimber l’espace où nulle pellicule de poussière ne stagnait dans l’air chargé d’une succulente senteur florale. À la manière d’un échiquier, le sol se pavait d’un dallage noir et blanc, tranchant avec les murs écrus décorés de tableaux à l’effigie des membres de la famille von Tassle.

Sur les cadres des plus monumentaux, Ambre pouvait lire des noms tels que « Ulrich Desnobles » ou « Ophelia von Tassle » illustrant deux personnages d’une trentaine d’années. Le premier se tenait derrière un imposant piano à queue blanc tandis que la seconde était assise sur une méridienne, un livre à la main.

Vu la taille des œuvres, il s’agit certainement des parents du Baron. Je ne pense pas les avoir déjà vus cela dit. Remarque, je ne pense pas que ces gens se rendent souvent à Varden.

Une autre personnalité était peinte sur un tableau plus petit que les autres. Ambre reconnut Judith. Surprise, elle écarquilla les yeux et l’étudia en détail. Représentée de trois quarts, la mère d’Anselme portait un tailleur aubergine sur lequel un médaillon en forme de loup était épinglé. Une barrette en plume de faisan égayait ses cheveux d’un noir de jais maintenus en un chignon.

En dépit de cette apparence austère, un sourire se dessinait sur ses lèvres, dévoilant une fossette identique à celle de son fils, et ses yeux jaunes en amande, si puissants et hypnotiques, révélaient une certaine bienveillance.

C’est étrange de la revoir. C’est fou ce qu’Anselme lui ressemble ! Et quelle étrange couleur d’yeux ! On dirait les miens mais en plus jaunes, eux aussi n’ont rien de naturel… ils sont carrément dorés !

— Wahou ! fit Adèle, émerveillée par la beauté des lieux. Que c’est beau ! Tu as vu ça Ambre ? Et ces fleurs, elles sont magnifiques !

Désireuse de sentir les bouquets déployés sur les consoles annexes, la petite se redressa mais Ambre la retint et lui fit signe de ne pas bouger, ne voulant pas qu’elle se fasse remarquer dès leur arrivée.

Un bruit de pas accompagné de clappements résonnait à l’étage. Les deux sœurs levèrent la tête et virent Anselme descendre lentement les marches de l’escalier, une main posée sur la rambarde. En les voyant, le garçon eut un sourire lumineux. Son visage avait récupéré des couleurs et son ecchymose à la tempe avait dégonflé. Cependant, il gardait encore des égratignures sur le front, le nez et la lèvre.

Dès qu’il eut franchi la dernière marche, Adèle partit le saluer, prenant garde à ne pas se jeter sur lui comme elle avait l’habitude de le faire.

— Bonjour Anselme ! s’écria-t-elle, les yeux brillants. T’as l’air d’aller mieux ! Ambre n’arrêtait pas de se faire du souci pour toi tu sais ! Elle a même beaucoup pleuré le soir…

Le visage rubescent, l’intéressée rejoignit sa cadette et mit une main devant sa bouche pour la faire taire.

— Mais tais-toi donc, bon sang ! Tu me fais honte !

— Oh pardon ! répondit timidement la fillette en regardant ses pieds. Je voulais juste être gentille et dire qu’on s’inquiétait pour lui. En plus j’ai même pas dit que t’avais gardé sa chemise et que tu dormais avec tous les soirs pour te rassurer et sentir son parfum !

— Adèle !

À cette révélation, Anselme eut un rire franc et posa amicalement la main sur l’épaule de son amie.

— Tu vas bien ma chère rouquine ? demanda-t-il d’un ton jovial. Si ça peut te rassurer, je te la donne cette chemise. Je ne comptais pas la récupérer au vu de son état ! C’est bien que tu la recycles d’une autre façon !

Il la regarda avec douceur et lui adressa un sourire. Son humour empli de cynisme laissa Ambre pantoise.

— C’est très gentil à toi de me faire un si beau cadeau ! répondit-elle, le ton sarcastique. Maintenant que je sais que tu vas mieux, je vais pouvoir l’offrir à Pantoufle…

Elle croisa les bras et le défia :

— Je suis sûre qu’il adorerait faire ses griffes dessus !

Il ne dit rien et la regarda de ses yeux rieurs. Il trouvait son amie particulièrement bien apprêtée, mais il ne voulut pas la complimenter de peur de la perturber davantage. À la place, il lui tendit son bras et l’invita à le suivre. Adèle marchait derrière eux, balançant ses bras d’avant en arrière.

— Le Baron n’est pas là ? demanda-t-elle en continuant son exploration visuelle.

— Il est certainement dans ses appartements, il ne devrait pas tarder à descendre.

À peine eut-il terminé sa phrase que ledit Baron dévala les escaliers. Posté juste derrière eux, il ne semblait pas les avoir remarqués et, tout en boutonnant son veston, appela son intendante. Ambre réprima un rire devant son attitude si naturelle et négligée. En effet, l’homme était vêtu aussi sobrement que son fils adoptif, à la différence que ses cheveux ébène étaient encore détachés et ses vêtements agencés de guingois.

— Séverine ! cria-t-il de sa voix grave, tout en continuant son affaire.

— Qu’y a-t-il, monsieur ? s’enquit l’intendante en descendant à son tour les marches de l’escalier.

Le Baron jeta une œillade à son interlocutrice :

— Pouvez-vous me dire à quelle heure doivent arriver nos invitées, s’il vous plaît ? J’ai été pris de court et n’ai pas vu le temps passer !

— Elles sont déjà là monsieur ! répondit-elle en désignant le trio d’un signe de la tête.

L’homme se retourna et vit les demoiselles en compagnie de son fils. Ambre perçut un sentiment d’embarras luire dans ses pupilles qui se dissipa aussitôt, laissant place à un regard digne et fier. Il attacha son dernier bouton, plaqua ses cheveux en arrière et vint à leur rencontre. Il prit délicatement la main de la plus âgée et l’embrassa puis fit de même avec Adèle qui le contemplait avec admiration.

— Veuillez m’excuser pour cette entrée fort cavalière, mesdemoiselles ! dit-il solennellement.

Ambre s’inclina sans un mot tandis qu’Adèle, qui ne savait si elle avait le droit de parler ou non, formula un simple compliment :

— Dites donc, c’est vraiment très beau ici chez vous, monsieur le Baron von Tassle ! Je n’ai jamais vu de maison aussi belle, monsieur le Baron von Tassle !

L’aînée ne put réprimer un rire nerveux en écoutant la tournure maladroite de son allocution. Elles n’avaient jamais appris à s’adresser aux nantis et la petite s’appliquait à parler avec politesse et distinction.

— Merci à vous jeune demoiselle ! répondit-il gentiment. Je demanderai à une domestique de vous faire visiter les lieux tout à l’heure si vous le voulez.

— Avec grand plaisir, monsieur le Baron von Tassle !

— Je vous en prie, appelez-moi Alexander. Je n’aime pas les manières lorsque j’invite dans mon espace privé. Et « monsieur le Baron von Tassle » est un tantinet long et pompeux comme appellation !

— Dans ce cas, vous pouvez m’appeler Mouette, monsieur Alexander ! Car c’est comme ça que mes amis m’appellent, vous savez ! déclara la petite en toute innocence. Mais en fait, je m’appelle Adèle.

Ambre gisait immobile, les yeux perdus dans le vide en signe de dépit. Si elle l’avait pu, elle se serait engouffrée dans un trou de souris afin d’éviter d’avoir à subir un tel embarras. Elle jeta un timide regard à son ami qui arborait toujours son sourire, le garçon semblait s’amuser du spectacle. Le Baron se contenta d’acquiescer et invita ses hôtes dans la salle à manger afin de déjeuner.

Ils arrivèrent dans une pièce spacieuse au sol marqueté d’un plancher clair. La pièce s’ouvrait sur le jardin via des baies vitrées, illuminant les murs pastels décorés de miroirs devant lesquels des consoles vernies exposaient vases et pièces d’orfèvreries. Une imposante table drapée d’une nappe laiteuse trônait au centre. Au-dessus, de la vaisselle en porcelaine était mise pour quatre personnes, accompagnée de verres en cristal et d’un service d’argenterie.

Ambre fut soudainement mal à l’aise. Elle ne se sentait pas dans son milieu et avait peur de commettre un impair. Anselme remarqua ses doutes.

— Ne t’inquiète pas ! glissa-t-il à son oreille. Père sait très bien de quel milieu vous venez et ne vous fera pas de remarque sur le sujet.

Elle l’écouta et hocha la tête. Le Baron les invita à s’asseoir. Celui-ci trônait en bout de table, Anselme à sa gauche et Ambre à sa droite. Adèle fut placée à côté de sa sœur et observait avec avidité les mets apportés par Émilie, la cuisinière et femme de chambre âgée d’une vingtaine d’années. Pour l’entrée, il s’agissait d’un velouté de légumes d’automne à la texture crémeuse.

Ambre plongea la cuillère et la porta à sa bouche. Elle se délecta de cette première cuillerée tant les saveurs étaient exquises. Elle reconnut le goût de la châtaigne et du potimarron, relevé d’épices. Pendant qu’elle mangeait, elle regardait de temps à autre le Baron et son ami.

Elle s’aperçut que l’homme avait fait d’Anselme une copie miniature de lui-même ; leur gestuelle et leur expression étaient en tout point identiques, même la cadence avec laquelle ils avalaient leur bouchée était similaire. Le jeune homme porta un mouchoir à sa bouche et toussa. En l’entendant pousser des cris de coq, Ambre cessa de manger et le dévisagea avec inquiétude.

Le Baron esquissa un sourire.

— Eh bien, mademoiselle ! Je tenais à vous remercier une fois de plus pour la bonté dont vous avez fait preuve en soignant mon cher Anselme. C’est une chance qu’il soit arrivé vivant jusque chez vous et que vous ayez été assez généreuse pour prendre soin de lui au beau milieu de la nuit.

Elle risqua un œil en sa direction, ne sachant quoi penser de ces paroles ; était-il médisant, furieux ou au contraire parfaitement sincère ?

— Le pauvre Anselme n’était vraiment pas bien ! s’écria Adèle. Il saignait de partout… Il faisait peur !

— Je veux bien vous croire, chère enfant ! répondit le Baron tout en jetant un regard réprobateur sur son fils. Bien que je lui aie formellement interdit de se balader en pleine nuit ! C’est à croire que mes conseils, pourtant fort avisés, ne sont pas foncièrement intégrés.

Cette fois, Ambre eut la certitude qu’il fulminait. Anselme et lui avaient dû avoir une discussion houleuse suite à cet incident.

Le reste du repas se déroula dans le calme. Personne n’osa parler hormis Adèle qui faisait de son mieux pour être polie et complimenter tous les plats qui passaient à sa portée. Ainsi, dès que le poisson et le riz furent mangés, ce fut autour du dessert, une pâtisserie provenant de La Bonne Graine, d’être amené sur la table. Il s’agissait d’une tarte au citron meringuée, au grand ravissement de la fillette qui avait hâte de pouvoir y goûter et ajouter de nouvelles saveurs à son palais.

Une fois le repas terminé et le service débarrassé, le Baron appela Émilie. Il lui donna pour consigne de s’occuper de l’enfant et insista sur le fait qu’elles puissent visiter les écuries ainsi que les jardins. La domestique opina du chef et tendit sa main à l’enfant. Dès qu’elles furent suffisamment éloignées, l’homme invita les deux amis à se diriger vers son salon privé afin de boire une tasse de café dans une pièce plus intime.

Le salon se situait de l’autre côté de l’escalier. À l’instar des pièces du rez-de-chaussée, il était spacieux et lumineux, s’ouvrant sur l’extérieur via trois baies vitrées.

À peine entrée, Ambre fut frappée par la tapisserie aux couleurs délicates qui ornait l’un des murs. Elle représentait un cerf au pelage brun et aux yeux argentés bravant un serpent aux iris dorés dont le corps sinueux couvert d’écailles opalines sinuait dans une rivière. La scène s’ouvrait sur un vaste paysage de forêt surplombé d’un ciel panoramique aux couleurs délavées. Un cartouche à volutes, présent en bas de la bordure flanquée des quatre animaux des tribus, indiquait pour titre ; Alfadir et le Serpent marin.

Cette tapisserie s’accompagnait d’un tapis mille fleurs qui s’étendait au sol, masquant en partie le parquet ciré. Le tissage représentait une licorne défiant un cerf, les pattes avant levées. D’un bleu vert sourd, le fond foisonnait d’animaux et de plantes stylisés.

Le Baron les invita à s’asseoir. La jeune femme s’installa sur la méridienne située à côté du piano à queue, identique à celui peint sur le portrait de monsieur Desnobles, tandis qu’Anselme et son père prirent place sur un fauteuil.

Séverine apporta un plateau sur lequel trois tasses de café étaient disposées et le posa sur la table basse. L’homme prit sa tasse du bout des doigts et commença à boire une gorgée du liquide noir. Ambre, qui ne put se résoudre à boire sa boisson aussi chaude, le garda en main et renifla avec plaisir son arôme puissant.

— Je vais être franc avec vous, dit-il gravement, je sais pertinemment que vous vous entendez bien tous les deux et que quoique je puisse dire, vous ne cesserez de vous revoir. Je tiens à ce que vous sachiez que je ne suis absolument pas opposé à cela. Seulement…

L’homme s’enfonça dans son fauteuil. Il se tourna vers Anselme, le gratifia d’un œil noir et annonça d’un ton péremptoire :

— Je vous interdis formellement de vous déplacer une fois la nuit tombée ! Cette île n’est pas sûre pour l’instant et je tiens à ce que vous respectiez ce choix. Bien entendu, cela vous laisse la fin de semaine pour profiter l’un de l’autre.

Il les regarda tour à tour avec sévérité.

— Me suis-je bien fait comprendre ?

Le fils soutint son regard et opina du chef.

— Et cela vaut aussi pour vous jeune fille !

La jeune femme acquiesça également.

— Parfait ! Dans ce cas, je…

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’Anselme fut pris d’une seconde quinte de toux. Il sortit de sa poche un mouchoir qu’il plaqua contre sa bouche pour étouffer le bruit mais ne parvint pas à freiner sa crise. Vacillant, il s’excusa et prit congé. En partant, Ambre nota que ses yeux étaient larmoyants et que son mouchoir arborait des taches rouges. Son visage blêmit et son cœur se serra tant elle fut peinée de le voir s’exiler ainsi.

Je vais faire payer ces salauds pour leurs actes ! Crois-moi Anselme ils vont le payer cher ! Marquis ou non…

Une fois qu’il eut quitté la pièce, elle se retrouva seule en compagnie du Baron. Mal à l’aise, elle se mordillait les lèvres avec acharnement, les doigts crispés contre sa tasse.

— Ne vous inquiétez donc pas pour lui ! la rassura-t-il après un temps. Anselme est un garçon solide, il s’en sortira. Il va juste lui falloir un peu de temps pour se remettre correctement sur pied.

Elle fronça les sourcils et planta son regard dans le sien.

— Je pensais que vous l’aviez toujours vu comme quelqu’un de faible !

— C’est effectivement ce que je pensais au départ, mademoiselle ! Mais après qu’il ait essuyé deux bagarres d’une rare violence et qu’il en ait survécu, je me dis qu’après tout, il n’est pas aussi valétudinaire qu’il n’en a l’air.

Elle hocha lentement la tête, songeuse.

— Je tenais à vous dire que j’ai été fort surpris de vous avoir recroisé à la fête la dernière fois, en compagnie de mon fils. Si j’avais su que vous étiez amie avec lui, j’aurais été moins brusque et cavalier envers vous cette nuit-là. Je vous prierais donc de m’excuser pour mon attitude.

Elle étouffa un rire.

— Il n’y a pas de mal, monsieur. Même si je vous ai détesté pour m’avoir foncée dessus et d’avoir abîmé l’un des seuls pantalons mettables que j’avais en ma possession.

Elle se remémora cette fameuse nuit et sentit à nouveau l’étreinte de ses bras contre sa taille. Son cœur s’accéléra à cette réminiscence.

— Si j’avais su qui vous étiez, j’aurais également été moins grossière et avenante envers vous.

Les joues rosies, elle rit nerveusement et ne put s’empêcher de rajouter :

— D’ailleurs, j’ai bien cru que vous me faisiez la cour ce soir-là, monsieur.

L’homme plissa les yeux, un sourire esquissé sur ses lèvres. Ambre comprit qu’il était sérieux et détourna le regard, gênée.

Il y eut un silence pendant lequel chacun but sa boisson. Le Baron sirotait la sienne tout en faisant pianoter ses doigts sur l’accoudoir de son fauteuil. Elle s’aperçut qu’il ne portait pas d’alliance et cela la troubla davantage. Pour masquer son agitation, elle contempla la pièce, s’attardant sur le bureau impeccablement rangé, puis étudia les multiples objets exposés dans un cabinet de curiosités. Elle reconnut un crâne de chat et pensa à son animal totem.

Je n’ose même pas imaginer l’idée que, plus tard, lorsque je me transformerai et que je mourrai sous ma forme de chat, quelqu’un viendra dérober mon crâne afin de l’exposer dans sa vitrine, à la vue de tous ! Ce serait cruel, mais en même temps c’est la vie…

Souhaitant se changer les idées, elle balaya du regard les étagères sur lesquelles de nombreux livres étaient exposés.

Quelle sacrée collection !

— La lecture vous intéresse-t-elle, mademoiselle ? demanda-t-il en suivant son regard.

Il posa sa tasse sur la table et se leva. D’un geste de la main, il l’invita à venir le rejoindre au pied de l’une des bibliothèques.

— J’ai ici une collection particulièrement complète, commença-t-il, composée de divers volumes traitant de sujets scientifiques, de droit ou encore d’histoire. Si c’est la question que vous vous posez, alors oui je les ai tous lus, sans exception, étudié même pour certains.

Elle scruta les ouvrages dont certains semblaient dater de plusieurs siècles.

— Vous aimez lire, mademoiselle ?

— Oui, j’aime beaucoup ! Surtout regarder des livres illustrés sur la faune et la flore de Norden. Je ne connais pas grand-chose de mes origines et c’est ma façon à moi de me reconnecter avec mon peuple. J’aime bien aussi les contes et histoires que je lis à Adèle pour l’endormir.

Elle posa délicatement une main sur les reliures en cuir et fit parcourir ses doigts sur les couvertures.

— Mais l’ennui, c’est que je n’ai pas vraiment eu l’occasion d’étudier. J’ai dû mettre ma vie entre parenthèses lorsque ma petite sœur est née, il y a presque sept ans maintenant. Je n’étais pas spécialement bonne élève, mais j’aimais apprendre.

Il la regardait d’un air songeur.

— Mademoiselle, dit-il posément, pardonnez ma véhémence, mais je me dois d’être franc envers vous. J’ai bien remarqué la façon dont vous regardez mon fils, vos yeux de biche trahissent vos émotions et je vois bien qu’il ne vous laisse pas indifférente. Cela dit, je crains de devoir rompre vos espoirs car Anselme n’est pas un homme pour vous. Ne vous bercez donc pas d’illusions.

Devenue livide, Ambre eut l’impression d’avoir été poignardée en plein cœur.

— Pourquoi donc ? rétorqua-t-elle d’une voix étranglée.

Il ne répondit pas immédiatement. Gagnée par la colère, une lueur menaçante passa dans son regard.

— Pourquoi m’annoncez-vous cela et de manière aussi froide ? cracha-t-elle sans maîtrise.

L’homme esquissa un sourire. Ses yeux mi-clos trahissaient une jouissance retenue à la réaction que cette nouvelle provoquait.

— Mademoiselle, je sais pertinemment que vous vous entendez bien tous les deux. Après tout, vous avez longtemps été bons amis. Vous avez grandi ensemble et vécu tous deux des choses difficiles. Cependant, vous ne semblez pas vous rendre compte de qui il est réellement.

Tandis qu’elle croisait les bras en attente d’explications, l’homme fit les cent pas, les mains croisées dans le dos.

— Anselme est un homme à mon image, mademoiselle : un garçon intelligent et cultivé, sans fausse modestie. Et à l’instar de l’homme que je suis, c’est un solitaire qui ne détient en lui que des sentiments d’amertume et de rage. Je doute fort, tout aussi séduisante que vous soyez, que vous correspondiez à ses attentes. Anselme a besoin de sa liberté et de sa solitude, jamais il ne daignerait partager sa vie avec quelqu’un. Surtout, hélas ! Une jeune femme n’ayant que peu de finesse d’esprit et trop peu de connaissances sur le monde qui l’entoure. Comme vous venez de le dire, vous êtes d’une certaine manière limitée dans vos capacités de réflexion, sans vouloir vous offenser. Sans parler de votre statut. Je sais bien que la richesse ne fait pas tout, mais vous frôlez la pauvreté. Jamais il ne pourra subvenir financièrement aux besoins de deux filles aussi pauvres, puisque j’imagine que votre sœur continuera à vivre à vos crochets, et ce, pendant une dizaine d’années encore.

Ambre parvenait difficilement à garder la tête froide tant les paroles commençaient à sérieusement l’échauder.

— Mais de quel droit vous vous permettez de me dire ça ! objecta-t-elle agressivement.

Elle serra les poings et montra les dents.

— Je sais très bien ce que je vaux, monsieur ! Et j’ai bien conscience que je ne suis pas la plus riche ni la plus intelligente ni la plus courtoise de toutes les femmes de cette île ! Ça je le sais très bien, soyez-en assuré ! Mais au moins je connais la valeur du travail et de l’honnêteté. Je me bats chaque jour pour survivre dans cette impitoyable société que vous avez créée ! J’ai la corde au cou depuis des mois et je n’ai plus de parents ! Mon seul plaisir est de retrouver mon meilleur ami et de passer du temps en sa compagnie ! Sa seule présence à mes côtés suffit à me faire apprécier ma vie ! Tout ce que je souhaite c’est de le voir et de profiter de lui et je n’attends rien de plus en retour !

Elle jura, tremblante de la tête aux pieds.

— Me comprenez-vous bien, monsieur ?

Son regard dégageait une telle fureur qu’un soupçon d’appréhension mêlée à de la fascination traversa les pupilles du Baron. Peu de gens pouvaient se permettre de lui faire face de la sorte et cette noréenne, bien qu’inférieure à lui sur de nombreux points, ne s’en gêna pas.

— Alors dites-moi, monsieur ! D’où vous permettez-vous de me rabaisser et de me juger de la sorte ?

Il demeura silencieux, le regard baissé en direction de cette petite femme au tempérament de feu. Un sourire finit par se dessiner sur son visage.

— Je vous prie de m’excuser, mademoiselle ! Loin de moi l’idée de vous avoir froissée, je ne pensais pas à mal…

Quelqu’un toqua à la porte. Il s’arrêta net et permit à la personne d’entrer dans la pièce. C’était son palefrenier venu lui annoncer une visite inopinée et urgente. Le Baron acquiesça et enfila avec majesté son long manteau noir posé sur le rebord de son fauteuil. L’habit accentua son air austère, lui conférant un aspect de prédateur.

Avant de partir, il se tourna vers Ambre et la contempla à nouveau.

— Je vais devoir vous laisser mademoiselle, fit-il en lui prenant sa main qu’il pressa légèrement, pardonnez mon emportement et mon départ soudain, mais je me dois de partir. J’ai des affaires urgentes à régler.

Sur ce, il sortit et avertit Pieter afin qu’il raccompagne ces demoiselles chez elles.

La jeune femme n’eut pas l’occasion de dire au revoir à son ami. Elle apprit par Séverine que celui-ci s’était fait porter pâle et que la fièvre le gagnait à nouveau.

Le trajet du retour se fit en silence. Adèle, qui avait visiblement fait et vu beaucoup de choses, dormait paisiblement sur les genoux de son aînée. Ambre, quant à elle, observait le paysage, tentant de calmer la colère qui la rongeait ; les propos cinglants de cet homme l’avaient ulcérée et l’état de son ami l’angoissait.

Je comprends mieux ce que me disait Meredith à son sujet. Quel homme suffisant et méprisant !

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