NORDEN – Chapitre 104
Chapitre 104 – Une étincelle
Après être passé au cabaret récupérer sa solde, Théodore arriva au salon du Beau Séjour aux alentours de vingt heures. Joliment habillé, le cœur léger après un moment de badinage, il s’engouffra dans la pièce indiquée par le serveur. Il y retrouva presque l’ensemble de la bande, y compris Meredith et Antonin, qui était là depuis plus de deux heures. Louise seule manquait à l’appel, elle était de garde et préférait éviter de sortir la nuit depuis que les conflits avaient gagné en intensité.
Assise nonchalamment sur une banquette, la duchesse à la peau caramel affichait un visage rayonnant. Elle avait une main posée sur son ventre rond, manquant de craquer sa robe. Son ami était auprès d’elle, la paume de la main posée sous celle de sa fiancée, ouvertement déployée afin de ressentir les gestes de la chétive créature qui ne cessait de bouger à l’intérieur de la poche.
— La langouste fait des siennes ? plaisanta le brunet.
— En effet, ricana Antonin, je ne sais pas s’il bougera autant à la sortie mais s’il a le caractère de sa mère je plains les insomnies qu’il va nous offrir.
Sa remarque décrocha un rire général. Meredith fronça les sourcils et fit mine d’être offusquée. Pour se faire pardonner, le blondin déposa un baiser tendre sur sa tempe.
— Il est prévu pour quand ?
— Vers la fin mars normalement, répondit la mère.
— Et… vous lui avez trouvé un nom ?
Elle jeta un œil à son homme et pouffa.
— T’as raté un grand débat ! annonça Diane.
— C’est-à-dire ? s’enquit-il, curieux.
Antonin caressa langoureusement le ventre de sa bien-aimée, les yeux brillant d’amour pour ce petit être qui s’apprêtait à naître dans une poignée de semaines.
— En vrai on était pas d’accord sur le prénom du garçon. Pour la fille, elle s’appellera Eugénie. Quant au garçon, je voudrais l’appeler Théophile, comme mon grand-père, mais Meredith n’aime pas et veut absolument l’appeler Modeste.
— Modeste ? s’étonna Théodore. C’est pas un nom de chien ça ?
Diane et Victorien furent pris d’un fou rire.
— C’est exactement la réflexion qu’on lui a faite ! s’esclaffa le grand blond.
Meredith fit la moue mais ne rétorqua rien, leur accordant simplement un regard dédaigneux. Pour ne pas s’éterniser sur le sujet, le marquis s’avança ensuite jusqu’à Blanche qui se tenait sur la banquette annexe, sirotant silencieusement un verre de vin blanc. Il déposa un baiser sur sa main qu’elle lui tendit sans qu’il eût à la prendre. Il fut surpris de la voir si avenante, avec ce sourire chaleureux qu’il ne pensait pas recevoir de sa part.
Cependant, en la regardant plus intensément, quelque chose le troubla. Elle avait les pupilles dilatées et les yeux brillants, rendant son regard encore plus déstabilisant qu’à l’accoutumée. Combien de verres avait-elle bus pour être tant avinée alors que tous semblaient encore bien lucides ?
— Comment se porte ma belle-sœur ? s’enquit-il en lui adressant un sourire en coin. Tu as encore besoin que je te ramène un livre ? Tu vas finir par tous les consulter si tu continues.
Blanche émit un pouffement et lui répondit d’une voix mal-assurée, avec une pointe d’hésitation. Confus, il tenta de ne pas relever son état et porta son attention sur les autres convives qui, ayant attendu sagement l’arrivée de leur dernier camarade, entamèrent le second service de hors-d’œuvre tout juste commandés, dont la majorité était des verrines à base de poissons et des feuilletés aux produits de la mer.
— Je donnerais n’importe quoi pour avoir une dernière occasion de manger du bœuf ! s’exclama Meredith. C’est pratiquement introuvable ! Ou horriblement cher.
— Le bœuf est tellement insipide ! objecta Diane en croquant dans un feuilleté. Pensez au gibier, la chair est tellement plus goûteuse.
— Tout le monde n’a pas la lubie de la chasse, rétorqua le brunet, il n’y a que votre famille de chasseurs qui aime le gibier et la venaison !
— Les noréens en mangent, nota Antonin, pour les natifs je parle.
— Même les aranéens du centre de l’île ! ajouta Diane. Tout le monde n’a pas la chance de vivre auprès de la mer. Je suis sûre que hormis sur les villes côtières la plupart des gens se nourrissent de lapin, de poule et de faisan. Surtout quand tu vois le régime très centré sur les tubercules et les produits céréaliers. L’hiver n’est pas tendre pour la majorité des citoyens.
— En parlant d’hiver rude… commença Victorien qui, fier de l’annonce qu’il s’apprêtait à faire, se servit un verre de vin et le leva. Sachez que la rousse est de nouveau au domaine von Tassle.
Tous émirent un cri de stupeur et le regardèrent avec intérêt. Théodore cessa de manger ; cela faisait près de deux mois que la rouquine n’avait pas donné signe de vie et l’état du maire jusque là, n’avait cessé d’aller de mal en pis.
— Elle est rentrée le vingt et un février, il y a deux jours précisément. C’est von Tassle lui-même qui est allé la récupérer. Et vous savez où elle était ?
Il instaura un silence, laissant le suspens s’emparer de ses interlocuteurs.
— À Meriden ! Seule et en plein hiver.
— À Meriden ? s’indigna Meredith. Mais comment a-t-elle pu survivre tout ce temps à cet endroit sans nourriture et avec des conditions climatiques si catastrophiques ! Il n’a pas cessé de neiger et de pleuvoir tout du mois !
— D’où tiens-tu cette information ? s’enquit Blanche.
— C’est mon père qui la soigne, il la connaît bien depuis le temps qu’il s’occupe d’elle. Je devais pas spécialement vous dévoiler l’information, secret professionnel l’oblige, mais je préférais le faire.
— Ça n’explique pas comment elle aurait pu survivre plus d’un mois dans cet infernal endroit, réfléchit Diane, seule et isolée sans personne pour l’aider et avec si peu de denrées à disposition ! Es-tu sûr qu’elle n’était pas autre part et que von Tassle l’a retrouvée dans la vieille cité noréenne par pur hasard ?
— Non non, objecta Victorien, elle était là-bas depuis tout ce temps après avoir fugué de chez son protecteur. Elle n’a pas explicitement dévoilé le motif de sa fuite à mon père, mais j’ai cru comprendre que von Tassle et lui ont eu une petite discussion quant à la nature de la charmante rousse. Sachez juste qu’elle n’est pas comme nous. Loin de là… elle est… spéciale, dirais-je.
— Spéciale dans quel sens ? demanda Meredith.
— Eh bien… disons qu’elle est plus résistante que la moyenne. Beaucoup plus même. Mon père me dit qu’il n’avait jamais vu cela chez un humain. Elle a une capacité de rémission absolument incroyable, hors normes. Elle est capable de se remettre de coups qui nous auraient achevés aisément. C’est une sacrée énigme. Mon père aime la prendre en charge car elle ne cesse de piquer sa curiosité. Apparemment, il est son seul soigneur et von Tassle ne jure que par lui pour étudier son cas.
— Ton père a toujours travaillé pour le Baron, non ? l’interrogea Théodore. Et ce juste après les…
— Oh non Théodore, s’il te plaît, n’évoque pas la D.H.P.A. je te prie ! rétorqua sèchement Diane. Louise et moi-même sommes suffisamment angoissées par le trafic latent en ce moment. Cela m’effraie, chaque semaine je vois des traces de sang sur mon chemin et je ne sais pas à qui il appartient. Alors tais-toi !
— C’est peut-être juste une bagarre entre belligérants ou un contentieux entre deux personnes. Tu ne crois pas ? proposa Meredith que la nouvelle glaçait d’effroi. Une altercation entre des soldats de Wolden et les Ulfarks ?
— J’en doute fort et la présence permanente de ces soldats ne me réjouit guère qu’ils repartent sur leurs terres respectives et règlent leurs contentieux sur la côte est au lieu d’accroître les tensions ici !
— D’ailleurs, vous avez avancé sur la provenance éventuelle de ce fameux stock D.H.P.A. volé, tous les deux ? fit Victorien en pointant les deux marquis. Ça fait longtemps que ça traîne cette affaire.
— Hélas non, avoua Antonin, ce n’est plus trop la priorité à vrai dire. On va dire que depuis le coup d’État la seule chose qui compte est de veiller à ce que les gens de la côte est ne fassent pas plus de trouble qu’ils n’en font déjà. C’est vraiment devenu dangereux de se retrouver la nuit dans les rues sachant que ces loups rôdent en quête de gibier.
— En parlant de cela, mieux vaudrait ne pas trop s’éterniser et songer à rentrer, affirma Meredith en scrutant l’horloge avec nervosité, il est déjà bien trop tard.
— Oh ! il y a encore des travailleurs à cette heure, réfléchit le brunet, il est tout juste vingt et une heures. Mais oui, vaut mieux ne pas trop traîner.
Le groupe acquiesça et se mit en route. En bas, devant l’établissement, tous se saluèrent. Diane et Victorien montèrent sur leur monture commune et prirent la direction sud tandis qu’Antonin alla chercher son cabriolet, laissant Théodore seul en compagnie des deux duchesses. Interloqué, ce dernier étudia Blanche qui semblait peiner à demeurer debout, tanguant comme une branche au vent.
— Tu es venue comment Blanche ? s’enquit Meredith.
— À pied, répondit l’intéressée.
— J’espère que tu n’envisages pas de rentrer en marchant jusqu’à la Marina ! s’inquiéta la jumelle. Car si c’est le cas, on te ramène avec nous. On a largement la place pour te coucher !
— Je comptais rentrer, je ne voudrais pas déranger et…
— Mais c’est hors de question ! Je te laisse pas rentrer toute seule ! Ça ne va pas la tête ! En plus tu t’es évanouie en pleine rue il n’y a pas si longtemps !
La sœur ne répondit rien et se contenta de baisser la tête, telle une enfant soumise tout juste disputée.
— Ne t’inquiètes pas Meredith, rétorqua le brunet que l’état de sa belle-sœur préoccupait, je vais la raccompagner.
Il se retourna vers Blanche et la dévisagea avec un sourire pour l’amadouer, se rappelant la dernière fois calamiteuse où il l’avait escortée.
— Si mademoiselle le souhaite, bien évidemment, ajouta-t-il mesquin.
Il y eut un silence où elle le regarda de ses yeux vitreux. Comprenait-elle réellement ce qu’il venait de lui dire ou était-elle trop éméchée pour analyser la situation ? Il déglutit péniblement, espérant qu’elle ne songe pas à rentrer seule au vu de son état. Enfin, elle finit par opiner du chef. Rassuré, le marquis attendit le départ de son ami pour se rendre à l’écurie et récupérer son palefroi.
Dès que Balzac fut paré, il revint auprès de la duchesse qui, adossée contre la porte de l’établissement, paraissait frigorifiée. Elle tremblait et claquait des dents, recroquevillée comme une chose fragile.
— Avec ta robe, il va falloir que tu gardes les deux jambes du même côté, expliqua-t-il, je sais que tu n’aimes pas trop le contact mais je te propose de monter devant moi, tu auras davantage de maintient. Et tu auras également plus de chaleur ainsi.
Sans un mot, elle acquiesça. Théodore se hissa et tendit son bras à la jeune femme qui, le pied dans l’étrier, tenta à plusieurs reprises de donner sa main afin de monter à son tour. Elle mit quelques instants à trouver une position confortable, manquant de glisser sur cette selle lisse, et agrippa fortement la crinière de l’animal. Lentement, Théodore fit coulisser ses mains de chaque côté de sa taille pour aller cueillir les rênes et, de ses coudes, pressa légèrement les flancs de la duchesse afin de la maintenir au mieux. Il redressa la tête de sa monture et l’éperonna, l’engageant au pas.
Une fois la grande place quittée, le marquis bifurqua sur l’avenue de la Grande Licorne. Celle-ci était dissimulée sous un épais linge noir, si déserte et silencieuse. Le bruit du claquement régulier de sabots résonnait, accompagné par le grincement des branches agitées par les vents. Pas l’ombre d’une présence se dessinait à l’horizon.
Ils avançaient seuls sur ce large chemin éclairé par les becs de gaz successifs. Haute dans ce ciel ténébreux dépourvu de nuage, la lune illuminait la chaussée d’une clarté bleutée.
Hormis le froid ambiant, Théodore savourait cet instant auprès de sa belle-sœur, heureux de l’avoir si près de lui, nichée au creux de ses bras ; chose qu’il aurait jugée impensable quelques mois, voire une poignée de semaines auparavant. Malgré cela, il se sentait étrangement mal à l’aise, préoccupé pour ne pas dire inquiet au sujet de l’ivresse avancée de sa cavalière.
Cette dernière était étonnamment bruyante, poussant de légers gémissements conjugués à une toux rauque ainsi qu’à une respiration hasardeuse. Elle gigotait en permanence pour trouver un meilleur appui et se blottissait de plus en plus contre lui pour récolter sa chaleur, posant sa tête non loin de son cou. Son bassin, pourtant dissimulé sous des couches d’épais vêtements, frottait contre son bas ventre. Il lui fallut un effort surhumain pour se dominer et ne pas se laisser assaillir par des pensées vagabondes que procuraient ces massages, pratiqués en toute innocence sur cette zone prompte à s’embraser.
— Tout va bien ? demanda-t-il en l’entendant renifler.
— Ou… oui, bégaya-t-elle, j’ai juste froid.
— Tu as l’air d’avoir bien bu ce soir, se risqua-t-il à dire.
— Pas tant que ça non, juste un verre de vin quand les premiers hors-d’œuvre ont été servis.
Il fronça les sourcils et grommela, peu convaincu par la réponse. Lui mentait-elle ou avait-elle bu seule avant de venir ? Si tel était le cas, sa conduite était inconsciente, alarmante même par les temps qui courent. Arrivés devant les grilles de la Marina, il descendit de cheval et l’aida à regagner l’entrée. Il la tenait fermement par le bras, car mademoiselle titubait. Elle peinait à mettre un pied devant l’autre, manquant de chuter à chaque pas.
À l’intérieur, il la déposa sur une chaise où elle s’y affala, n’ayant plus la force de tenir seule sur ses deux jambes. En hâte, il alluma la lanterne trônant sur le rebord de la fenêtre et la posa sur la table. Puis il se posta devant elle et la dévisagea sévèrement. Les lèvres de la jeune femme tressaillaient et ses pupilles bougeaient frénétiquement. À la lueur de la flamme, son teint était blême et ses lèvres bleuies.
— Blanche, combien de verres as-tu bus pour être dans cet état ? réitéra-t-il d’un air menaçant.
— Je… je te l’ai dit, répondit-elle mollement, juste un verre. C’est… c’est peut-être dû à mes médicaments.
— Quels médicaments ? l’interrogea-t-il en se baissant à sa hauteur. Qu’as-tu pris ?
Pour toute réponse, elle haussa les épaules. Courbée vers l’avant, sa tête penchait sur le côté.
— Tu as mal ? dit-il en la voyant hoqueter et gémir en se tenant le ventre.
Les yeux embués, elle grimaça mais ne répondit rien.
— Je vais te chercher un peu d’eau. Tu as du saule blanc chez toi ? Ou bien autre chose pour apaiser tes maux ?
— Sous l’évier, répondit-elle faiblement.
Il se redressa et s’y rendit. Il y trouva une trousse de soin perdu au milieu des bouteilles d’alcools et des produits ménagers. Il la ramena sur la table et l’ouvrit. À l’intérieur, il trouva aisément les fameuses gélules. Or, il aperçut également un flacon de barbiturique largement entamé. Il écarquilla les yeux et l’étudia. Non ! elle ne pouvait prendre ce poison ! Alarmé, il lui montra le flacon.
— Par pitié Blanche, dis-moi que ce n’est pas à toi !
— Si… enfin je crois.
— Du véronal ? Tu te drogues aux barbituriques ? Mais tu es folle ! Comment peux-tu prendre quelque chose d’aussi puissant ? Et pour un organisme comme le tient ! Qui a osé te prescrire ça !
Elle ne répondit rien et passa une main sur son visage, le dissimulant en partie afin de masquer ses larmes naissantes. Ce geste pitoyable augmenta davantage l’angoisse qui le tiraillait.
— Combien en as-tu pris ?
— Je… je sais pas, renifla-t-elle, je ne sais plus…
Les nerfs à vifs, elle geignit à nouveau, laissant ses larmes dévaler ses joues pâles tandis qu’il se rua à l’évier et remplit un verre d’eau. Il retourna à son chevet et se baissa à sa hauteur, lui tendant le verre.
— Bois ! ordonna-t-il.
Incapable de le tenir par elle-même il l’aida à boire afin qu’elle avale la gélule, posant délicatement sa main sur ses doigts fébriles. Puis, voyant qu’elle allait au plus mal, il posa une main sur son bras et la secoua sans qu’elle ne réagisse. Il fut submergé de questions toutes aussi effrayantes les unes que les autres. Que se passerait-il si elle tombait inconsciente ? Que fallait-il faire ? Il serait dangereux de sortir pour prévenir les secours mais il ne pourrait la laisser seule si jamais. Et pire ! si elle venait à sombrer dans l’inconscience et ne parvenait pas à se réveiller ! Irène le tuerait ! Et Meredith… et son père également !
Il souffla longuement, le cœur tambourinant contre sa poitrine, ne sachant se qu’il devait faire.
— Blanche, fit-il d’une voix qui se voulait calme, je vais t’amener dans le salon et je vais veiller auprès de toi cette nuit. Que tu le veuilles ou non. T’as possiblement trop forcé sur la dose prescrite et je ne voudrais pas que ton cœur lâche ou que tu ne parviennes plus à respirer ce qui peut tout à fait arriver. Tu m’entends ?
Tremblante de tous ses membres, la duchesse ne répondit rien. Comprenant qu’elle ne pourrait très certainement plus prononcer de mots cohérents, il la prit par la taille, la souleva et l’emmena jusque dans le salon. Qu’elle était légère ! ne put-il s’empêcher de songer. Il la transporta aux creux de ses bras, manquant de trébucher tant il ne voyait presque rien dans cette maison gagnée par l’obscurité de la nuit. À demi consciente, elle le regardait de ses yeux mi-clos. Puis elle posa sa tête contre son torse et bâilla comme un chaton, la bouche grande ouverte.
Délicatement, il la posa sur le canapé et, après lui avoir ôté son manteau, l’allongea. Il retira ses souliers et courut à l’étage pour y trouver deux couvertures. Il en déplia une et couvrit la duchesse intégralement. Chose faite, il s’accroupit et posa une main sur son front. Fort heureusement, mademoiselle n’était pas fiévreuse.
— Je pars m’occuper de Balzac et je reviens de suite, chuchota-t-il, je vais dormir sur la banquette d’en face. Si tu as besoin de quoi que ce soit appelle-moi. D’accord ?
Pour toute réponse, elle avança une main et agrippa fébrilement son poignet. Surpris, le brunet ne bougea pas.
— Re… reste s’il te plaît, l’entendit-il murmurer.
Blanche lui prit la main et la pressa contre elle, la serrant aux creux de ses paumes, juste au-dessus de sa poitrine. Elle prit ensuite une grande inspiration et ferma les yeux, se laissant cueillir par le sommeil. N’osant effectuer le moindre mouvement, Théodore l’observait, captivé par ce spectacle irréel, d’une si belle harmonie. Certes, l’état de la duchesse restait préoccupant, pour ne pas dire alarmant, pourtant, il se laissa bercer par ce moment d’une rare sérénité.
Il fut rassuré de sentir sa poitrine se gonfler et se dégonfler aux rythmes de ses respirations lentes mais régulières. Elle s’était endormie, tenant toujours fermement son poignet. Son cœur s’accéléra en la contemplant ainsi ; cette femme si impitoyable d’ordinaire devenue si fragile et vulnérable en cet instant. D’un geste lent, il prit ses doigts et les bougea un à un afin de libérer son poignet. Il glissa son bras, posa une main sur son front et le caressa d’un subtil mouvement du pouce. Il repoussa une mèche de cheveux qui venait s’échouer juste devant son visage et la lui rangea derrière l’oreille.
Un flot d’images parcourut son esprit, dessinant l’esquisse d’une vie auprès d’elle ; des moments imaginaires, complices, si joviaux et doux. Un soupir s’échappa de sa bouche, suivi d’un sourire incontrôlable. Alors pour la première fois de sa vie, il sut. Les sentiments qu’il avait éprouvés tantôt à son égard se révélaient justes. Pour la première fois de sa vie, c’était irréfutable, il aimait.