NORDEN – Chapitre 105

Chapitre 105 – Badinage

Le bruit incessant d’un ronronnement extirpa Blanche de ses songes. Quand elle ouvrit un œil, elle aperçut Prune qui avait la tête collée juste devant son nez. La chatte la regardait de ses billes saphir, un mince filet de bave s’échappait de ses babines. La duchesse grommela, passa une main sur son visage et sécha ses yeux irrités afin de les ouvrir davantage. Une lueur diaphane baignait la pièce plongée dans un silence sacral.

Elle remarqua qu’elle n’était pas dans sa chambre mais allongée de tout son long sur le canapé du salon. Elle se redressa en hâte puis, déboussolée, tentait désespérément de repasser dans sa mémoire les événements de la veille. Malheureusement, elle fut incapable de se souvenir de quoi que ce fût après avoir été déposée chez elle par son beau-frère, tout demeurait flou. Confuse, elle examina la pièce et nota qu’une couverture dépliée coulait au pied de la banquette annexe. Ses joues s’empourprèrent à l’idée que le marquis eut pu dormir ici, n’osant s’imaginer ce qui avait pu se passer pour qu’il en soit ainsi.

Des bruits d’entrechocs se faisaient entendre dans la cuisine. Faisant preuve de courage pour affronter dignement la situation et tenter de se remémorer les faits, elle se leva. Après avoir enfilé ses souliers, elle se dirigea dans la cuisine, manquant de choir tant elle était cotonneuse. Arrivée dans la pièce, elle vit Théodore assis, buvant tranquillement une tasse de chicorée tout juste préparée par ses soins. À sa vue, il se redressa et lui adressa un sourire mêlé d’étonnement.

— Tu es déjà réveillée ? Je pensais pas que tu serais debout de si bonne heure.

Elle se contenta d’acquiescer et s’installa à table, face à lui. Serviable, il remplit une tasse et la lui tendit.

— Bois ça ! Ça ne devrait pas te faire de mal de t’hydrater un peu.

Elle ne dit rien et entrelaça ses doigts sur les parois de sa boisson dont la chaleur était agréable. Puis, après un silence gênant, où il s’était rassis sans parler, elle déglutit et prononça à mi-voix  :

— Que s’est-il passé hier soir ?

Il détourna les yeux et fit la moue. Il y eut un autre silence, rythmé par le tintement monotone de l’horloge.

— Jusqu’où te souviens-tu ?

Elle fronça les sourcils et tenta de réfléchir sans y parvenir tandis qu’il sortit de sa poche un flacon qu’il fit glisser jusqu’à elle. Délicatement, elle prit le véronal et le serra dans sa main comme une chose précieuse.

— Depuis combien de temps prends-tu cette chose ?

— Cela ne te regarde pas !

— Blanche ! hier soir cette drogue t’a mis dans tous tes états. J’ai même cru que tu allais t’effondrer tellement tu étais fébrile et complètement léthargique ! T’aurais pu y passer ou t’échouer en pleine rue si je ne m’étais pas proposé de te raccompagner.

Il frappa du poing sur la table, l’air furieux.

— Je sais que t’es pas le genre de personne à vouloir te livrer. Et je pense, sans trop me tromper, que ta mère n’est pas au courant que tu prends cette fichue drogue. Alors laisse-moi te demander trois choses et promis je ne dévoilerai rien à Irène si tu te confies à moi sur ces points. Mais je veux absolument être sûr que tu ne craignes aucun danger ni ne t’obstines à recommencer sans une personne à proximité pour te surveiller. Donc je veux savoir qui te l’a fourni ? Depuis combien de temps tu en prends ? Et surtout, pourquoi en prends-tu ?

Elle déglutit péniblement, tentant de lubrifier sa gorge sèche. Pendant qu’elle réfléchissait, les images de la soirée lui revenaient par bribes, lui broyant l’estomac au fil des souvenirs défilants. Quand elle fut capable de se remémorer du déroulé complet, elle écarquilla les yeux et le regarda avec pitié mêlée d’une gêne. Lui la sondait de manière impassible, les sourcils froncés et la lèvre retroussée en un rictus, le rendant étrangement intimidant.

— Je l’ai acheté dans une herboristerie le mois dernier, à Varden… avoua-t-elle à mi-voix. Pas chez Louise.

Elle inspira, tentant de faire pénétrer de l’air dans ses poumons compressés par un étau invisible.

— Je voulais pas m’abaisser à prendre quelque chose d’aussi fort. Je pensais que ça allait passer… que j’irai mieux… Mais ça n’a fait qu’empirer.

— De quoi parles-tu ? fit-il d’une voix radoucie.

Elle hoqueta et frotta ses yeux irrités.

— Je ne sais pas… Je ne me sens pas bien depuis que… depuis que…

— Depuis l’arrestation de ton père ? Le procès ? Le coup d’État ? Ton évanouissement ? tenta-t-il en se levant pour aller la rejoindre.

Elle hocha la tête et renifla, perdant de sa contenance. Il s’assit sur la chaise juste à côté d’elle et, lentement, la fit venir à lui. Blanche se laissa faire et craqua, incapable de retenir ses larmes si longuement refoulées. Le brunet effectuait de lents va-et-viens sur son dos traversé de spasmes, désireux de l’apaiser au mieux sans la brusquer.

— Ça va aller ma Blanche, murmura-t-il proche de son oreille, promis je ne dirai rien à ta mère. Je viendrai te rendre visite plus souvent et seulement quand ta mère ne sera pas là pour veiller sur toi. Comme ça je n’éveillerai pas de soupçons quant à ce qui te trouble autant.

Elle ne dit rien mais, rassurée par ces paroles, ses sanglots diminuèrent jusqu’à devenir de simples hoquets. Elle qui n’avait jamais vraiment reçu de marques affectives ces dernières années, en particulier de la part d’un homme, se sentait étonnamment bien entre les bras de celui qu’elle avait pendant si longtemps qualifié de mufle pervers à lunettes.

— Me laisserais-tu être ton confident ? ajouta-t-il d’une voix hésitante. Je ne veux pas que tu te forces à tout me raconter, bien évidemment. Mais au moins que tu n’hésites pas à me demander de l’aide ou à me faire part de tes craintes quand tu te sens au plus mal.

La duchesse se recula et, après avoir séché ses larmes d’un revers de la main, posa son regard vairon aux bords rougis sur lui et acquiesça d’un subtil hochement de tête.

***

Plus d’un mois s’était écoulé depuis l’incident. Durant ce laps de temps, Blanche avait tenté de remonter la pente, envisageant un sevrage drastique quant à son utilisation de barbiturique pour l’aider à trouver le sommeil. Elle ne mit pas longtemps à s’en passer. D’abord nerveuse quant à se défaire de cet allié précieux, elle s’aperçut qu’elle était capable de s’endormir sans avoir à tourner pendant d’interminables heures sous les draps.

Théodore tint parole et vint la voir deux soirs par semaine, lorsque Irène était au manoir aux côtés de son père, ainsi que l’entièreté du samedi après-midi. Généralement, il prenait soin de seller Austen afin d’emmener sa belle-sœur en escapade. Souvent, ils se baladaient en forêt, aux abords de la cité de Meriden, l’ancien fief de la Shaman Medreva, ou bien ils descendaient à la plage pour profiter de l’air marin chargé d’embruns.

Les journées se révélaient calmes. Ni l’un ni l’autre ne parlait, profitant pleinement de ce que la nature leur offrait et de cette muette complicité qui s’était établie entre eux. Leurs seuls rapprochements se traduisaient par des œillades discrètes, conjuguées de sourires en coin tout aussi discrets. Ils échangeaient également des gestes tendres qui ne s’éternisaient guère ; un léger effleurement de la main, un furtif baiser déposé sur la joue, une accolade courtoise.

Quand il restait auprès d’elle le soir venu, ils dînaient frugalement, buvant un ou deux verres de vin accompagné de restes de la veille, réchauffés à la casserole. Dans ces moments, la duchesse se montrait plus bavarde, encline à énoncer ce qu’elle avait sur le cœur, sans trop en dévoiler. Théodore jouissait intérieurement de cette liberté de parole, la motricité d’une langue déliée par l’alcool.

Qu’elle était belle quand, à la fin du repas, le nectar contenu dans son sang délivrait son ivresse dans le corps de cette duchesse aux yeux si luisants desquels émanait une suprême douceur.  Il était fasciné par elle, c’était un constat indéniable. Mais elle, que pensait-elle réellement de lui ? Comment pouvait-il avouer ce qu’il ressentait à son égard alors qu’il n’avait aucune assurance de leur accointance mutuelle. Le voyait-elle encore comme un beau-frère, que la force des choses avait établi ainsi ? Ou bien le voyait-elle autrement ?

Dans sa confusion, il lui était impossible d’esquisser ne serait-ce que l’ombre d’un constat et il ne pouvait se résoudre à lui faire part de ses sentiments au risque de la braquer. Pire ! de l’effrayer et de la détourner à jamais de sa personne si jamais il venait à essuyer un refus. Hélas, il n’était pas des plus habiles en matière de discours. Et, maladroit de nature, il ne pouvait l’engager de manière insidieuse sur ce genre de discussion au risque de se trahir à la première remarque venue.

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