NORDEN – Chapitre 106

Chapitre 106 – L’enfant perdu

Le soleil était à peine levé lorsqu’un fiacre portant les armoiries de la famille de Lussac arriva devant la Marina. Le cocher descendit et vint toquer à la porte. À peine réveillée et intriguée par cette visite inopinée, Blanche ouvrit. L’homme s’inclina et l’invita à prendre place dans la voiture ; Meredith venait d’accoucher. Réjouie, ou du moins satisfaite par cette nouvelle, elle s’habilla en hâte et rejoignit sa sœur sans attendre.

Dans le hall, elle vit sa mère en grande conversation avec Léopold et Anne-Louise, devenus grands-parents pour la troisième fois, et la marquise Myriam, la sœur aînée d’Antonin. Wolfgang était également présent, ce qui signifiait que Théodore devait possiblement être en ces lieux. Irène, malgré sa bonne humeur apparente, semblait tant épuisée que tracassée. Or, nul autre ici ne paraissait le remarquer et tous, malgré l’heure matinale, dégustaient un verre de champagne pour célébrer l’occasion et sceller l’union de ces trois familles.

Désormais, les de Lussac, les von Eyre et les von Hauzen formaient un clan qui se concrétiserait davantage lorsque Irène épouserait Wolfgang. Après les salutations, Myriam l’accompagna à l’étage et ouvrit la porte d’une chambre dans laquelle les deux jeunes marquis ainsi que sa sœur étaient présents.

À la vue de sa jumelle, un sourire radieux se dessina sur le visage aux traits tirés de la duchesse à la peau ambrée. Celle-ci était alitée dans son grand lit à plume, flanquée par son fiancé qui l’enserrait de ses bras, la tête posée sur son épaule. Plaqué contre son buste, le nouveau-né tétait goulûment le sein de sa mère. Blanche s’avança lentement.

Arrivée à son chevet, elle admira la créature aux yeux clos, emmaillotée sous un linge blanc. Meredith écarta l’étoffe afin de le dévoiler davantage. C’était un garçon potelé à la peau hâlée et dont le bout de ses doigts boudinés était clair, comme une tache de naissance ; un héritage certain du peuple de Hrafn. Sa petite bouche bougeait frénétiquement contre la tétine noire à la recherche de lait que le sein de sa mère gonflé à l’extrême lui fournissait sans peine.

— Quand est-il né ? s’enquit la duchesse, ne pouvant décrocher son regard de celui qu’elle appellerait « neveu ».

— Modeste Théophile de Lussac est né cette nuit aux alentours de minuit, assura le père avec une certaine fierté. Il est en bonne santé et promet d’être, à l’instar de son père, un gaillard fort et robuste.

Adossé à la fenêtre, Théodore ricana.

— Monsieur est très objectif en plus d’être devin ! En espérant que son prénom ne trahisse pas l’inverse de sa signification. Si j’avais été toi, je l’aurais plutôt appelé Narcisse.

— Tu verras quand tu seras père ! rétorqua le blondin en lui adressant un sourire cynique. Tu verras les choses sous un tout autre angle. Et on en reparlera.

Il déposa un baiser sur la nuque de sa femme.

— Après… encore faut-il que tu trouves la prétendante.

— Quel coup bas ! rétorqua le brunet, le visage empourpré. Si jamais tu…

Pour couper court à leur chamaillerie, la toute jeune mère prit la parole.

— Tu veux le prendre ? demanda-t-elle à sa sœur, une fois que le bébé eut lâché sa tétine.

Blanche regardait la chétive créature que sa sœur avançait tendrement vers elle. Avec des gestes malhabiles, elle cueillit l’enfant et le conserva dans ses bras sans oser bouger de peur de le faire tomber.

— N’aie pas peur de le tenir, avisa la mère.

Elle repositionna ses mains et le pressa contre elle, ondulant instinctivement de la taille pour le bercer. L’enfant ne semblait guère incommodé et la contemplait de ses yeux bleus, identiques à ceux de son père.

— Ça ne te donne pas envie d’en avoir ? demanda Antonin en notant la mine réjouie de sa belle-sœur.

Troublée par cette question qu’elle n’avait jamais envisagée, elle le scruta avec étonnement ; d’autant que, connaissant par cœur ses résultats d’analyses effectuées par Charles, elle savait pertinemment qu’elle ne pourrait jamais concevoir. Discrètement, Meredith pinça le coude de son amant pour lui signifier que la question était bien mal venue. Mais contre toute attente, la duchesse à la peau opaline haussa les épaules.

— Je n’y ai jamais songé à vrai dire, mais non, je n’en veux pas. C’est trop de responsabilités et de tourments que je ne veux ni ne peux offrir.

Meredith écarquilla les yeux et embraya le pas.

— Tu sais, ce n’est pas grave. Toutes les femmes ne sont pas faites pour avoir ou vouloir des enfants. Tiens, prends Ambre par exemple.

Elle la regarda d’un œil attendri et s’empressa d’ajouter :

— Et puis… plus tard, tu verras, tu passeras de beaux moments de complicité avec ton neveu. Vous vous échangerez de jolies confidences et vous partagerez des petits secrets entre vous.

À ces mots, le cauchemar que Blanche avait vécu il y a plus de deux mois se réveilla à nouveau et les images qui par le passé étaient demeurées floues, ressurgirent avec une telle netteté, une telle intensité, qu’elle manqua de s’effondrer.

Elle revit cet homme dans cette chambre obscure. La vision de Friedz totalement avachi sur elle, la déchirant de l’intérieur tout en lui susurrantces intimes confidences. Elle se revit tremblante, tétanisée, soumise à cet homme qui ne voulait que son bien comme il lui répétait tout en la couvrant de baisers. Accablée, un rictus se dessina sur son visage alors qu’une douleur, de prime abord subtile, commençait à germer et à s’étendre à travers ses intestins, embrasant ses entrailles.

La voyant troublée, Meredith reprit aussitôt son fils.

— Tout va bien ? s’inquiéta-t-elle, les sourcils froncés.

Devenue blême, Blanche se courba vers l’avant. Les yeux voilés par la douleur, elle se plaignit d’un malaise et, pour éviter de les alarmer outre mesure, leur justifia qu’elle était gagnée par l’émotion que lui provoquait cet événement. Elle fut conduite dans une pièce annexe où elle s’allongea avant qu’Irène, mise au fait, n’accoure.

***

Après avoir été reconduite à la Marina aux côtés de sa mère, Blanche décida de rendre visite à Louise le lendemain et de lui faire part de son mal. Au cours de la soirée, elle tentait de persuader sa mère, lui mentant éhontément sur l’origine de son malaise. La jeune duchesse avait été des plus convaincante dans sa justification, usant de toute son énergie pour tromper celle qui l’avait mise au monde et dont elle ne pouvait troubler davantage l’esprit déjà fort tourmenté.

Pourtant, dès qu’elle s’était retrouvée seule dans sa chambre, elle pleura ; des larmes de tristesse et de douleur, mais également de colère et de honte. Elle ne savait exactement comment son cerveau, d’ordinaire si résistant et regorgeant de mémoire, avait-il fait pour scotomiser un tel événement.

La cruauté de la scène devenait chaque fois plus nette, plus horrible et monstrueuse au fil des secondes écoulées. Au point qu’à la levée du jour, la scène lui était revenue en mémoire, et ce, dans les moindres détails tout aussi insignifiants soient-ils. L’odeur insupportable du cèdre, le goût glaireux du beurre, la poigne solide de l’étreinte d’un homme, tout ceci avait finalement un sens.

La mine blafarde et les traits tirés à l’extrême, elle tentait désespérément de masquer la brûlure qui lui broyait le ventre. Pour sa visite, elle s’était maquillée afin d’estomper son teint anormalement pâle et redonner quelques couleurs rubescentes sur ses joues creusées. D’autant que l’œil aguerri de Louise décèlerait rapidement la supercherie et analyserait chaque mal qu’elle tenterait de lui dissimuler, mieux valait atténuer les signes de sa détresse afin de ne pas l’alarmer.

La cloche de l’herboristerie tinta et la duchesse entra. Il n’y avait personne derrière le comptoir mais du bruit résonnait dans la pièce annexe.

— Oh c’est toi ! s’étonna Louise en franchissant la porte de l’arrière-boutique. Viens nous rejoindre de l’autre côté.

— Tu es avec quelqu’un ? demanda la duchesse, déçue de ne pas accaparer son amie pour entretenir une discussion privée.

— Edmund est là ! assura-t-elle avec une certaine réjouissance. Il vient tout juste de me ravitailler.

À cette annonce, Blanche se renfrogna, la présence du jeune marquis von Dorff, bien que très différent de ses ancêtres, ne la rassurait guère. Comprenant son trouble, Louise laissa échapper un ricanement et lui agrippa le bras pour l’amener dans la salle de repos.

— Il ne va pas te manger, ne t’inquiète pas.

À l’intérieur, le marquis, un grand brun légèrement corpulent et aux lunettes rondes, les y attendait. Il se redressa à la vue de la duchesse et déposa un baiser de courtoisie sur le dos de sa main.

— Mademoiselle Blanche, fit-il d’une voix posée, cela fait bien des années que je ne vous avais pas eu l’honneur de vous voir d’aussi près. Comment allez-vous ?

Sous les ordres de son hôtesse, Blanche s’installa sur une chaise. N’osant trop lui répondre de peur de trahir son état et sa position, elle haussa les épaules et se contenta de lui affirmer qu’elle était épuisée à cause de la saison morte ainsi que du manque de lumière.

— Je vois cela, en effet, répondit-il doucement, j’ai cru comprendre que Louise vous fournissait des plantes. Des décoctions de valériane, de tilleul et de lavande. Je sais qu’il n’est guère aisé de s’en procurer à cette période mais les prenez-vous régulièrement ?

Blanche fronça les sourcils et adressa à son amie un regard réprobateur, courroucée qu’elle puisse dévoiler ses maux à cet homme qui, bien que médecin, n’en demeurait pas moins un ennemi potentiel pour elle et sa famille. Comme s’il avait noté sa gêne, il s’empressa d’ajouter :

— N’ayez crainte, Louise ne m’a rien dit à votre sujet. Je ne sais pas de quoi vous souffrez mais vu votre habitude des lieux et de votre mine si fatiguée, il n’est pas compliqué de déduire que vous venez ici souvent et que, comme votre état ne doit pas échapper à l’œil aiguisé de ma talentueuse consœur, je pense qu’elle vous a orienté sur ces végétaux plus aisément accessibles.

Louise émit un pouffement, le visage rosissant par la flatterie que son cousin faisait preuve à son égard, tandis que Blanche, abasourdie par son raisonnement prompt et logique, se contenta d’incliner la tête en silence. Sentant que sa présence la mettait mal à l’aise, Edmund se leva et décida de prendre congé, sous le regard attristé de l’herboriste qui, encore une fois, fut déçue qu’il s’éclipse de la sorte plutôt que de s’imposer.

Face à cette injustice, elle tenta d’insister mais le jeune homme, ferme dans ses choix, campa sur sa position. Il enfila son manteau et, avant de partir, envoya sa cousine à la remise afin qu’elle lui rapporte son paquetage. Seuls dans la pièce, il avisa la duchesse :

— Si je peux me permettre, je vois bien qu’en dehors de ce que je vous évoque, vous souffrez en silence et désirez vous entretenir avec Louise. À défaut que je puisse vous ausculter, je vous conseillerais de prendre des gélules de saule blanc et vous engagerais à prendre du repos et à bien vous nourrir. C’est rare d’en trouver en ce moment mais si vous avez l’occasion de vous procurer des produits riches en vitamines comme des oranges, pamplemousse, clémentines, que sais-je. Veuillez en prendre si possible.

Dès que l’herboriste fut revenue, il prit le paquetage, déposa un baiser sur sa joue et s’en alla à pied. À son départ, Louise prit de nouveau place sur une chaise et soupira en affichant une mine renfrognée.

— Et dire qu’il part encore comme un paria. Quand arrivera-t-il à faire fi de tout ceci !

— Ce n’est pas ce que tu crois, mentit la duchesse, ce n’est pas à cause de ça qu’il est parti. Il a juste remarqué que je n’allais pas bien et il ne voulait pas rester en me sachant si mal en point.

— Ah ? Moi qui pensais… qu’importe.

Plus apaisée, elle se redressa et l’étudia.

— Qu’as-tu exactement ?

Sa voix était devenue étonnamment chaleureuse, Diane avait sûrement raison au sujet de son attirance pour Edmund. Elle pourrait lui demander confirmation et estimait, au vu de leur amitié, l’herboriste assez à l’aise pour lui dévoiler le fond de sa pensée. Mais elle ne voulait pas s’abaisser à cette éventualité car elle se devait obligée de faire de même en retour et révéler des aspects de sa vie privée. Certes elle lui faisait confiance ; après tout, elle la soignait et savait souvent trouver les mots justes. Or, il valait mieux qu’elle garde sa langue de peur d’annoncer des informations compromettantes et de trahir la mission de sa mère.

— J’ai mal au ventre, avoua la duchesse en se massant, la douleur que j’ai éprouvé peu après mon malaise est revenue et de manière plus foudroyante. J’ai l’impression que l’on m’assène des coups de poignard.

— Et selon toi c’est plutôt de l’ordre psychologique ou physique ? Je veux dire, tu es encore soumise à un stress particulier ou tu as changé quelque chose à ton alimentation par exemple ? demanda-t-elle en posant une main sur son front. En revanche tu ne sembles pas avoir de la fièvre, c’est déjà ça. Tu as fait quelque chose en particulier hier avant que ça ne se déclenche ?

Blanche gloussa et fit tinter ses ongles sur la tasse.

— J’ai été voir ma sœur oui. Modeste est né. C’est après l’avoir eu dans mes bras que le mal est survenu.

L’herboriste laissa échapper un cri de stupeur et un sourire franc se dessina sur son visage.

— Toutes mes félicitations ! Je m’y rendrai un de ces jours pour aller les voir. En attendant, je vais t’élaborer une nouvelle décoction. Si jamais ça ne fonctionne pas, il faudrait que tu songes à aller voir un médecin qualifié pour t’orienter sur des médicaments. Moi je ne suis pas autorisée à te donner autre chose que des plantes.

Elle se leva et se dirigea dans la boutique. Puis, elle examina un à un les bocaux garnis de feuilles et fleurs séchées. Blanche la suivit et s’installa sur le tabouret du comptoir pour continuer sa discussion.

— Dire qu’Antonin est père maintenant, qui l’aurait cru !

Elle posa sur la table différents bocaux et à l’aide d’une cuillère disposa les contenus un à un sur la balance en fer, scrutant scrupuleusement la pesée.

— C’est impressionnant de voir à quel point ils ont changé ces deux-là depuis la mort d’Isaac. En bien, bien évidemment. Je ne les reconnais plus. Ils sont redevenus tels qu’ils étaient avant qu’ils ne le fréquentent. Ça me rassure.

Voyant une occasion pour faire de plus amples connaissances sur son beau-frère sans avoir à amorcer la discussion, Blanche se prit au jeu :

— Tu l’as connu ? Cet Isaac ? Comment se comportaient-ils tous les trois ? Je veux dire, tout ce que je sais réellement sur eux provient des rumeurs qui courraient à leur sujet. Jamais je ne me suis approchée de ce trio. Même si Isaac a de nombreuses fois été m’aborder sans avoir été malveillant à mon égard. Il m’a toujours mis très mal à l’aise, mais n’a jamais porté la main sur moi.

Louise inscrivit le poids de la pesée dans son carnet puis posa le stylo et fronça les sourcils, paraissant réfléchir à sa réponse.

— Alors concernant Isaac toutes les rumeurs à son sujet sont vraies. Il a bel et bien abusé de ces sept femmes, toutes aranéennes et toutes plutôt de bonne famille. Enfin sept ce sont celles qui se sont déclarées. Et comme tu t’en es rendu compte avec l’histoire d’Ambre, je pense que tu peux ajouter à ce chiffre de nombreuses noréennes ou aranéennes sans rang qui n’auraient pas eu l’audace de porter plainte contre lui ou que son père a dû payer pour obtenir leur silence. Pour ma part, je sais qu’il convoitait ma sœur mais jamais il n’aurait pu s’attaquer à une von Dorff. Il n’était pas assez idiot pour abuser des cousines du puissant ami de son père. Et il en allait de même pour toi et Meredith.

Elle disposa les plantes pesées dans un sachet et commença à ranger les bocaux avant d’en ouvrir de nouveaux.

— Quant à Antonin et Théodore, ils le suivaient comme des petits chiens, davantage par crainte et soumission que par amitié. Ils ont commencé à le côtoyer vraiment vers l’âge de dix-sept ans. Il faut que tu saches que je connais Théodore depuis qu’il est né et qu’il était si différent avant cette période. D’où le fait qu’on soit encore amis malgré toutes les horreurs qu’il a pu commettre.

— Ah ? s’étonna la duchesse. Je pensais que Théodore le fréquentait depuis son enfance vu qu’ils sont cousins.

— Non, c’est ce que beaucoup de gens croient mais ce n’est pas du tout le cas et je vais t’expliquer pourquoi. Sa mère, Francine, était une grande amie de la mienne. Du coup, elle amenait régulièrement son fils au dispensaire alors qu’elle allait travailler dans sa boutique d’habillement. Plutôt que de laisser son fils seul à son manoir avec les domestiques, elle préférait l’emmener jouer chez nous aux côtés de Diane et Victorien. J’étais plus grande qu’eux alors je me fichais pas mal de lui à l’époque même si je m’amusais à diriger tout ce petit monde.

Un sourire s’esquissa sur les lèvres de la duchesse.

— Il était tout mignon ce petit Théodore. Un enfant sage et souriant. Toujours prompt à faire des bêtises cela dit. Mais aisément enclin à se soumettre. Avec ses grosses lunettes rondes il me faisait penser à une taupe.

Son visage devint grave et elle soupira.

— Et puis… il y a eu cette sombre affaire avec la D.H.P.A. où Francine s’est rendu compte que son mari comptait parmi les plus gros trafiquants et que des combats illégaux s’étaient déroulés au Cheval Fougueux à son insu. Ça a été un grand drame. Je n’ai même pas les mots pour décrire l’incroyable colère qu’elle avait déversée ce jour-là alors que ma famille et moi étions présentes chez eux après l’audience et que la culpabilité de Wolfgang était avérée. J’ai été terrorisée de voir cette femme si furieuse, prête à tuer son mari ainsi que son fils pour réparer les dommages causés. C’est son frère Laurent qui l’avait maîtrisée pour l’enfermer dans une pièce le temps qu’elle se calme.

Il y eut un silence où Louise, plongée dans ses souvenirs, demeura immobile, les yeux perdus dans le vide. Avide d’en savoir davantage, Blanche l’intima de poursuivre.

— Une poignée de semaines plus tard, Francine est partie pour Wolden. Elle a réservé un billet sur le Fou et s’en est allée avec seulement quelques bagages. Comme la tragédie l’avait énormément impactée et qu’elle avait perdu toute confiance en sa famille ainsi qu’envers son mari, elle est partie sans un au revoir, reniant son fils pour la même occasion, qu’elle avait rebaptisé « l’enfant du monstre ».

Elle hoqueta, se servit un verre d’eau qu’elle but d’une traite et poursuivit d’une voix plus sombre :

— Je ne sais pas si tu vois l’effet que provoque un abandon sur un enfant, mais si tu ne l’as pas vécu par toi-même, je doute que tu puisses en ressentir pleinement les conséquences. Car même si Wolfgang a toujours été un père, on va dire aimant et attentionné envers son fils, Théodore ne restait pas moins un enfant abandonné. Sa mère n’était pas morte, elle était partie à l’autre bout de l’île, sans lui, et sans lui avoir adressé l’ombre d’une lettre. Il a été supprimé de sa vie alors qu’il était à peine en âge d’aller à l’école et que, des semaines auparavant, elle lui lisait encore des histoires, l’emmenait au parc, l’embrassait ou jouait avec lui.

Elle renifla puis essuya discrètement une larme.

— Ça a été très dur pour lui de comprendre cette histoire. Pendant longtemps, il pensait qu’elle allait revenir, qu’elle était simplement malade ou un motif dans ce genre. Mais les mois passaient et jamais il n’eut de nouvelle. Alors, comme tout enfant en manque d’affection, il a commencé à se rebeller, à faire des bêtises, à mentir davantage voire même à voler. Il entrait dans de violentes colères que son père, bien qu’à cran, parvenait à canaliser. Il faut dire que Wolfgang s’était montré très ferme envers lui pour éviter de perdre son autorité.

Le cœur de Blanche se serra à l’entente de ces mots.

— Heureusement, après cette période de tumulte, son comportement s’est assagi et Théodore a pu trouver un nouvel équilibre en acceptant cette fatalité. Pour ne pas le perturber, Wolfgang avait pris soin de mettre une certaine distance entre leur famille et celle des de Malherbes. De ce fait, et bien qu’ils soient dans la même école, Isaac et Théodore ne se fréquentaient que très peu si ce n’est jamais. D’autant que Wolfgang et Laurent faisaient de même car tous les deux avaient fort perdu dans l’affaire et éprouvaient un ressentiment mutuel. En revanche, il n’a jamais cessé de nous voir et était très ami avec ma sœur et Victorien. À douze ans, lors de son passage à la Licorne, il s’est rapproché d’Antonin. Ils étaient dans la même classe. Tout se passait bien pour lui jusqu’à ce fameux jour…

Suspendue à ses lèvres, Blanche regardait son interlocutrice avec des yeux hagards, oubliant momentanément son mal de ventre.

— Un soir alors qu’il rentrait chez lui après les cours, il a surpris une discussion privée entre son père et son avocat. En tendant l’oreille, il a appris que sa mère avait refait sa vie à Wolden, qu’elle avait deux enfants et qu’elle prévoyait de se marier avec son nouvel amant. Mais comme Wolfgang et Francine n’étaient pas divorcés, elle lui avait envoyé une lettre avec tous les papiers nécessaires à l’instauration du divorce. Le marquis était furieux car il devait lui léguer une somme et des biens qu’il ne souhaitait nullement lui accorder mais qu’il dut céder malgré tout pour éviter les vagues. Quant à Théodore, du haut de ses seize ans, cet événement raviva la vieille blessure. Il avait été me voir suite à l’incident. Je ne l’avais jamais vu dans un état si pitoyable. Déjà qu’il n’avait pas supporté que sa mère l’abandonne sciemment et coupe délibérément les ponts sans lui avoir adressé un dernier mot d’adieu. Là il avait dû se rendre à l’évidence qu’il était une erreur à ses yeux. Il s’est senti si seul et il s’est tourné vers Isaac car, après tout, il était le seul membre de sa famille encore proche et il avait besoin de cracher sa peine…

Elle eut un sanglot et poursuivit d’une voix enraillée :

— Et quoi de plus indiqué que la violence et la sensation de pouvoir pour se défouler et se sentir puissant… C’est à partir de là que tout a mal tourné chez lui et que…

— Tu n’as pas besoin de continuer si ça te met si mal, murmura Blanche devant le désarroi de son interlocutrice qui se mouchait et frottait en permanence ses yeux rougis.

— Non, je préfère tout te dire. Car vu comment tu me regardes, je pense que tu ne sais rien de tout ceci et je doute fort que Théodore t’en ait parlé. Je sais qu’il t’aime beaucoup et te respecte malgré ses remarques cyniques. Il t’admire tu sais ? Et pour te dire une confidence, il m’a même avoué que malgré le choc de savoir son père se marier avec ta mère, il était plus qu’heureux à l’idée de retrouver un semblant de famille. Je pense que tu l’as remarqué, mais depuis qu’il sait ça il est devenu très protecteur à votre égard. Je suis persuadée que tu pourrais lui demander n’importe quoi et qu’il le ferait sans se poser de question rien que parce que ça lui fait plaisir de se sentir revalorisé et entouré.

Un petit rire franc s’échappa de la bouche de la duchesse dont le visage rosit face à cet élan spontané. Louise souffla et, contente d’avoir confié ces révélations, continua sa tâche avec plus d’en train.

— J’aimerais bien qu’il rencontre enfin quelqu’un. Je sais qu’il envie la situation d’Antonin. Je ne sais pas s’il voudrait avoir des enfants au vu de son vécu, mais avoir une femme ou un homme avec qui partager sa vie, je sais qu’il chérit l’idée même s’il essaie de nous persuader du contraire. Je pense qu’il ferait un très bon mari. Même si bien sûr il faudrait qu’il ou elle arrive à faire table rase de son vécu et vu les fautes qu’il a commises je doute fort qu’un membre de la noblesse veuille l’épouser. Sans compter son comportement un peu particulier, ses innombrables maladresses, ses remarques pesantes, son humour qui peut faire grincer des dents, sa sexualité débridée… ça laisse peu de monde de compatible finalement.

Blanche ne dit rien et se contenta d’acquiescer en silence. Pourtant, elle se surprit elle-même à songer à lui, à envisager ne serait-ce que la plus infime idée de ce que serait sa vie si elle entretenait une relation avec lui. Après tout, elle s’était sentie si bien, nichée au creux de ses bras alors qu’il la consolait. Et les moments passés auprès de lui ces deux derniers mois étaient agréables, plus que cela même.

À cette pensée, une intense confusion l’assaillit et son teint blême vira au pourpre ; comment pouvait-elle songer à cela ? Fort heureusement, Louise ne la remarqua pas, trop concentrée sur sa tâche.

Quand elle eut fini de sceller le dernier sachet, l’herboriste lui tendit les trois pochettes garnies de plantes accompagnées d’une notice indiquant leur mode d’utilisation. Sur ce, Blanche paya et la remercia. Après de dernières paroles échangées, elle se leva et quitta l’échoppe, une drôle de sensation s’emparant de son être.

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