NORDEN – Chapitre 112
Chapitre 112 – Intimes confidences
À la vue de la duchesse assise dans le salon, le visage de Théodore reprit des couleurs. Les muscles fébriles, prêts à se dérober, il avança en sa direction afin de l’enlacer.
— Je t’ai cherchée partout ! Je ne t’ai pas vue aux remparts et voyant que l’horaire défilait j’ai commencé à paniquer et j’ai donné l’alerte. J’ai d’abord cru que tu étais chez toi mais en ne t’y trouvant pas je suis retourné ici puis j’ai été chez les de Lussac et Léopold s’est proposé de partir à ta recherche. J’ai patrouillé à cheval le long de l’avenue sans parvenir à te retrouver.
— Je vais bien, ne t’en fais pas, murmura-t-elle, il y avait juste trop de soldats proches des remparts pour que je m’y sente à l’aise alors je suis allée au parc. Tu n’avais pas à t’inquiéter plus que de raison.
— Malheureusement comme je viens de vous le dire ma chère enfant, poursuivit Mantis qui se tenait assis sur la banquette auprès de sa future épouse, des disparitions ont été recensées en ville ces derniers temps tant des civils que des militaires.
Soulagé, Théodore défit son étreinte et partit rapidement se laver de pied en cap, se débarrassant du remugle de sueur qui lui collait à la peau afin de dîner dans une tenue plus décontractée. Le repas s’écoula dans une ambiance étrangement morose, si significative de ces temps de tourmentes et d’incertitudes perpétuelles. Mantis parlait avec autant d’entrain que possible, souhaitant chasser ce silence pesant qu’il ne supportait guère en sa demeure, tandis que les deux duchesses demeuraient muettes, n’échangeant que de brèves phrases entre deux bouchées.
Après diverses œillades discrètes, Théodore se rendit compte que sa dulcinée n’était pas au mieux et tentait de rester digne devant l’assemblée ou du moins devant son père car la duchesse mère semblait tout autant préoccupée par l’état de sa fille. Voulant couper court à ce dîner qui s’éternisait plus que de raison, il fit semblant de bâiller et les avertit qu’il allait se coucher. Pour intimer Blanche à se joindre à lui, il lui tendit son bras.
Après une hésitation et un regard échangé auprès de sa mère, elle se leva à son tour et le suivit jusque dans la chambre. Son silence, même en sa seule présence, le troublait et il la fit asseoir sur le lit. Elle ôta ses souliers et défit sa pince pour laisser ses cheveux se dérouler jusqu’en bas de son dos. Souhaitant la laisser tranquille afin qu’elle se prépare pour la nuit, il se redressa et partit dans la salle de bain pour se mettre à son aise. À son retour dans la pièce, il la trouva allongée sous les draps, conservant même sa robe.
— Tu veux m’en parler ? demanda-t-il timidement en rejoignant le lit. Je vois bien que tu es troublée.
— Ce n’est pas la peine, murmura-t-elle faiblement.
Il grimaça et s’installa à son tour. Il s’apprêtait à l’enlacer pour l’embrasser lorsqu’elle fut prise d’un frisson et le repoussa d’une main assurée.
— Ne me touche pas s’il te plaît.
Anxieux, il retira ses bras mais resta à proximité, la tête proche de la sienne.
— Est-ce que… est-ce que quelqu’un t’a fait du mal ?
— On parlera de cela plus tard, je suis épuisée.
Le cœur battant et les pensées vacillantes, il fit tout son possible pour refréner sa langue ainsi que ses soubresauts et se recula quelque peu. Il éteignit d’une main tremblante la chandelle présente sur sa table de chevet, laissant le noir complet s’immiscer dans la pièce. Alors qu’il tentait de ne pas gigoter, le corps traversé de spasmes tant il était agité, il l’entendit renifler ; de toute évidence, la demoiselle tentait de dissimuler ses sanglots, les étouffant contre son coussin.
N’y tenant plus, il revint à son contact et fut accueilli favorablement cette fois-ci en la sentant se lover contre lui, la tête plaquée contre sa nuque où des larmes tièdes venaient s’échouer. Il l’enserra de ses bras et la pressa tendrement contre lui, ressentant le cœur de sa demoiselle battre démesurément vite contre sa poitrine. Après un long moment à la bercer, ses tremblements diminuèrent, devenant de légers sanglots conjugués de faibles toussotements.
— C’est Friedz, avoua-t-elle après un énième hoquet.
— C’est à cause de lui que tu es partie des remparts ?
— Non… c’est Friedz qui m’a fait ça !
Prenant conscience de ses paroles, Théodore se figea. Il revoyait le visage de cet homme aux yeux luisants d’un éclat particulier à la mention de la duchesse. Ainsi c’était lui ! La gorge nouée et les entrailles broyées, il parvint à articuler ces mots :
— Il est venu te voir dès son retour à Varden ? C’est à cause de lui que tu as tes crises ?
— Non… avant qu’il parte pour Wolden.
— Mais Blanche, renchérit-il en hâte, c’était il y a près de quinze ans, tu n’avais que six…
— Tais-toi ! ordonna-t-elle en pleurant de plus belle.
Les oreilles bourdonnantes, paralysé par l’annonce de cette fatalité prononcée avec tant d’accablement, le garçon demeura pétrifié, le corps comme transpercé de toute part par des milliers d’aiguilles.
Le lendemain, alors que ni lui ni elle n’étaient parvenus à trouver le sommeil, il vit qu’il était l’heure pour lui de se rendre à la mairie. Exténué, il se prépara et, avant de quitter les lieux, déposa un baiser sur le front de sa dulcinée.
— Je reviens très vite, annonça-t-il faiblement, surtout prends soin de toi. Sache que tu es en sécurité ici. Personne ne te fera de mal. Je t’en donne ma parole.
Il partit dans l’immédiat, n’ayant pas la force de déjeuner. En selle sur Balzac, il fit marcher son cheval avec une extrême lenteur, tentant de regagner un semblant d’esprit pour affronter cette journée qui s’annonçait chargée. Toute la nuit il n’avait cessé de penser à elle, s’imaginant la souffrance qu’elle avait dû essuyer jadis. Cette pauvre enfant innocente soumise à un homme de près de quarante années de plus qu’elle et qui devait faire à l’époque près du quintuple de son poids. Une petite poupée de chiffon à la merci de ce monstre.
Il aimerait tant pouvoir la venger, la délivrer et corriger ce drame qu’elle avait enduré. Malheureusement, il savait cette tentative vaine. Herbert Friedz était un homme puissant, autant craint que respecté. Jouissant d’une notoriété à l’égale des familles marquises et possédant des centaines d’hommes si ce n’était des milliers sous ses ordres. Ayant autrefois été le bras droit de Friedrich, il était devenu celui du comte de Laflégère. Excellent bretteur, un combat diplomatique en duel légal serait peine perdue ; le brunet serait transpercé avant même d’avoir dégainé sa lame.
Enfermer un homme de sa veine n’était pas non plus envisageable, d’autant que c’était la parole de la duchesse contre la sienne et aucun élément pour appuyer les dires de sa bien-aimée. De toute manière, personne ne la croirait ou alors rien ne ferait plus plaisir au marquis von Dorff et à ses partisans que de la savoir souillée. Toute tentative pour le faire condamner serait désastreuse et ébranlerait davantage la situation de la famille ducale ainsi que la sienne si elle s’amusait à condamner ouvertement des faits pouvant nuire à la notoriété de l’ennemi.
Irène savait-elle pour ce crime, était-ce pour cela qu’elle avait ordonné à son mari d’exiler le capitaine à l’autre bout du territoire ? Ou Blanche ruminait-elle seule son traumatisme, brisée dès sa tendre jeunesse.
Arrivé devant le bureau du maire, Théodore toqua à la porte et, après une réponse favorable, entra dans la pièce où son employeur se tenait assis à son poste. La vision de von Tassle ne le rassura guère car, comme lui, le maire paraissait mal en point. Il avait un teint blême, les traits tirés et dévisageait son subalterne avec des yeux sombres dépourvus de tout éclat. Les mains posées devant lui, le maire regardait son interlocuteur avec étonnement.
— Vous n’avez pas l’air au mieux, dit-il posément.
Théodore laissa échapper un rire nerveux.
— Je peux vous retourner le compliment monsieur.
Le brunet fronça les sourcils en scrutant l’enveloppe posée sur un coin du meuble, cachetée du sceau de monsieur le marquis Desrosiers.
— Qu’est-ce que ceci ?
— Rien qui ne vous concerne réellement. Avez-vous des nouvelles concernant le stock de D.H.P.A. en circulation ? Je sais que des cachets circulent encore en ville. Le stock volé il y a plus de deux ans ne semble pas encore épuisé !
— Hélas ! non monsieur, je sais que vous me missionnez à cela mais je n’ai aucune idée de là où il se trouve et mon père non plus apparemment. Je lui ai demandé s’il avait eu des nouvelles sur une provenance éventuelle au vu du nombre de gens fort… intrigants qui passent au cabaret.
— Que voulez-vous dire par là ?
Théodore haussa les épaules puis lui raconta l’altercation qu’il avait eue avec Friedz et ses hommes en début de semaine. Silencieux, von Tassle l’écoutait, le visage grave.
— La fâcheuse affaire, fit-il en lui donnant la lettre du marquis que le brunet parcourut avec effroi.
— Vous pensez réellement qu’une seconde Insurrection peut avoir lieu ? Les paroles du marquis sont elles fiables ?
Le Baron hocha la tête.
— Lucius Desrosiers soutient certes la cause ennemie, mais n’en reste pas moins mon oncle ainsi qu’un honnête homme. Jamais il ne s’amuserait à m’envoyer pareille demande si ces informations n’étaient pas un minimum avéré. Et votre « altercation » ne fait qu’appuyer ses dires.
— Et vous comptez vous rendre à l’Ambassade ? Et avec la rouqui… enfin, avec votre acolyte.
Von Tassle se massa les yeux et soupira :
— Je n’ai pas le choix malheureusement. Même si l’idée ne m’enchante guère. Être aussi éloigné de mon fief et entrer sciemment dans la gueule du loup, avec Ambre de surcroît. Le jeu est risqué.
— Lui en avez-vous parlé ?
— Non, vous êtes le premier et le seul à être au courant de cette entrevue prévue dans la plus grande discrétion. Si l’on exclut James qui m’a remis la missive et qui semble avoir été mis au fait de la chose.
— Pourquoi m’en parlez-vous dans ce cas ?
Le maire se leva et commença à faire les cent pas d’une démarche rigide, les mains liées dans le dos.
— Tout simplement parce qu’au vu de tout ce que j’ai pu vous confier jusqu’alors, vous avez su être digne de la confiance que je vous accorde. Et qu’étant donné votre position je souhaiterais vous demander une faveur s’il devait nous arriver malheur demain soir.
— Quelle est telle ? s’enquit-il d’une petite voix.
L’homme s’arrêta et planta son regard noir dans le sien.
— Vous savez que j’héberge sous mon toit mademoiselle Adèle, que j’ai reconnue comme étant ma fille il y a près de deux ans.
— C’est exact ! fit-il en haussant un sourcil, ne sachant où exactement il voulait en venir.
— Sachez qu’en plus du fait que je chéris cette petite et la considère comme ma fille légitime, que cette enfant est des plus particulières. Je ne vous en dévoilerai pas davantage à son sujet, mais elle est précieuse aux yeux des noréens et se doit d’être protégée et ce quoiqu’il en coûte.
— Vous… vous voulez que ma famille s’occupe de cette enfant ? annonça-t-il, stupéfait. La sœur de la rouquine ?
— L’espace d’une poignée de semaines, oui. N’oubliez pas qu’un conseil avec les noréens se tiendra dans six semaines. Six semaines particulièrement instables au vu des tensions actuelles qui ne cessent d’augmenter. Je vous demanderai donc de veiller sur elle, de la protéger au sein de votre manoir si jamais Ambre et moi-même venions à périr dans les jours à venir. Ai-je votre parole ?
Abasourdi, Théodore dévisagea le maire qui semblait autant troublé que sincère dans ses propos. Puis, sans parvenir à décrocher un son, il opina du chef, les yeux perdus dans le vide.