NORDEN – Chapitre 12
- Chapitre 12 – les préparatifs
Deux semaines s’écoulèrent depuis la transformation de leur père. Adèle avait repris sa joie de vivre et son entrain habituel. Ses amis Ferdinand et Louis l’avaient aidée à surmonter cette épreuve. Ambre travaillait dorénavant en service continu jusqu’à vingt heures afin de gagner suffisamment d’argent pour pouvoir se nourrir et payer les taxes. Heureusement, elle n’avait plus à préparer le dîner et repartait chaque soir avec un repas empaqueté par son patron. Comme promis, elle tentait de ne plus fumer. Cela faisait une semaine qu’elle avait fini sa dernière cigarette.
Alors qu’elle essuyait les tables et mettait le couvert pour le service du soir, Beyrus vint vers elle et lui demanda :
— Dis-moi, ma grande ! Es-tu disponible samedi prochain ? J’ai un travail pour toi si jamais cela t’intéresse !
— De quoi s’agit-il ?
Beyrus la contempla en souriant :
— Sais-tu au moins quel jour nous serons ?
Elle haussa un sourcil et regarda son patron d’un air interrogateur.
— Nous serons le trente et un juillet, le jour de la fête nationale, voyons ! Presque tout le peuple sera présent ici pour célébrer cette journée ! Et je voudrais t’avoir à mes côtés pour un service… Enfin, ce n’est pas vraiment pour moi, mais plutôt pour la Bernadette.
Elle gloussa, la perte de son père avait tellement chamboulé son quotidien qu’elle n’avait plus la notion du temps.
— Excuse-moi ! J’avais presque oublié cette fête ! Pourtant c’est vrai qu’il y a des affiches partout en ville. Surtout que, si j’ai bien compris, cette année sera encore plus spectaculaire que les autres puisque nous célébrons les trois cents ans de la naissance d’Iriden et que Varden ne doit plus être loin des deux cents.
— C’est exact ! Et il y aura beaucoup plus de monde et de festivités qu’à l’accoutumée. La journée s’annonce chargée. Ils organisent des marchés sur les places. Il y aura plusieurs groupes de musiciens et d’artistes ainsi que pas mal de buvettes et de stands. Pour finir, ils annoncent un grand bal au manoir du maire. Pour la noblesse, bien évidemment, mais je sais que certains noréens et aranéens de basse classe seront conviés pour l’occasion !
— Tu parles sérieusement ?
— On ne peut plus sérieux ! Même si tout cela est, bien entendu, politique.
L’homme croisa ses bras et lui adressa un sourire.
— Mais bon, on ne sait jamais, ajouta-t-il avec un clin d’œil, ton Anselme pourra certainement te faire entrer.
Ambre pouffa et posa une main sur le bras de son patron.
— Ne dis pas n’importe quoi ! Anselme est juste un ami et je pense qu’il a d’autres choses à faire que de m’inviter à un bal, d’autant qu’il n’aime pas les mondanités ! Et puis, je ne suis pas vraiment intéressée pour aller faire un tour chez cet abominable personnage. En plus, passer une soirée en compagnie d’aranéens issus de la noblesse ne m’enchante pas du tout ! Je n’ai pas envie de passer mon temps à être reluquée telle une bête de foire. J’ai déjà assez donné ces derniers temps à ce niveau-là !
Elle lui lâcha le bras et continua son affaire.
— D’ailleurs, quel service voudrais-tu me confier ?
— Bernadette tiendra un stand à Iriden. Elle aurait besoin d’aide pour vendre ses pâtisseries et ses boissons. Pour ma part, je tiendrai la taverne et je pense faire un bon chiffre d’affaires, surtout si le soleil se pointe.
Elle l’écouta attentivement tout en mettant les derniers couverts sur les tables.
— Ma foi, je ne vois pas d’inconvénient à cela, finit-elle par répondre, Adèle pourra s’occuper toute seule sans problème. Je pense que Ferdinand aussi sera présent. En espérant qu’ils ne fassent pas les pitres car je ne voudrais pas subir une humiliation publique, surtout à Iriden !
Beyrus rit et posa sa grosse main sur son épaule.
— Dans ce cas, je la préviendrai. Si j’ai bien compris, elle te versera un tiers des recettes pour ton aide et te donnera une partie des invendus.
Sa journée de labeur achevée, Ambre mit son manteau et prit le paquetage que lui tendit Beyrus.
— Tiens ma grande. C’est de la garbure, régale-toi bien !
— Merci patron !
— Ah ! mais au fait, j’oubliais !
L’homme fouilla dans une pile de papiers disposée sur le comptoir à côté de la caisse et en sortit une enveloppe.
— Tiens, voilà pour toi ! C’est Anselme qui me l’a donnée hier soir alors qu’il se rendait dans la campagne. Il pensait te voir, mais je lui ai dit que tu quittais le travail plus tôt dorénavant. Je ne sais pas où il se rend comme ça à une heure pareille, au beau milieu de la nuit. C’est dangereux en ce moment, le bruit court que trois enfants auraient disparu ces derniers temps. L’histoire du loup revient sans cesse. Ils en ont même reparlé dans le journal l’autre jour ! Fais attention à toi quand tu pars !
La jeune femme acquiesça, prit la lettre et partit.
Le crépuscule émergeait lorsqu’elle arriva au cottage. Adèle avait allumé les lanternes. En chemise de nuit, elle attendait avec impatience l’arrivée de sa sœur.
— T’en as mis du temps à rentrer ! piailla-t-elle en enlaçant son aînée. J’ai tellement faim ! On mange quoi ce soir ?
— Beyrus a préparé de la garbure ! Elle est encore tiède, je n’ai donc pas besoin de la réchauffer !
— Du chou ? Beurk !
— Tu mangeras ce qu’il y a Mouette !
La petite fit la moue. Elle n’aimait vraiment pas ce légume qu’elle trouvait indigeste. Ambre ouvrit le bocal et versa le contenu dans deux bols. Elle en tendit un à Adèle qui grimaça en voyant les morceaux de choux et de haricots flotter dans son assiette.
— Beurk ! ça pue en plus !
— Ne fais pas cette tête et mange !
La petite grommela puis s’exécuta. Elle prit une cuillerée, la porta à sa bouche et goûta. Après un gémissement, elle prit le bol à deux mains et avala le contenu. Ambre pour sa part trouvait la soupe délicieuse et assaisonnée avec goût.
— Au fait, est-ce que tu pourrais m’acheter une nouvelle robe pour la fête ? J’aimerais bien être jolie pour une fois !
Ambre gloussa et regarda avec tendresse sa petite sœur qui avait les coins de sa bouche barbouillés de soupe.
— Ma foi, c’est vrai que ça fait bien longtemps que je ne nous ai pas pris de vêtements. Et puis, j’ai la possibilité de gagner un peu de sous, je les utiliserai pour nous acheter des tenues. D’autant que tu as bien grandi, tes vêtements seront bientôt trop petits.
— Génial !
La petite sortit de sa poche un dessin qu’elle venait de faire. Celui-ci représentait schématiquement une fillette vêtue d’une robe et possédait des annotations.
— Je voudrais une robe blanche avec des froufrous, un ruban et des souliers rouges, et…
— Ne t’enflamme pas ma Mouette ! tempéra Ambre. Je n’ai pas un budget illimité ! Je vais d’abord regarder combien je peux dépenser et après on avisera, d’accord ?
— On ira quand ? s’enquit-elle, les yeux brillants.
— Je vais demander à Beyrus de travailler un peu plus demain pour que je puisse me dégager un après-midi jeudi ou vendredi. Comme ça tu me rejoindras à la taverne pour quatorze heures, juste après l’école et on ira toutes les deux faire les boutiques. J’en profiterai aussi pour faire des achats de première nécessité, car nous n’avons presque plus de nourriture sèche ni de lessive.
Adèle était vivement enchantée par ce programme et alla étreindre son aînée. Une fois qu’elles eurent terminé leur dîner et débarrassé la vaisselle, Ambre envoya sa cadette se coucher et lui raconta une histoire. Quand elle fut endormie, elle éteignit sa lanterne et l’embrassa sur le front. De retour dans la cuisine, elle se servit une tisane, s’installa à table avec son breuvage puis sortit la lettre de la poche de son manteau :
« Ma très chère Ambre,
Je pensais te voir ce soir à la taverne, quelle n’a pas été ma surprise lorsque Beyrus m’a annoncé que tu finissais plus tôt dorénavant. Je voulais juste te dire que je suis terriblement désolé pour votre père et espère que ces temps troublés ne sont pas trop insurmontables pour toutes les deux. Je voudrais que tu saches que je suis là si jamais vous avez besoin d’aide ; que ce soit de manière financière ou juste par soutien moral.
Je te souhaite une agréable journée et espère te revoir un de ces jours.
Amicalement,
Anselme »
***
Ambre venait de terminer sa journée de travail, Beyrus lui ayant accordé son après-midi du jeudi. Il lui avait même offert cinq pièces de bronze en prime afin qu’elle en profite pour s’acheter un vêtement de travail plus décent. Car ses affaires étaient abîmées et son patron voulait la voir un peu plus présentable pour servir ses clients.
Adèle entra dans la taverne et déjeuna rapidement en compagnie de sa sœur dans l’arrière-cuisine. Elles prirent un repas frugal afin de ne pas être trop lourdes pour leur promenade. Dès que la soupe fut avalée, Ambre salua son patron et partit tout en donnant la main à sa cadette.
La rue était animée, les gens effectuaient les derniers préparatifs pour la fête. De belles affiches décoratives et des bannières ornaient chaque côté de la chaussée, offrant une farandole de couleurs et de motifs. Tréteaux, chaises et planches de bois étaient disposés contre les murs, attendant le jour J pour être installés sur les trottoirs.
Les deux sœurs se dirigèrent vers l’avenue la plus luxueuse de Varden, exclusivement consacrée au marché du textile, à l’ameublement et à l’artisanat d’art. Ici se trouvaient toutes sortes de boutiques dédiées à la vente de vêtements, de linge de maison mais aussi des ateliers de tisserands, de tapissiers et de couturiers. Les maisons à colombages possédaient au rez-de-chaussée de grandes fenêtres vitrées afin de mettre en avant les tenues, parures et objets à vendre. Selon la renommée de l’enseigne, les prix variaient du simple au triple.
Adèle et Ambre scrutaient avec intérêt les devantures. Elles s’attardèrent un moment devant celle de Chez Francine, la plus prestigieuse et réputée d’entre toutes. C’était ici que se décidaient les modèles noréens et aranéens à la mode.
Pour le style aranéen, il s’agissait de longues robes sans manches, cintrées sous les seins par un ruban et décorées de dentelles ainsi que de broderies au niveau de la poitrine. Des fils d’or et de soie apportaient de la brillance et de la préciosité à l’étoffe. Pour le style noréen, les robes se révélaient plus courtes et mettaient en valeur les jambes, souvent de couleur unie, sans fioritures.
La petite aperçut une robe blanche dans une boutique annexe et demanda à son aînée si elle pouvait l’essayer. Ambre hésita puis acquiesça en notant que les prix étaient abordables. Tandis qu’Adèle enfilait la robe, l’aînée trouva son bonheur auprès d’une chemise outremer, évasée avec un col en V légèrement plongeant. Elle acheta également un pantalon auburn qui s’accordait avec le bleu de son haut et sa toison rousse.
Après avoir payé, les deux sœurs partirent en direction de la droguerie. Au passage, Adèle vit une paire de souliers rouges dans une autre vitrine. Elle soupira puis fit les yeux doux à sa sœur. Des négociations s’engagèrent puis l’aînée céda, désarmée. Sa nouvelle paire en main, la petite fanfaronnait et chantonnait sous l’œil attendri d’une Ambre qui ne l’avait pas vue si gaie depuis des mois.
Pourvu que jamais un tel sourire ne s’efface de ton doux visage ma petite Mouette !