NORDEN – Chapitre 124
Chapitre 124 – La lignée des H
La pluie tombait drue et le vent projetait violement les gouttes contre les vitres closes de la mairie. Le silence régnait en ces lieux, rythmé par le tintement régulier de l’horloge et par la voix posée de madame la duchesse. Ses yeux bleus plantés dans ceux de ses interlocuteurs, elle exposait les faits et les événements marquants de sa vie. Elle leur parla de Jörmungand et de la relation qu’il avait entretenue avec Erevan, la fille cadette de la Shaman Medreva.
Il y a une cinquantaine d’années de cela, la noréenne de dix-sept ans menait une vie simple proche de la mer en compagnie de sa sœur aînée Selki, loin de leur famille. Un jour de tempête, alors qu’elles prenaient le large, la coque de leur bateau se brisa. Dans la panique Selki se transforma et prit sa forme de phoque.
En revanche, la cadette, trop jeune pour se transformer, se noya. Alors qu’elle s’enfonçait dans les profondeurs, le Serpent vint la récupérer pour la ramener dans son domaine. D’ordinaire imperturbable par ces âmes infortunées, il fut ébranlé par sa présence au point qu’il se résolut à la sauver.
— Sous le charme et de nature curieuse, mon père venait souvent lui rendre visite. Leur amitié est devenue au fil des mois un amour caché qui dura à peine plus de quatre ans. Seule ma grand-mère Medreva était au courant de notre filiation. Cela la tourmentait car elle était elle-même la plus fidèle disciple d’Alfadir.
Pour apaiser les tensions et voulant une nouvelle fois négocier avec son jumeau, Jörmungand invita son frère afin de discuter d’un nouveau contrat. Le lieu de rendez-vous était à Eraven en cette journée du 9 octobre 263. Erevan était présente et apporta à Alfadir les termes du contrat : Jörmungand s’engageait à récupérer Hrafn avec l’aide des Pandaràn et à protéger les côtes de l’île, tandis qu’Alfadir accepterait l’union de son jumeau avec cette femme et permettrait à son frère d’avoir une descendance viable sur Norden. Mais le Cerf déclina furieusement cette demande qu’il trouvait ignoble.
Un duel s’engagea entre les deux frères qui tourna rapidement au drame lorsque Jörmungand, dans son acharnement, se transforma, prenant se forme de serpent marin géant. D’un puissant coup de queue, il blessa grièvement son frère et tua sa femme, écrasée par l’éboulement de la falaise annexe.
Ivre de rage, le Serpent déclara la guerre à Alfadir qui, blessé, rejoignit son sanctuaire. Medreva, quant à elle, reçut de plein fouet les vibrations du Serpent et fut foudroyée par la perte de sa fille. Gagnée par la fureur vis-à-vis de son Aràn, elle entra sous les ordres de Jörmungand. Les orphelines, dont ni l’identité ni l’existence n’avaient été dévoilées, furent placées. L’aînée à la prestigieuse institution de l’Allégeance afin d’entrer au service des nobles aranéens et perpétuer sa lignée dans les hautes sphères, tandis que la cadette séjourna chez son oncle Heifir à Varden, s’épanouissant au sein du petit peuple.
Alexander écoutait avec la plus grande attention son discours, captivé par toutes les informations inédites qu’elle lui révélait avec une franche sincérité. La machination prenait sens, les zones de floues se remplissaient et l’enchaînement des événements devenait de plus en plus limpide. Il fut stupéfait d’apprendre les motivations de Jörmungand. La rancune incommensurable que le Serpent éprouvait envers son frère, mué par un désir de fonder une famille sur Norden, était aussi douteuse que légitime.
Alors qu’il s’apprêtait à la questionner, un bruit résonna. Le maire se leva et alla ouvrir à l’immense oiseau trempé et taché de sang qui toquait avec acharnement, frappant son bec contre la paroi du verre. La harpie féroce s’engouffra dans la pièce et se posa sur le bureau, faisant valser les rares papiers qui s’y trouvaient. Une fois atterri, l’oiseau s’ébroua. James se redressa et quitta la salle tandis que les trois autres hommes scrutèrent le rapace d’un air interdit.
— Qui est-ce ? s’enquit Desrosiers en frottant son vêtement afin de s’essuyer.
— Ma chère fille, répondit posément la duchesse tout en caressant l’animal du bout des doigts.
— Blanche ? fit Alexander choqué par cette annonce.
À la vue de l’oiseau, il devint blême et se raidit. Blanche devait être en compagnie de sa promise. Or, celle-ci était revenue seule, transformée et maculée de sang dont il était incapable d’en connaître la provenance.
— Rassurez-vous monsieur le maire, ma nièce va bien, elle est en sécurité. Ce n’est pas son sang qui est sur elle.
— Comment pouvez-vous en être aussi certaine ?
— Baron, à être la fille d’un sujet aussi éminent que mon père, j’ai quelques petits avantages par rapport à un noréen lambda. Sans être Féros ou Sensitive, je peux malgré tout comprendre ce que ma fille, même sous sa forme animale, peut me dire. J’ai tellement misé sur la sécurité de ma progéniture que le Lien que j’ai construit avec elle, surtout envers ma Blanche, est puissant et indéfectible.
— Où est Ambre ?
— Si Blanche est revenue vers moi aussi calme, soyez rassuré, elle est en sécurité. Avec qui et où, je ne le sais, mais elle ne court aucun danger à l’heure actuelle. De plus, sachez que le jeune von Eyre devait l’escorter en dehors de la ville après l’entrevue afin de la protéger.
— Vous voulez dire qu’elle n’est plus à Iriden ?
— Probablement, du moins je l’espère. Elle sera ainsi préservée de tout malheur. Et bien que je n’apprécie pas vraiment ce garçon, je dois avouer qu’il a toujours été serviable et dévoué. Ma fille lui accordait toute sa confiance. J’ose espérer qu’il se montre digne de ses espérances et tienne parole afin d’aller secourir votre future épouse, qu’importe leur révulsion mutuelle.
Alexander soupira puis se laissa choir sur son fauteuil. James revint et tendit plusieurs serviettes à la duchesse. Il affichait des signes d’agitation et une mine maussade. Tout en faisait pianoter ses doigts contre le bureau, il jetait régulièrement des coups d’œil en direction de l’horloge. Son père n’était pas encore revenu, parti avec ses hommes depuis plusieurs heures déjà. De plus, la présence de la harpie ensanglantée ne le rassurait guère. Il alla vers la fenêtre qu’il ouvrit en grand et observa la place baignée sous une averse sans discontinue, envahie par les vapeurs brumeuses crépusculaires. En bas, personne n’était présent hormis une dizaine de militaires.
— Quand Aorcha est-il parti exactement ? demanda-t-il, les mains fermement appuyées contre le rebord.
— Dès lors que la Goélette a accosté à Eraven et que père nous a confié Hrafn. Soit aux environs de seize heures, répondit-elle en séchant l’oiseau qui se laissait faire sans résistance. À cette heure-ci, il devrait être non loin de la frontière avec le territoire Svingars.
— Il sera donc à Oraden vers vingt-deux heures.
— C’est exact ! Quel dommage que ce foutu Aràn ait perdu sa clairvoyance. Mon père nous aurait fait gagner un temps précieux à le contacter mentalement. J’espère que l’annonce du retour de son fils va lui redonner cette faculté à défaut de lui rendre sa puissance de jadis.
— Alfadir ne sera donc pas là avant demain soir, maugréa James, j’espère que nous pourrons tenir vingt-quatre heures sans encombre.
Il y eut un silence où tous demeuraient songeurs.
— Puis-je savoir qui est ce Aorcha ? s’enquit Alexander, se demandant quel être vivant pouvait parcourir près de cent cinquante kilomètres en moins de six heures.
Tout en continuant ses gestes, Irène lui adressa un faible sourire forcé et dévisagea le marquis qui paraissait tout autant intrigué que son neveu.
— Aorcha est en quelque sorte mon grand-père. Le père de Selki et d’Heifir et ancien mari de Medreva. Il doit avoir dans les quatre-vingt-dix ans maintenant et, au vu de vos airs perplexes, je vais bien entendu vous donner des précisions le concernant.
Alexander et Lucius échangèrent un regard de connivence. Irène se redressa, déplia une serviette propre sur ses cuisses et laissa la harpie s’y installer. Épuisé par son périple, l’oiseau se lova contre sa mère et ferma les yeux.
— Aorcha ainsi que toute la branche maternelle, englobant mon oncle Heifir, sa femme Suzanne et leur fils Honoré ont été obligés de se transformer il y a de cela pas loin de neuf ans. Soit, peu après la mort de ma sœur sous sa forme d’hermine. La raison me direz-vous ? Jörmungand, furieux et désespéré par la perte de sa fille a tellement vibré que les secousses de son mal-être sont parvenues jusqu’à son frère.
— Alfadir les a donc sommés de se transformer ? Pour faire payer votre père de cette lignée illégale ?
— Pas seulement mon père, non, surtout Medreva. Ma grand-mère était Shaman supérieure et devait toute obéissance à son éminence. Elle l’avait trahi en lui cachant délibérément notre existence. Une immense trahison qu’il ne pouvait que condamner. Pour la punir, et le Aràn n’étant pas un tueur, il somma toute sa famille de se transformer. Ainsi, mon oncle, sa femme, leur fils et Aorcha durent prendre leur forme animalière.
— Des animaux qui, je présume, sont restés auprès de leur famille et ce quoiqu’il advienne ? proposa Alexander.
— C’est exact.
— Pourquoi ne vous êtes-vous donc pas transformée ?
— Arrêtez de m’interrompre et vous saurez !
Alexander fit la moue mais ne rétorqua rien.
— Quoiqu’il en soit, sachez qu’Aorcha était un Féros dit Latent, sans once d’agressivité ni signe distinctif. Lors de sa transformation, outré de devoir abandonner son fils et de se plier aux exigences du Aràn, il a pris la forme de Berserk Volontaire, à l’instar de Saùr et de votre défunte femme, Judith. D’apparence, il n’était qu’un simple rouge-gorge, un oiseau tout à fait familier auquel on ne porte que peu d’attention. Pourtant, la métamorphose est inédite puisque sous sa forme de Berserk, Aorcha peut vivre encore un bon siècle et est doté d’une vitesse et d’une endurance prodigieuses. C’était lui qui servait de missionnaire entre Alfadir et moi-même ces dernières années et qui était mon sujet pour le prélèvement sanguin. Vous comprenez que je suis restée humaine pour servir d’ultime lien entre le Aràn et mon père mais également parce que jamais Jörmungand n’aurait accepté que je sois transformée à mon tour. Je pense même qu’il aurait pu détruire Norden si Alfadir avait voulu s’entêter.
— Et ce Aorcha ne disposait d’aucun signe d’agressivité ? s’enquit Alexander, incrédule.
— Aucune, il est rare que les Féros Latents prennent ce genre de forme. Sans oublier qu’il gardait contact avec son ex-femme même après leur séparation, ne serait-ce que pour garder de bons termes par respect pour leurs enfants. Et Medreva étant une Shaman, donc une Sensitive, était dotée d’un haut degré de persuasion. Jamais il n’aurait attaqué ou tué la moindre personne.
— Vos grands-parents étaient séparés ? Cela explique-t-il pourquoi vous ne qualifiez pas Aorcha de grand-père ?
— Vous êtes perspicace monsieur le maire.
— Erevan lui gardait rancune ? C’est pourquoi elle avait choisi de s’émanciper et de vivre aussi loin d’eux, en dehors du joug familial ?
Irène émit un pouffement et se contenta de lui adresser un sourire du coin des lèvres en guise de réponse.
— Vous êtes à la hauteur de vos talents de limier. Vous et votre fidèle domestique formiez un duo redoutable.
Alexander se renfrogna. Il s’enfonça dans son fauteuil et croisa les bras.
— Pourquoi votre sœur a fait assassiner Ambroise ?
À cette question, Pieter se rembrunit. Les deux domestiques se connaissaient depuis tellement d’années que la perte de son confrère l’avait totalement abattu.
— Pour faire ce qui devait être fait, protesta Irène, le visage grave. Protéger sa progéniture. Bien que le but initial a comme qui dirait subi un léger dérapage.
— Soyez plus précise, je vous prie ! cracha Alexander.
Irène s’éclaircit la voix et relata les événements ayant eu lieu le 24 septembre 300. Au fur et à mesure de ces révélations, le maître et son palefrenier devinrent blêmes. Ambre avait raison, Hélène n’était pas la seule fautive et le déroulement de cette histoire sordide ne pouvait que mal finir.
Ce soir-là, Alexander avait perdu un domestique, un ami, un beau-frère… un sauveur. Ambroise avait été l’une des rares personnes respectable à ses yeux. Il était l’un de ses piliers, couverts de défauts ; arrogant, borné, rancunier et violent mais d’une fidélité sans faille. Leur complicité était telle que lorsque le domestique et Judith eurent leur fils Anselme, le garçon fut désigné comme son filleul. Ce qu’il avait accepté volontiers et avait amèrement regretté des années plus tard quand il fut contraint d’épouser la veuve et de prendre en charge le fils avec qui il n’avait finalement jamais fondé le moindre lien hormis lorsqu’il les invitait au manoir en de rares occasions.
Pourquoi avait-il fallu qu’Ambroise trahisse les siens et brise son couple au profit de cette satanée Hélène ? Pourquoi lui avait-elle avoué ses sombres origines ? Et surtout, pourquoi ne lui avait-il jamais parlé de rien au sujet de cette relation interdite ?
En se remémorant ces souvenirs déchirants, le cœur du Baron se serra. Il s’apprêtait à la questionner lorsqu’une détonation retentit. Tous sursautèrent et se levèrent en hâte. Mais James, toujours à la fenêtre, les arrêta net et leur demanda de rester en retrait.
Plus bas, William de Rochester, engagé en plein galop et secondé par ses hommes, accourait. Il stoppa sa monture juste devant les deux imposantes statues de lion, mit pied à terre et entra prestement dans l’édifice. Hors d’haleine, il pénétra dans la pièce tenant son tricorne d’une main crispée. Ses habits étaient ensanglantés et tachés de suie.
— Le palais de Justice et la maison d’arrêt sont perdus, les hommes de Laflégère viennent de faire un massacre contre vos gens, des centaines de morts sont à déplorer. L’Insurrection a commencé.
Il porta une main à sa bouche et toussa.
— L’un de mes cavaliers en patrouille m’a averti que des dizaines de pillages ont été recensés au sein de la population civile, mais aussi par des hommes sous le commandement d’Éric de Malherbes et de l’équipage de l’Albatros. Ces derniers sont hors de contrôle et au vu des carnages observés, sous l’emprise de D.H.P.A. pour certains. Une grosse partie des victimes présente des traces de main prédatrice, de lacérations et de morsures.
Il se racla la gorge avant de poursuivre :
— Et pour finir, Alastair von Dorff a été aperçu. Selon des sources fiables, il est en train de réunir ses hommes afin de se diriger vers la mairie avec un groupe d’une soixantaine de soldats. Je ne compte là que les hommes du marquis. S’il faut regrouper ceux de Laflégère, ce chiffre monte à près de cinq mille.
Alexander jura et toisa son interlocuteur.
— Avons-nous assez d’hommes pour leur faire face ?
— Malheureusement non, j’ai une centaine d’hommes à ma solde, soldats à qui j’ai donné l’ordre de porter secours aux blessés et de protéger la population auprès des Gardes d’Honneur. Par contre, les Hani, sous les ordres de Rufùs, comptent aux environs de sept cents têtes.
— Que préconisez-vous ?
— Votre seul but est de rester vivant. Vous devez abandonner votre fief et vous capitonner dans un lieu sûr en attendant qu’Alfadir arrive. Protéger Hrafn par-dessus tout, car il est notre seul et unique espoir de voir le Aràn nous soutenir à l’avenir.
Il fut pris d’une intense quinte de toux qui l’obligea à sortir son mouchoir. Il cracha noir puis sa respiration devint sifflante. Son fils lui tendit une tasse encore à moitié pleine de thé froid qu’il but d’une traite. Sa soif étanchée et sa gorge lubrifiée, il poursuivit d’une voix rocailleuse :
— Je tiens à ajouter que pour pallier tout acte malveillant et éviter de sérieux dommages dans les villes, monsieur Delroche, le directeur de la Compagnie Gazière, a coupé les valves de son usine, jusqu’à nouvel ordre. Il n’y aura aucun éclairage cette nuit, cela dissuadera certains opportunistes de sortir afin de s’écharper ou de mettre le feu et de faire exploser d’éventuels bâtiments.
— Sage décision, approuva Lucius.
— Les pompiers sont déjà submergés de travail, toutes les citernes ont été déployées aux quatre coins des deux villes et les départs de feu sont nombreux.
— Qu’allez-vous faire, père ? s’enquit James.
— Continuer de protéger nos concitoyens, emmener les blessés et les familles endeuillées avec moi afin que je les escorte jusqu’à Meriden où ils seront en sécurité pour les jours prochains en attendant que les tensions baissent. Je peux compter sur le soutien de mes amis Hippolyte von Dorff et le général de Latour ainsi que sur les lieutenants de Plessis et Poinsart. Tous sont mobilisés au dispensaire du docteur Hermann. Ils portent secours aux populations environnantes et organisent l’évacuation des villes. J’ai missionné Rufùs et les Hani de les avertir en attendant que je vous fasse part de ces nouvelles fort inquiétantes.
— Cette crise s’annonce sans fin ! maugréa le marquis.
— Les Hani viendront vous rejoindre dès que les civils auront été avertis de la procédure à suivre et du point de ralliement afin de vous escorter dans un lieu adéquat. Comme je vous l’ai dit, nous ne pouvons pas compter sur la Garde d’Honneur dont la mission première est de porter secours aux citoyens, de barrer les issues des villes et d’escorter les diligences de soigneurs à travers les rues.
— Avez-vous besoin de moi, père ?
William demeura interdit, observant son fils et Pieter.
— Non… finit-il par dire, restez auprès du maire, protégez Hrafn et les êtres qui vous sont chers.
Le fils s’inclina. William posa une main sur son épaule.
— Le bilan est lourd, l’heure est grave, jamais notre peuple n’a subi plus grande crise depuis ces trois cents dernières années. Il y a plusieurs milliers de militaires dans les rues en ce moment, alliés comme ennemis. La population est prise en étau et se retrouve perdue. Mes hommes ont aperçu des centaines de marins et commerçants de Varden en train de piller leurs congénères. Pour l’instant, ce sont principalement des boutiques et des brasseries, qui ont été les plus touchées.
— Si toute la population s’y met, nous sommes perdus, annonça Desrosiers, combien de civils, selon vous, seraient prêts à se battre en notre faveur ?
— Au vu du nombre de militaires, de l’explosion des cas de pillages et les gens hors de contrôle sous D.H.P.A., inutile de vous informer que peu de gens quitteront leur demeure. Ils préféreront se barricader ou fuir afin de protéger leur famille et leurs biens.
Il resta un moment interdit, massa ses yeux embués de fatigue et s’éclaircit la voix.
— Autre chose alarmante. Le bruit court que plusieurs groupuscules se réunissent afin de grossir leurs effectifs et de joindre leurs forces dans le but de prendre d’assaut la mairie. Ils veulent montrer leur mécontentement avec un geste fort. Je ne sais pas si leur tentative est vouée à l’échec, mais mieux vaut rester prudents et rester sur vos gardes. Il ne faut jamais prendre ce genre d’événement à la légère. Il suffit d’un belligérant, un seul, pour que tout bascule.
— Combien d’hommes avons-nous ?
— Assez pour dissuader sur le court terme mais trop peu pour envisager un siège sous plusieurs jours. Si ce qui est dit est vrai alors Alastair ne tardera pas à prendre d’assaut la mairie. Ce qui laissera le champ libre à son père pour accéder à l’édifice sans encombre. Son alliance avec de Laflégère semble solide. Je ne serais pas étonné que le comte se joigne à lui pour le seconder par la suite. Laflégère souhaite défaire le traité d’alliance que vous aviez mis en place avec Hangàr le Téméraire afin de récupérer son territoire ainsi que les villes de Wolden et Exaden.
— Quelle fâcheuse affaire ! Qu’en est-il de l’équipage de la Goélette, de mon navire et des hommes de Léopold ?
William afficha un rictus.
— Je n’en ai pas la moindre idée. La Goélette semble avoir quitté la baie d’Eraven il y a trois heures pour regagner Varden. Cependant un véritable carnage a eu lieu au port et je suis incapable de vous dire s’il y a des survivants parmi nos alliés au vu de l’état et surtout de l’incroyable quantité de cadavres présents sur les docks qui sont à présent bien plus rouges que gris.
Cette image les heurta tous. Rien ne semblait jouer en leur faveur et les heures à venir promettaient d’être interminables avant l’arrivée du Aràn.
— Au moins aurais-je la chance d’espérer que mon capitaine trépasse, rit nerveusement Lucius devant l’annonce de la perte possible de son précieux navire.
— Possible, en effet. Sauf si Jörmungand est intervenu pour sauver son brave soldat.
— Ce serait bien mal-aimable à lui ! Je ne comprends pas pourquoi le Serpent laisserait encore un tel homme en vie, surtout si votre mission est achevée.
— Tout simplement parce que père peut être un véritable sadique, renchérit Irène, et que selon lui, la mort est une issue trop douce pour un homme tel que Maspero-Gavard. Il préfère l’utiliser comme une marionnette, le manipuler à sa guise comme il le fait si bien depuis neuf ans. Nul ne touche à sa descendance sans en payer le prix fort et je crois qu’il sera plus que ravi de laisser Ambre lui asséner le coup de grâce lorsque son heure sera venue.
— Et pour nos alliés ? s’enquit le Baron. Avez-vous des nouvelles de von Eyre et de Lussac ?
— Pour les de Lussac, la famille est barricadée au domaine, protégée par ses hommes. Comme ils ne représentent pas une menace imminente pour l’ennemi, je ne pense pas qu’ils subissent un assaut immédiat. En revanche, ils seront incapables de se joindre à nous.
— Et Mantis ?
— Introuvable. Aux dernières nouvelles, j’ai cru comprendre qu’il cherchait son fils, introuvable lui aussi. Nous ne savons s’il est encore vivant, la dépouille de son cheval a été aperçue non loin de l’Avenue de la Grande Licorne, aux côtés du cadavre d’un des hommes du comte.
— Vous voulez dire qu’il se serait fait enlever ? s’inquiéta Alexander dont les battements du cœur venaient de s’arrêter. Y’a-t-il des indices laissant penser qu’Ambre aurait été avec lui lors de l’attaque ?
— Malheureusement je n’en ai aucune idée. Tout ce que je sais c’est que le jeune marquis serait parti retrouver mademoiselle Blanche qui, je présume madame la duchesse, se trouve actuellement sur vos jambes. Est-ce bien le cas ?
— Vous avez entièrement raison ! approuva-t-elle.
Le vieil homme la regarda avec inquiétude.
— Prenez garde si vous vous déplacez jusqu’à la Mésange Galante. Mes hommes ont été avertir madame Beloiseau de votre arrivée possible. Attendez leur retour prochain et partez avec eux afin qu’ils vous escortent.
— C’est fort aimable à vous.
Sur ce, le capitaine s’inclina poliment et, après les avoir salués, prit congé et sortit. James retourna à la fenêtre et l’observa s’éloigner avec une pointe d’appréhension. Au loin des coups de fusil résonnaient et quelques fumées noires s’élevaient ici et là. La nuit s’annonçait interminable. Alexander ne cessait d’observer l’oiseau, guettant tout mouvement suspect de sa part. Or, la harpie restait calme, bercée par les doigts fins de sa mère qui lui caressait machinalement les plumes.
La pièce se noyait progressivement dans la pénombre, plongée dans un camaïeu de gris terne où seuls les yeux luisants de Blanche se distinguaient. Des hurlements et des claquements de sabots tonitruaient en écho dans les avenues, semblant converger vers la place de l’hôtel de ville.
— Auriez-vous un verre à nous proposer en attendant notre escorte, cher neveu ? demanda posément le marquis après un soupir devant cette fatalité.
Sans un mot, Alexander ouvrit le tiroir de son bureau et en sortit une bouteille de cognac ainsi que cinq verres. Il ouvrit le flacon, versa le liquide ambré et servit généreusement les hôtes. Ils se réunirent autour du bureau, trinquèrent et burent d’une traite la boisson liquoreuse, sous le brouhaha incessant d’une foule déchaînée, accompagnée d’une nuée de coups de feu qui se rapprochaient dangereusement de la mairie.