NORDEN – Chapitre 13
- Chapitre 13 – la fête nationale – la petite duchesse
Déambulant dans les rues animées, les deux sœurs tentaient de se frayer un chemin en direction de la taverne où Beyrus les attendait. À l’occasion des festivités, Ambre s’était vêtue de son nouvel ensemble qui mettait en valeur sa poitrine et ses hanches galbées. Elle avait également pris soin de nettoyer et de lustrer sa vieille paire de bottes noires afin de leur redonner de l’éclat et de paraître moins négligée. Adèle marchait à ses côtés, toute de blanc vêtue. Son aînée avait tressé ses cheveux ivoirins dans lesquels elle avait fait parcourir un ruban rose poudré.
Une fois arrivées sur le lieu du rendez-vous, Beyrus les guida jusqu’à l’emplacement du stand de Bernadette, situé sur la place de la mairie. Les rues pavoisées foisonnaient de monde, tant de vendeurs que de visiteurs. Les étals arboraient des articles en tout genre, agencés pêle-mêle : bijoux, étoffes, vannerie, alcool ou encore gâteaux et confiseries.
Adèle lorgnait avec envie tous ces bocaux garnis de friandises ainsi que les plateaux sur lesquels trônaient de multiples tartes aux fruits et brioches. Les odeurs s’entremêlaient et offraient une farandole de parfums alléchants.
Entravé dans leurs mouvements, le trio remonta lentement l’allée principale. Les maisons avaient déployé le drapeau national ; un étendard écarlate et lapis tranché en diagonale où une licorne dorée tournée vers la gauche dominait un cerf argenté tourné vers la droite.
Ils arrivèrent sur la grande place d’Iriden, richement décorée d’oriflammes et de banderoles. Leurs couleurs vives reflétaient les rayons du soleil, les faisant scintiller, et projetaient des halos colorés sur le pavement. Une grande estrade se tenait devant l’hôtel de ville où l’orchestre attendait l’arrivée des musiciens. Les stands cerclaient le tour extérieur de la place. Là encore se vendaient toutes sortes d’objets et de mets savamment organisés par thème, bien loin des aménagements désordonnés de Varden.
La posture droite et le port altier, Bernadette les attendait derrière son échoppe située au pied de la bibliothèque. Contrairement à d’ordinaire, la pâtissière avait attaché ses cheveux bruns en arrière et portait une robe cendrée cintrée par un ruban de soie noire. Son médaillon représentant une mésange décorait son bustier.
Ambre fut surprise de la voir ainsi, elle ressemblait à ces domestiques de la haute bourgeoisie, tant dans son accoutrement que dans son attitude.
— Je ne sais pas par quel miracle la Bernadette a réussi à obtenir un stand sur la grande place, réfléchit Beyrus, mais il va falloir que je lui demande !
La dame les salua et demanda à son employée provisoire de l’aider à décharger sa charrette garnie de pâtisseries soigneusement emballées sous des couches de cartons et de torchons. Adèle leur vint en aide. La petite s’était engagée à être serviable et gentille envers sa sœur. En échange de quoi elle avait pu avoir cette belle paire de souliers vermillon qu’elle avait aux pieds.
Tartes, gâteaux et liqueurs prenaient à présent place sur la planche drapée d’une nappe liliale. Les produits étaient disposés sur des plateaux en verre et porcelaine, à côté de bocaux de fruits confits et de confitures aux couleurs éclatantes.
Bernadette était une bonne cuisinière. Ses plats n’étaient pas des plus élaborés mais elle maîtrisait les classiques. Souvent, elle faisait livrer des repas à domicile et avait engagé pour cela un coursier du nom de Thomas, un jeune aranéen de quinze ans. Selon des rumeurs, le Duc lui-même passait régulièrement prendre des commandes.
Beyrus prit congé et regagna la taverne tandis qu’Ambre et Bernadette attendaient les premiers clients. Adèle s’amusait à pourchasser les mouettes rieuses qui avaient pris place sur la fontaine et épiaient avec avidité tous ces plats fort appétissants qui se trouvaient à portée d’aile.
Les gens affluaient et commençaient à se réunir sur la place. Les musiciens venaient de monter sur l’estrade et entamaient leurs mélodies. En reportant son attention sur le stand, Ambre vit Adèle et ses amis qui lui faisaient les yeux doux dans l’espoir d’obtenir une douceur.
La jeune femme leur adressa un sourire et leur demanda de repasser en fin d’après-midi. Elle leur promit que s’ils se tenaient sages, tous trois auraient droit à une récompense. Le trio, ravi, décida après concertation d’aller jouer à Varden où ils auraient la chance de rencontrer leurs camarades.
La matinée défila, Ambre et Bernadette furent submergées par les ventes. Presque toutes les parts de gâteaux furent vendues. Quant aux bouteilles d’alcool et bocaux, une partie fut réservée et mise de côté pour être retirée plus tard. Fatiguée, Bernadette prit une pause et alla se promener, laissant la jeune femme gérer le stand en son absence.
Ambre était en train de servir un client lorsqu’elle vit au loin la silhouette d’Anselme et celle du Baron. Les deux hommes étaient habillés sobrement, d’une vêture similaire. Hormis leur corpulence, seule leur coiffe divergeait : le Baron avait noué ses cheveux ébène en catogan tandis qu’Anselme les avait laissés détachés. Ils se déplaçaient avec élégance tels deux cerfs en parade au milieu des passants.
Elle fut troublée par l’apparence du Baron, malgré le fait qu’elle ne l’avait pourtant jamais croisé et n’avait qu’une vague représentation de sa personne, l’homme lui paraissait familier. Elle le dévisagea longuement, tentant de discerner ses traits.
C’est étrange, il ressemble à ce nanti du mois dernier ! s’étonna-t-elle en fronçant les sourcils. Non, mais arrête un peu de délirer, c’était juste un nanti lambda. Beaucoup d’aranéens sont grands, bruns et aux yeux sombres. En plus il était bien bizarre et son comportement trop étrange ; rien à voir avec ce que m’a dit Anselme au sujet de son père. Puis, réfléchit un peu, que viendrait foutre le Baron en pleine campagne au beau milieu de la nuit ?
Anselme la remarqua et lui adressa un signe de la main conjugué d’un discret retroussement de lèvres. Ambre lui sourit en retour et continua sa besogne, tout en gardant un œil sur son ami qui restait en compagnie de son beau-père, engagé en conversation avec des aranéens de bonne famille. Parmi eux, la jeune femme reconnut le maire, un homme d’âge mûr aux cheveux poivre et sel.
Grand de taille et de carrure imposante, le Duc était vêtu tout aussi austèrement que le Baron. Son air grave de magistrat lui conférait une prestance infuse. À ses côtés se tenait son épouse. La duchesse était une femme aussi mince que longiligne, âgée d’une quarantaine d’années.
Une peau claire sans l’ombre d’une tache et des cheveux blond-châtain tirés en arrière pour mettre en valeur ses yeux bleus givrés, Irène était noréenne et la deuxième épouse du Duc. Ce dernier l’avait épousée après la mort de sa femme Eleonora, décédée en couche.
À l’époque, Irène travaillait à leur service en tant que chambrière. Elle avait été placée dès son plus jeune âge à l’école des domestiques, l’Allégeance ; un internat public et orphelinat, afin de recevoir une éducation privilégiée dans le but de servir au mieux les riches familles.
Selon les rumeurs, elle avait su charmer le Duc grâce à ses atours et à s’imposer naturellement comme sa nouvelle épouse légitime. De leur union naquirent des jumelles baptisées Blanche et Meredith, âgées de dix-sept ans présentement.
Ambre apercevait les deux demoiselles en train de discuter. Vêtue d’une longue robe mauve, la première avait une peau blanche et une silhouette aussi élancée que sa mère. Un chignon capturait ses cheveux de la couleur du blé, mettant en valeur les traits de son visage harmonieux constellé de taches de rousseur pâles. Son hétérochromie lui octroyait un regard singulier : l’un azur, l’autre noisette.
Avec son physique tout aussi fin et son visage délicat, la seconde se différenciait par une peau caramel et des cheveux bruns coupés court que sa robe bleu paon sublimait, rehaussant l’éclat de ses yeux noirs et de ses éphélides chocolatées.
Ambre ne les connaissait que par la renommée de leur beauté et de leur statut social. Elle venait de finir de servir un client lorsque quelqu’un l’interpella :
— Oh, mais c’est la petite rouquine de la dernière fois !
Cette voix d’homme lui décrocha un frisson et fit accélérer son cœur. La jeune femme s’arrêta et planta son regard farouche dans celui de son interlocuteur ; le jeune homme blond de la dernière fois accompagné de ses deux acolytes.
— C’est exact ! répliqua-t-elle d’un ton acerbe. Comment va votre nez ? Je ne vois nulle cicatrice, quel dommage !
Ils rirent devant son impertinence.
— Je vois que tu n’as pas froid aux yeux, charmante et délicate créature au sang ardent ! rétorqua le blondin.
Il s’approcha d’elle, lui prit la main et y déposa un baiser. L’échine de la jeune femme se hérissa sous ses flagorneries.
— Au fait la noréenne, je ne pense pas m’être présenté la dernière fois, je m’appelle Isaac de Malherbes. Je suis le digne fils du marquis Laurent de Malherbes, haut dignitaire, magistrat, chargé des affaires de commerce entre Norden et Pandreden et propriétaire de L’Alouette.
— J’en ai rien à foutre, barre-toi et laisse-moi tranquille !
— Ne sois pas si malpolie ma jolie, voyons ! s’offusqua-t-il tout en lui adressant un sourire carnassier.
Elle plissa le nez et fronça ses sourcils, sachant pertinemment qu’il tentait de l’intimider par son statut. De plus, Isaac était grand et de carrure musclée, elle ne faisait pas le poids face à lui, se remémorant la douleur vive qui l’avait traversée lorsqu’il avait tordu son poignet. Il fit un signe de la main et désigna ses deux amis.
— Voici Antonin de Lussac et Théodore von Eyre. Fils de hauts magistrats et marquis également. Nous sommes les héritiers des familles les plus puissantes de Norden.
Les deux jeunes s’inclinèrent poliment.
Qu’ils sont abjects, ils ne peuvent pas dégager et me laisser tranquille ! Je les vois d’ailleurs jubiler en me révélant leurs titres, ils sont pitoyables ! D’autant qu’il y a trop de monde pour que je puisse les envoyer balader !
Isaac s’avança et la regarda avec malice.
— La demoiselle a-t-elle un nom ?
— En quoi cela vous intéresse-t-il ?
— Tout doux ma jolie ! tempéra Antonin. Nous ne venons pas pour t’agresser cette fois. On veut juste apprendre à te connaître, il n’y a rien de mal à cela !
Ambre montra les dents.
— Allez donc jouer ailleurs ! Je n’ai pas envie de converser avec vous ! Alors laissez-moi et dégagez !
Ils ricanèrent. Pour la taquiner davantage et tester ses limites, Isaac se positionna à côté d’elle. Il sortit de sa poche une pièce de bronze, la lui glissa sous le nez et fit parcourir son doigt le long de son cou, caressant sa peau duveteuse.
Surtout reste calme ma grande ! Il y a bien trop de monde sur la place pour que tu puisses l’engueuler ou le gifler…
Elle tenta discrètement de le repousser à base de coups de coude assénés dans le ventre qui n’eurent aucun effet.
— Il va falloir frapper plus fort si tu veux me voir à terre ma jolie, murmura-t-il à son oreille.
Puis il désigna le gâteau aux noix.
— Je vais prendre trois parts de ce gâteau qui m’a l’air fort appétissant, si tu le veux bien !
Furieuse, elle prit la pièce, la mit dans la boîte en fer et, après avoir inspiré puissamment, se munit d’un couteau pour trancher les parts. Pendant qu’elle découpait, la main du garçon explorait sa taille, descendant progressivement. Quand elle sentit son membre gonflé frotter contre ses fesses, elle se raidit et serra rageusement le couteau.
Toi mon gars si un jour je te croise, crois-moi que je vais défouler sur toi toute ma rage !
À cet instant précis, elle aurait volontiers planté la lame dans sa chair et le voir agoniser sous ses yeux. Cependant, il y avait trop de monde pour entreprendre un tel crime, au risque de finir en prison à vie. Elle ne savait que faire pour se débarrasser de son persécuteur, surtout qu’il ne semblait pas enclin à vouloir lâcher son emprise.
Contre toute attente, quelqu’un vint à son secours :
— Messieurs, pourquoi importunez-vous cette demoiselle ? demanda une voix douce et distinguée.
Les trois hommes détournèrent l’attention de leur proie pour se concentrer sur leur interlocuteur.
— Allez, prenez votre part de gâteau et laissez mon amie tranquille ! poursuivit la voix.
Ambre leva les yeux et se retrouva hébétée à la vue de son chevalier blanc.
— Bonjour mademoiselle Meredith, salua Isaac, confus. Désolé de vous importuner mais la connaissez-vous ?
La duchesse fit un signe de la main, l’obligeant à s’éloigner. Sans broncher, l’homme lâcha prise et alla rejoindre ses amis deux pas en arrière. Ambre désormais libérée, Meredith s’avança vers elle et passa son bras sous le sien.
— Tout à fait messieurs ! minauda-t-elle. Il s’agit de mademoiselle Ambre, une de mes plus chères amies. Je vous prierais donc de ne pas l’importuner outre mesure !
Elle rit et plaça une main devant sa bouche :
— Sinon je vais encore devoir avertir le Duc de votre comportement outrancier. Ce serait vraiment dommage d’être dévalorisés à ses yeux alors que vos pères font tout pour être dans ses bonnes grâces. Vous ne pensez pas ?
Les trois hommes blêmirent. La duchesse passa une main sur ses lèvres et pouffa. Sur ce, ils s’inclinèrent et s’en allèrent sans mot dire. Une fois la menace éloignée, Meredith s’octroya la permission d’emmener Ambre un peu plus loin pour bavarder. Cette dernière allait objecter mais Bernadette revint à cet instant et, la voyant avec la fille du Duc, lui fit signe qu’elle pouvait partir en sa compagnie.
Elles rejoignirent les remparts. L’enceinte rocheuse faisait partie des rares constructions noréennes subsistantes dans les parages. En aval, l’océan, le vieux port et la ville de Varden s’étendaient sur plusieurs kilomètres.
La jeune femme ne la voyait pas si grande. La basse-ville paraissait fort belle vue d’ici avec cette architecture hétéroclite où maisons à colombages côtoyaient maisons en pierres et en briques. Un peu plus loin, face à l’océan, des centaines de bateaux étaient amarrés au port. Les marins et les charrettes se déplaçaient telles des fourmis le long des quais. Il y avait également l’Alouette, un voilier trois-mâts d’une centaine de mètres de longueur. À sa vue, Ambre eut une pensée pour son père et commença à se mordiller les lèvres.
Meredith lui lâcha le bras et alla se poser sur le muret. D’un geste amical, elle l’invita à la rejoindre.
— Excuse-moi pour mon entrée cavalière tout à l’heure. Mais j’ai vu à ton regard que tu avais des ennuis. Je n’ai pas pu résister à l’idée de te porter secours !
— C’est très aimable à vous, mademoiselle. Ce n’est pas la première fois que j’ai des ennuis avec eux !
— Tu n’es pas la seule, je te rassure ! Ils passent leur temps à importuner toutes les femmes qui passent à leur portée ! Et ils n’en sont pas à leurs premiers coups d’essai, loin de là. Mais comme ils sont pratiquement intouchables, aucune victime n’ose se plaindre aux autorités. Ce sont de vrais pervers, surtout cet Isaac de « malheur » ! Mais je pense que tu l’as remarqué.
Elle rit aux éclats, heureuse de son jeu de mots.
— Vous avez raison, mademoiselle ! approuva Ambre, après un rire nerveux. Merci à vous d’être venue à mon secours.
Meredith la regarda de ses yeux rieurs, une lueur de folie enfantine se dessinant sur son visage.
— Tu peux me tutoyer, ma chère ! Nous ne sommes que toutes les deux alors pas de mondanité, je te prie !
Ambre fut déstabilisée par cet élan de sympathie. Meredith s’allongea contre la paroi et s’étira avec une élégante désinvolture.
— Il n’y a pas de quoi ma mignonne ! La solidarité féminine c’est à ça que ça sert, non ?
— Tu… tu es bien Meredith von Hauzen, la fille du Duc, c’est cela ? Comment me connais-tu ? Je veux dire, tu ne m’as jamais côtoyée et je ne crois pas t’avoir déjà aperçue.
La duchesse se redressa et s’assit sur le muret. Les mains entre les jambes, elle planta ses iris noirs dans les siens.
— Oh, mais je connais presque tout le monde ici ! Je suis la fille du maire. Je dois donc être au courant de qui sont les habitants de l’île, ou du moins ceux d’Iriden et de Varden, autant noréens qu’aranéens. Par exemple, je sais que tu t’appelles Ambre et que tu travailles à la Taverne de l’Ours pour un certain monsieur Beyrus. Et je sais aussi que tu as une petite sœur qui s’appelle Adèle. J’ai tout bon ?
Ambre écarquilla les yeux, prise au dépourvu.
— Tu es très douée.
— Merci ! Tu es bien la première à le reconnaître. Les gens de ma classe se fichent complètement de savoir qui sont les noréens. C’est à croire que vous n’existez pas !
Elle fit la moue et leva les yeux au ciel.
— Bon… en même temps, ils se moquent de tout ce qui ne touche pas à leur petite personne. Et ils se fichent pas mal du fait que je sois dotée d’un minimum d’intelligence. Ils ne jugent que par ma beauté et mon statut social, c’est consternant ! J’ai l’impression d’être plus une poupée d’apparat qu’une personne à part entière !
Ambre la regarda avec stupeur et vint s’accouder sur le muret à ses côtés.
— Tu veux dire que personne ne te prend jamais au sérieux ? Pas même tes amis ou ta famille ?
Son interlocutrice pouffa nerveusement.
— Ah ah ! Des amis, moi ? Certes non ! Je suis la chasse gardée du maire. Selon lui, ma sœur et moi ne méritons de ne côtoyer que l’élite. Cette même élite composée de ces abrutis que tu as malheureusement croisée tout à l’heure. L’Élite aranéenne n’est composée que de fils à papa et de pimbêches. Je les déteste tous autant qu’ils sont. Les hommes ne jurent que par leur titre de noblesse, leur honneur et leur fortune. Et pour les femmes c’est pire. On dirait des pantins articulés sans aucune vraie personnalité !
Elle mit deux doigts dans la bouche et fit semblant de se faire vomir.
— C’est pathétique ! lâcha-t-elle avec mépris.
Ambre haussa un sourcil, décontenancée par de tels propos ; sa manière d’appréhender le monde ressemblait étroitement à celle d’Anselme.
— Je ne m’attendais pas à ça ! Pourtant, tu aurais tout ce qu’il faut pour vivre pleinement. Après tout, tu es riche et en bonne santé !
— Ne dis pas de telles sottises, s’il te plaît ! Je sais parfaitement que je ne manque de rien. Du moins pas en ce qui concerne les biens matériels. Je suis bien nourrie, logée et blanchie. J’habite une somptueuse demeure. J’ai des dizaines de domestiques à mon service et je possède plusieurs animaux de compagnie. J’ai également reçu une très bonne éducation. Mais, surtout, je suis belle et les gens ne me définissent que par cela ! Alors que j’ai une bonne personnalité. J’aime beaucoup de choses et je suis facile à vivre. Mais ça, personne ne veut en entendre parler ! Je suis prisonnière de ma condition. Tel un oiseau en cage, je fais juste figure d’ornement ! Ce n’est pas juste !
— Et ta sœur Blanche, elle pense la même chose ? Vous devriez être proches toutes les deux, non ?
— Par Alfadir, non ! répondit-elle, outrée. Blanche est au contraire ravie de sa situation et de la vie qu’elle mène. Elle est la digne fille de sa mère. On se déteste mutuellement. De toute manière, dans ma famille, seul père me montre de l’affection. Même s’il ne sait pas grand-chose de moi…
Laissant sa phrase en suspens, elle se pinça les lèvres et griffa son bras. Ce geste n’échappa pas à Ambre qui l’étudiait avec scepticisme, ne sachant si la duchesse s’amusait de sa crédulité en inventant une histoire de toute pièce dans le but acquérir sa sympathie.
— Tu sais, j’ai depuis longtemps caché ma personnalité aux autres et je me sens si seule ! ajouta-t-elle, la mine déconfite. Alors que toi au moins, tu es pauvre mais tu es libre ! Aussi libre que je ne le serais jamais !
Son interlocutrice se renfrogna et croisa les bras.
— Tu parles d’une liberté ! Je passe mes journées à travailler d’arrache-pied pour nous nourrir ma petite sœur et moi. Je n’ai pas de temps libre, je n’ai plus de parents. Je suis seule, je n’ai pas de vie. Je ne suis là que pour prendre soin des autres, enchaînée à un quotidien qui me dépasse et dont je ne peux me défaire ! Quelle joie !
Pendant qu’elle parlait, les larmes lui vinrent aux yeux. Elle se rendait compte qu’elle était seule, abandonnée dans une situation injuste qu’elle n’avait jamais désirée. L’espace d’un instant, elle sentit la colère monter à l’encontre d’Adèle.
Si elle n’avait jamais existé, tout aurait été différent !
Puis, avec effroi, elle se ravisa. Il lui était impensable, inadmissible, d’envisager une telle chose.
Non, Adèle n’y est pour rien. Ce n’est qu’une enfant innocente et abandonnée qui n’a jamais rien demandé à personne.
Voyant son malaise, Meredith s’approcha et l’enlaça.
— Je suis désolée, je suis peut-être allée un peu loin dans mes propos. Toi et moi nous ne sommes pas si différentes l’une de l’autre finalement. D’ailleurs, je ne sais même pas pourquoi je t’ai dit tout ça, sans doute parce que j’ai besoin de soutien et d’une amie à qui parler librement… Toi et moi sommes bien seules dans ce monde.
Elle relâcha son étreinte, prit les mains de la jeune femme et les serra avec douceur avant de l’examiner.
— C’est vrai que tu es plutôt jolie, je comprends pourquoi ces garçons sont attirés par toi. Tu dégages quelque chose de… comment dire… magnétique !
Elle prit une mèche rousse et l’entortilla entre ses doigts.
— Certainement grâce à tes incroyables yeux à la couleur si rare et étrange. Je ne crois pas avoir déjà vu des personnes possédant un regard d’une telle intensité… quoique si en fait, j’en connaissais une autre. En tout cas cela te donne vraiment un air sauvage… imprévisible !
Ambre eut un rictus. Elle voulut lui demander à qui la duchesse faisait allusion, mais cette dernière ne lui laissa pas le temps de formuler sa phrase.
— Quel joli médaillon, tu as là ! s’émerveilla Meredith en remarquant la broche épinglée sur sa chemise qu’elle se mit à caresser du bout des doigts.
Ambre fut gênée par ce geste outrancier ; son médaillon était une chose précieuse et intime mais elle la laissa faire, ne voulant pas paraître impolie devant la fille du maire qui ne devait clairement rien connaître de leurs coutumes.
— Tu es donc vouée à être un chat ! C’est un chouette animal, j’en possède deux au manoir, ils s’appellent Châtaigne et Prune. Ce sont de beaux félins. Ils sont doux et câlins et en même temps tellement imprévisibles et solitaires. Sans parler de leur instinct de prédation ; sous leurs airs d’adorables boules de poils, ce sont des créatures sanguinaires et impitoyables ! Un peu comme toi j’ai l’impression.
Voyant qu’Ambre la dévisageait, elle pouffa.
— Pardonne-moi de te parler aussi franchement, je n’ai pas l’habitude d’être moi-même devant quelqu’un !
— Ce n’est pas grave, finit-elle par répondre, désarçonnée par son attitude. Ça ne me gêne pas. À moins que…
Il y eut un silence, elle n’avait pas osé terminer sa phrase.
— Ha ha ! ne t’inquiète pas mon p’tit chat ! C’est vrai que je n’ai pas de préférence entre les hommes et les femmes et je ne m’en cache pas d’ailleurs. Mais jamais je ne me permettrais de te faire la cour ainsi et de manière aussi rustre, voyons !
Elle lâcha ses mains et tournoya sur elle-même, les bras tendus. Sa robe virevoltait au vent.
— Non, j’aime quelqu’un d’autre, finit-elle par ajouter, un grand brun à la silhouette dégingandée. C’est un solitaire et il est très intelligent.
Elle s’arrêta de danser puis avoua avec amertume :
— L’ennui est que si mon père l’apprend je vais être sévèrement punie. Jamais il ne voudrait que je sois avec quelqu’un comme lui !
Oh non ! Se pourrait-il qu’il s’agisse d’Anselme ? Se pourrait-il qu’ils se voient le soir, en cachette, qu’ils s’aiment et se soient promis l’un l’autre malgré le fait que leurs pères se haïssent ? Surtout qu’il avait clairement éludé ma question la dernière fois !
Ambre se sentit défaillir, son souffle devint court.
— Je… Je ne savais pas que toi et Anselme, vous…
Une grimace s’afficha sur le visage de Meredith.
— Quoi ? Mais de quoi parles-tu ? s’indigna-t-elle. Je n’ai jamais dit qu’il s’agissait de lui !
La jeune femme sentit son cœur battre à nouveau normalement et poussa un soupir de soulagement.
— Celui que j’aime, poursuivit Meredith, est un jeune scientifique du nom de Charles ! C’est un anthropologue, il étudie le peuple noréen. Il est arrivé sur l’île il y a trois ans avec un de ses amis, un certain Enguerrand. Le souci est qu’il a tout abandonné pour venir s’installer ici. Il n’a donc ni titre ni fortune.
— Je vois de qui il s’agit, je l’ai déjà rencontré. C’est Enguerrand qui nous a présentés justement.
Meredith afficha un sourire franc.
— Je le sais bien puisque c’est grâce à eux que j’ai commencé à m’intéresser à toi. J’ai cru comprendre que vous les intriguiez toi et ta petite sœur.
Ambre la regarda avec des yeux ronds.
— Oh ! ne voit rien de mal là-dedans, la rassura-t-elle en hâte, mais je me dis que tu dois être quelqu’un de sympathique si Charles te porte de l’intérêt.
— Je ne sais pas comment je dois le prendre.
— C’était un compliment un peu maladroit je l’avoue ! s’excusa-t-elle en se passant une main dans les cheveux. Tu sais, Charles est vraiment quelqu’un de merveilleux. Il est le seul être au monde à me voir telle que je suis réellement ! On est fait l’un pour l’autre mais notre union est impossible. Par chance, il vient souvent dans notre demeure car mon père est très intéressé par ses travaux !
La duchesse se tut et examina son interlocutrice avec attention. Un sourire narquois finit par se dessiner sur ses lèvres. Elle se cambra légèrement et croisa les bras.
— Tu l’aimes si je ne m’abuse ?
— De quoi parles-tu ?
— Oh ! ne fais pas l’innocente ! Tu vois très bien de qui je parle, d’Anselme ! J’ai eu l’impression de t’avoir poignardée en plein cœur lorsque tu as cru que je parlais de lui !
Le visage d’Ambre s’empourpra.
— N… Non… Pas du tout ! C’est juste un bon ami, un ami d’enfance avec qui j’ai repris contact.
Meredith fit la moue et plissa les yeux :
— Tu m’en diras tant ma chère. J’ai très bien vu comment tu le regardais tout à l’heure !
— Mais comment… comment as-tu pu remarquer…
— Ma chère tu n’es absolument pas discrète, pouffa la duchesse, j’observe tout et je vois tout ! Tu n’arrêtais pas de le dévorer des yeux, c’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai voulu t’aborder.
Ambre eut un rictus et grogna :
— Ne me dis pas que t’es venue à mon secours uniquement parce que tu voulais me parler d’Anselme ou parce que ton Charles me porte de l’intérêt !
— Calme-toi ma grande ! Je ne voulais pas t’offenser. Sache que je serais venue à ton secours, même sans motif. Je ne suis pas cruelle, moi ! D’autant que je tenais absolument à te connaître et à en apprendre plus sur toi, avec ou sans les dires de Charles. C’était une occasion en or !
Ambre la toisa avec méfiance, les membres roides.
— Ne fais pas cette tête ! la rassura Meredith avec douceur. Je voulais juste te dire de faire attention avec cet homme. Comme tu le sais, il est le fils adoptif du Baron. Et tout le monde sait que von Tassle est un homme dangereux, un manipulateur né et sans scrupule !
— Tu me dis ça uniquement parce que tu es la fille de son plus grand rival. Je ne vois pas pourquoi je devrais te croire là-dessus ! Anselme m’a dit qu’il fallait plutôt me méfier de ton père et je ne vois pas pourquoi je ferais moins confiance en mon ami d’enfance plutôt qu’à toi !
— Ambre, écoute-moi ! Le Baron est un homme mauvais, approche-toi un peu de sa personne et tu verras que ce que je dis est vrai. Il est puissant, c’est un homme charismatique, ce qui le rend d’autant plus dangereux ! Et à mon avis ton pauvre Anselme ne peut se permettre de le critiquer de peur de sévères représailles ! Von Tassle est un homme foncièrement violent. On dit qu’il a abusé de certaines femmes par le passé et des rumeurs courent au sujet de la mort de sa femme Judith ! Certains pensent qu’il l’aurait tuée et cacher son corps tout en faisant passer cela pour un simple accident ! D’ailleurs pour quel motif un cheval se jetterait-il dans le vide, c’est absurde !
Ambre ne dit rien et contempla l’océan, le regard vide. Elle ne savait quoi penser de ces paroles qui avaient une part de vérité et de sincérité. Meredith posa une main sur son épaule.
— Il faut que j’y aille. Pardonne-moi de t’avoir chamboulée ainsi. Mais je tenais à t’avertir ! Je te ferai signe pour que l’on se revoie un jour prochain, j’ai beaucoup aimé converser en ta compagnie !
À son départ, Ambre s’accouda au muret et observa l’océan, plongée dans ses réflexions.
Anselme serait-il vraiment victime de tout cela ? Après tout, il paraît sans arrêt abattu. En même temps, il a perdu sa mère il y a peu et n’a plus vraiment de parents ou de proches…
L’image de son ami lui vint à l’esprit. Elle songea aux sentiments qu’elle éprouvait à son égard.
Je ne suis pas amoureuse de lui ! Je suis juste heureuse à l’idée de pouvoir à nouveau le voir et parler avec lui, c’est tout !
Une fois calmée, elle se mit en route et alla rejoindre Bernadette sur la grande place.