NORDEN – Chapitre 142
Chapitre 142 – L’homme au visage de lion
Il pleuvait. Des gouttes éparses clapotaient contre le corps immobile de l’inconsciente qui mit un certain temps à retrouver ses esprits. Prise de vertiges, Ambre passa une main sur son visage et gémit, le dos plié vers l’arrière, la colonne vertébrale tordue. Quand elle ouvrit un œil, elle vit qu’elle était allongée sur divers objets et linges ainsi que sur les deux médecins inertes.
Avant de se mouvoir, elle bougea une main et se palpa avec lenteur, tentant d’analyser l’état de son corps afin de ne pas aggraver d’éventuelles blessures. La douleur au bassin était la plus insupportable. Toujours allongée, elle examina l’habitacle et fut choquée de voir que la porte de la diligence n’était plus, d’immenses empreintes de griffes cerclaient l’ouverture.
Des bruits se faisaient entendre à l’extérieur. Le cœur battant vaillamment, elle se redressa et s’extirpa du véhicule. La lumière grisâtre l’aveugla un court instant, formant des points blancs sur ses rétines. En contrebas, à l’avant du véhicule, plus aucun cheval n’était présent. Des fissures ainsi que des morceaux de bois et de ferrailles parsemaient le sol jusqu’au bout de l’allée. Le cocher gisait à terre, probablement mort au vu de l’incroyable traînée de sang s’étalant derrière lui.
Elle tourna la tête et scruta l’arrière du véhicule où une foule de curieux s’amassait et examinait avec un intérêt morbide le cadavre du soldat et de sa monture, croqués à la tête par le lion Berserk.
Prise d’une horrible intuition, elle commença à haleter devant l’absence du félin. À la place, parmi la foule, un homme au visage de lion et aux cheveux châtains bouclés semblables à une crinière se tenait à cheval et observait la jeune femme de ses yeux noirs écarquillés. Un sourire fendit ses lèvres lorsque leurs regards se croisèrent.
Oh non pas lui ! songea Ambre, figée d’effroi.
Envahie par l’angoisse, elle sauta du véhicule et courut dans la direction opposée. Dans sa fuite, elle faisait fi de ses douleurs lancinantes et balayait les rues du regard, cherchant désespérément une cachette où s’isoler. Pendant sa course, elle ôta sa chemise d’infirmière qui la ralentissait tant elle était trempée. Alors qu’elle empruntait un escalier, elle manqua de trébucher et se tint à la rambarde bringuebalante. Puis elle passa sous une arche et s’enfonça dans une ruelle sombre à forte senteur d’urine et d’égouts.
Trop préoccupée à trouver un lieu favorable où se terrer, elle ne pouvait se retourner afin d’examiner si son prédateur continuait de la traquer. Le goût ferreux du sang traversait sa gorge, brûlant ses poumons et sa trachée. Des souvenirs épouvantables lui revenaient en mémoire : la nuit, les champs de maïs, le corps d’Ambroise décharné… le monstre à tête de lion armé de griffes argentées…
Serait-ce donc lui ? pensa Ambre, frappée d’horreur devant cette révélation. Mon monstre…
Sans réfléchir, elle enjamba une fenêtre brisée et pénétra dans une cuisine graisseuse, plongée dans la pénombre. Elle fouilla dans les tiroirs et se munit d’un couteau avant d’emprunter une porte qui débouchait sur un vieil escalier exigu, en bois grinçant, donnant accès à l’étage. Le pas ralenti et hors d’haleine, elle marcha sur la pointe des pieds jusqu’à l’une des chambres puis se cacha derrière la porte et cessa de bouger. Un frisson traversa son échine, des bruits de pas résonnaient au rez-de-chaussée.
« Je sais que tu es là ! Allez, montre-toi ! »
La peur la tétanisait. Elle agrippait farouchement le couteau entre ses mains, le corps plaqué contre le mur effrité. Des pensées confuses fusaient à son esprit alors qu’elle tentait de faire le vide et d’analyser la situation.
« Aller… sors de ta cachette, je ne te veux aucun mal ! »
Les marches de l’escalier commencèrent à grincer.
« Aller minette, je n’ai pas toute la journée ! Sors d’ici et viens me voir ! Tu as beau te cacher je te retrouverai ! Je sens ta présence ! Tu es ici tout près ! »
La voix de l’homme devint tranchante, marquant son impatience. Plus il se rapprochait plus Ambre se sentait mal, manquant de défaillir à l’entente de ces cliquetis métalliques qu’elle reconnaîtrait entre mille ; celui d’une main prédatrice, celle qu’il portait à son bras gauche ce soir-là, il y a près de dix ans. L’évocation de cet objet fit remonter en sa mémoire l’image du corps décharné d’Alexander.
« Minette, je sais que tu es là, tout près de moi ! N’aie pas peur, je ne vais pas me servir de ma vieille amie pour te faire du mal !Ton grand-père t’attend et je dois te livrer à lui, tu me feras le plaisir de ne pas me compliquer la tâche, s’il te plaît ! »
Alors qu’il pénétrait dans la chambre, Ambre entendit son souffle juste derrière la porte, accompagné par l’effluve de D.H.P.A. D’un geste vif, elle se jeta sur l’homme, le couteau dressé devant elle. Sachant sa tentative d’assaut imminente, le capitaine avait cramponné ses jambes sur le sol tapissé de moquette et plaqué sa main gantée sur son cou, protégeant son cœur de son bras afin de sauver ses parties vitales. D’un revers de la main, il para le coup. L’entrechoque des armes tinta.
— Te voilà, minette ! fit-il, en la repoussant.
Sous l’impulsion de son adversaire, elle sauta en arrière. La lame de son couteau ébréchée manquait de se rompre, trop fragile face à l’alliage.
— Bon, suis-moi, s’il te plaît ! dit-il sèchement. Ton vénérable grand-père t’attend.
— Plutôt crever que de vous suivre !
Elle se rua sur lui une seconde fois. L’homme prit le coussin miteux qui se trouvait sur le lit et le lança avec panache sur son visage. La jeune femme s’en trouva déséquilibrée et arrêta son élan, un genou à terre. Le capitaine ricana devant sa maladresse, accordant à la Féros revêche un regard empli de jouissance. À cran, cette dernière tenta une troisième estocade qu’il stoppa avec une facilité consternante. Le couteau s’ancra dans le cuir du gantelet et elle se révélait incapable de l’y ôter. Elle se tordait en tous sens pour dégager son arme ancrée dans les lanières.
Les deux assaillants se retrouvèrent en corps à corps, leurs têtes à quelques centimètres l’une de l’autre. Armand profita de ce moment pour la toiser de ses pupilles noires dilatées, la dominant aisément par sa carrure solide et musclée de marin militaire.
— T’as fini de jouer ? dit-il calmement, une pointe de cynisme dans la voix. Tu comptes rivaliser avec moi dans ces conditions ? Tu sais que tu ne fais pas le poids j’espère ?
— Allez vous faire foutre !
Il ricana et lui asséna un coup de pied à la hanche pour la dégager, la propulsant à la renverse. Ambre couina, foudroyée par une décharge qui manqua de la faire choir tant son bassin endolori ne parvenait plus à encaisser de choc. Elle se plia en deux, la main appuyée sur la zone meurtrie.
— T’es dans un état bien pitoyable, ce serait fort dommage que je t’abîme davantage. Tu devrais te rendre et te soumettre à ma personne au lieu de t’entêter de la sorte.
— Fermez-la ! cria-t-elle en se relevant.
— Quel beau vocabulaire tu possèdes pour une future baronne, que d’élégance et de prestance !
— Mais allez vous faire foutre !
Armand se dressa de toute sa hauteur et ôta le couteau qu’il jeta à ses pieds.
— Bien dans ce cas montre-moi ce que t’as dans le ventre, minette ! J’en ai tâté des plus teigneux que toi mais si tu veux te mesurer à moi, je peux t’accorder cette faveur. Comme tu sembles peu encline à m’écouter je vais utiliser la seconde stratégie. Plus tu seras épuisée et moins j’aurais de mal à te transporter jusqu’à Eraven.
Il eut un rictus et ajouta d’un ton mielleux :
— Et puis, ne m’en veux pas mais je tiens à t’humilier comme tu l’as fait au port l’an dernier. Je suis assez rancunier je l’avoue, certes j’y ai peut-être été un peu fort en tuant ton patron. Mais bon, l’occasion était trop belle pour la laisser filer, une petite revanche sur ta personne et sur ce que ta famille me fait subir depuis tant d’années.
Il plaqua davantage son bras ganté contre lui et replia les doigts, évitant tout contact entre les griffes et la chair.
— Alors viens, je t’attends ! Et comme tu peux le voir, je m’abaisse à ne pas m’acharner sur toi avec mon jouet. J’espère que dans ton petit crâne tu assimiles l’idée que je ne te veux aucun mal et que je m’abaisse à ta hauteur.
Grisée par la haine, la jeune femme ne l’écoutait guère, trop occupée à analyser son adversaire. Elle nota que son ennemi gardait sa main gantée vers le haut de son torse en guise de protection laissant ses jambes vulnérables. Sûre de son coup, elle s’empara de l’arme et se rua sur lui. Alors qu’il l’esquivait, il fut stupéfait de la voir se baisser pour frapper plus bas.
Trop lent pour réagir, elle parvint à lui entailler la cuisse avant de se propulser sur le côté et d’échapper à son emprise. La lame trancha finement sa peau masquée sous son épais pantalon noir. L’homme lâcha un juron. Sans lui laisser le temps, elle revint à la charge, visant le bas ventre. Par prévention, il se cambra en avant. La lame effleura son corps et manqua de toucher ses parties génitales. Il se servit de son bras pour lui asséner un coup de paume et l’éloigner de sa personne.
Elle effectua encore plusieurs tentatives qui se révélèrent vaines et la lame ébréchée de son arme finit par céder. Haletante, elle porta une main à la poitrine et toussa. Les mains posées sur ses hanches, elle se courba et reprit son souffle. En effleurant sa poche avant, elle sentit la broche de sa cousine dissimulée sous l’étoffe.
Un sourire malin étira ses lèvres tandis qu’elle empoigna le totem telle une dague. Le capitaine écarquilla les yeux en voyant l’objet et son sourire disparut aussitôt. Perdant patience et, redoutant que la broche ne le perce de part et d’autre sans pouvoir cicatriser, le soldat grogna et déplia ses doigts griffus aux pointes aiguisées. Il les exhiba devant elle afin de l’intimider et de la forcer à se soumettre à sa personne.
— Bon assez joué sale chienne ! Tu veux que l’on se fasse mal ? Si ça continue crois-moi que c’est cet alliage qui va tâter ta peau ! Alors je te conseille vivement de baisser tes ardeurs, de te soumettre à moi et de ne pas m’énerver davantage !
— C’est ce qu’on verra !
L’aiguille tendue vers l’avant, elle fondit sur l’homme, s’apprêtant à lui percer la nuque, mais il contre-attaqua. Il arqua son bras ganté puis, tout en se jetant sur elle dans un mouvement opposé, le plaça en direction de la gueule de son assaillante. Par réflexe, elle planta ses dents contre le cuir du gantelet puis, propulsée par le poids du capitaine, tomba à la renverse.
Une fois les deux ennemis au sol, l’homme enfonça davantage son bras contre la bouche de sa rivale dont la tête était plaquée contre la moquette et le rebord du lit. Puis il plaça en hâte son genou sur le poignet qui tenait la broche et l’écrasa de toutes ses forces. Enfin, il se servit de son bras valide pour empoigner une pipette qu’il conservait dans sa poche. Il l’approcha prestement de la bouche de sa proie et y déversa le contenu du liquide violacé, faisant pénétrer l’embout par la commissure de ses lèvres.
Avant que le liquide ne fasse effet, Ambre le griffa à divers endroits, tentant vainement de se défaire de son emprise puissante. L’homme pesta devant son acharnement et s’empara de la broche qu’il plaça sous sa jugulaire.
— Je te déconseille fortement de tenter quoi que ce soit, minette ! Tu es à moi et tu vas m’écouter bien gentiment si tu ne veux pas que ton visage soit défiguré davantage.
En moins d’une minute, elle ne parvenait plus à sentir ses muscles et desserra la mâchoire, les pupilles écarquillées. Elle devint parfaitement immobile, son cœur battant avec une extrême lenteur. Placé juste au-dessus d’elle, la dominant de tout son être, le capitaine Maspero-Gavard eut un rire sardonique. Triomphant et essoufflé, il contemplait malicieusement sa proie qui ne pouvait bouger le moindre de ses membres.
— Enfin je te tiens ! s’exclama-t-il en passant une main sur son front duquel de grosses gouttes de sueur perlaient.
Comme autrefois, la revêche entravée dégageait ces enivrantes phéromones de peur que la D.H.P.A. permettait d’apprécier. Sentant son emprise solide, il entreprit de s’amuser un peu dans l’attente de reprendre son souffle. La vision de cette femme captive et offerte le grisa.
— T’auras en effet été plus compliquée à neutraliser que je ne l’imaginais. C’est amusant de te revoir ainsi après dix ans ma sale petite minette.
Il tapota sa joue, heureux de la voir soumise après cette altercation, et descendit sa main pour la placer sur sa nuque qu’il pressa, sentant son sang pulser faiblement à travers sa carotide. Il descendit progressivement la broche et déboutonna une à une les attaches de sa mince chemise souillée de sang, à moitié entrouverte. Il s’humecta les lèvres et fit glisser la pointe sur sa peau, effleurant sa chair.
— Je pourrais tellement te faire subir de choses, murmura-t-il en voyant ses poils se hérisser et le bout de son téton se gonfler. Quel dommage que tu sois l’une des seules personnes que je ne puisse tourmenter. Toi et toute ta famille m’avez brisé. Et le pire est que je dois vous servir corps et âme comme un pauvre clébard docile !
Avec délicatesse, il écarta le pan gauche de la chemise et dévoila l’un de ses seins autour duquel il fit tournoyer la lame avant de s’arrêter au niveau du cœur.
— Et dire qu’une simple pression juste ici et ton cœur cesse de battre. Il me suffirait d’appuyer juste un peu pour en finir une bonne fois pour toutes. Je pourrais tellement être sadique et t’entraîner dans ma chute, au risque de mourir peu de temps après. Pourtant, ton grand-père a promis de me libérer dès que ce service sera rendu. Un geste que je n’aurais jamais pu espérer de sa part.
Il éloigna l’aiguille et approcha sa tête de la sienne. Les yeux clos, il huma longuement sa chevelure flamboyante.
— Bon, je n’ai pas beaucoup de temps avant que les effets se dissipent alors je vais être concis, susurra-t-il à son oreille, considère ça comme une immense faveur que je n’abuse pas de toi d’aucunes sortes.
Il se redressa et planta ses yeux dans les siens. Même neutralisée, il voyait la Féros lui adresser un regard haineux. Il s’éclaircit la voix et commença son explication :
— Je t’amène à Eraven. Tu vas monter à cheval, devant moi, et tu te contenteras de faire ce que je te dis : à savoir ne pas bouger et ne pas ouvrir ta petite gueule, hormis pour m’alerter si jamais tu repères un élément suspect. En échange, je promets de ne rien te faire et je m’engage même à te protéger. N’est-ce pas merveilleux ?
Il lui exposa en détail les événements à venir. Dès qu’il eut terminé, il étudia sa captive et posa son doigt sur le bout de son nez afin de l’énerver.
— Soit gentille minette, je reviens très vite !
Il se redressa, prit la broche qu’il engouffra dans sa poche et partit retrouver sa monture, la laissant seule pendant un temps qui paraissait interminable. Peu avant son retour, la jeune femme, malgré de multiples tentatives pour retrouver sa motricité, parvint fébrilement à bouger un doigt. En remontant, l’homme tenait entre les mains un collier de fer, couvrant la bouche et épousant la forme des oreilles, qui s’attachait derrière le crâne. Ainsi qu’une paire de fers tout aussi épaisse pour lui lier les mains.
— Tu m’excuseras, mais tu vas me faire l’honneur de porter ce joli collier ! Je n’ai pas vraiment envie que tu me mordes dès que les effets de la drogue se seront dissipés. Tu ne m’en voudras pas j’espère ?
Ambre parvint à bouger la lèvre et grogna. Avec des gestes habiles, Armand lui sangla la muselière. Chose faite, il en profita pour examiner les poches et trouva un morceau de papier plié en huit qu’il déplia et étudia attentivement avant de ricaner.
— Je vois que la minette s’intéresse à ses origines ? Au vu de ton petit papier, je présume que t’as aucune idée de qui est ce fameux H ? Je te le dirais bien, mais je préfère te laisser la surprise. Butée comme tu es tu ne me croiras pas. En plus, tes informations sont partiellement incorrectes et je n’ai pas envie de jouer les professeurs.
Il se leva. Notant qu’il commençait à pleuvoir dru et que sa captive grelottait, il fouilla dans les tiroirs pour en sortir une veste aussi large que miteuse, sentant le tabac et l’humidité. Il tourna vers elle et la lui enfila avec des gestes malhabiles d’un enfant jouant à la poupée. Enfin, il lui prit les mains et les lia avec les fers. Dès qu’elle fut parée, il la souleva et sortit, la tenant fermement entre ses bras.