NORDEN – Chapitre 163

Chapitre 163 – Mission acquittée !

Il ne fallut pas longtemps à la jeune femme pour rejoindre la ville. Emparée d’un souffle d’énergie qui semblait lui donner des ailes, elle se rendit en hâte chez ses voisins afin d’y emprunter leur âne. L’animal, docile, galopa l’ensemble du trajet, faisant claquer ses maigres sabots contre ce sol rocailleux, soulevant à son passage un modeste monticule de poussière. Les naseaux dilatés, il haletait sous cet effort qu’il ne pratiquait guère et hennissait par moments pour se plaindre, mais Erevan n’écoutait pas ses complaintes.

Jamais elle n’avait eu autant à cœur de se rendre à Iriden. Plongée dans sa rêverie, les pensées vagabondes, elle ne prenait pas garde au paysage défilant. Celui-ci avait pourtant bien changé depuis la dernière fois qu’elle s’y était rendue. Les prémices de l’hiver apparaissaient sur la nature environnante où les arbres terminaient de se teinter d’ocre, pour se dénuder progressivement et exposer leur tronc à nu. Le ciel arborait cette auréole cendrée avec de gros nuages qui l’assombrissaient.

Quand les premiers manoirs suivis des maisons de maître commencèrent à apparaître dans son champ de vision, le sourire de la jeune femme s’effaça quelque peu. Gagnée par l’embarras et l’appréhension, elle tentait de se dominer, élaborant divers plans sur la conduite adéquate à adopter lors de l’entretien, devant ces gens de la haute ou ces hommes de loi qu’elle allait affronter pour s’acquitter de sa tâche. De plus, elle allait devoir être vigilante une fois au cœur de la ville afin de repérer au mieux le bâtiment tant convoité dans cette fourmilière grouillante de monde. La monture au pas, elle arpenta les avenues à l’architecture similaire, regardant les noms de rues et les pancartes.

Quand elle parvint, après de nombreux détours, à trouver le bâtiment de la maison d’arrêt, elle se figea un instant, désarçonnée par cet immense édifice à la façade rigide que rien ne semblait pouvoir ébranler. Le malaise passé, elle accrocha la bride de l’âne aux barreaux de fer et pénétra dans l’enceinte sous l’œil inquisiteur des cavaliers de la garde d’honneur. Elle frappa et patienta. Un homme en costume bordeaux, l’air patibulaire lui ouvrit.

— Que voulez-vous, mademoiselle ? demanda-t-il en la sondant de pied en cap.

Elle déglutit et s’éclaircit la voix :

— Monsieur, je dois m’acquitter d’une somme. On m’a dit qu’il fallait que je me rende ici pour le faire.

— Avez-vous votre convocation ?

— Non monsieur, avoua-t-elle, prise d’un frisson à l’idée qu’il ne la laisserait pas entrer sans le papier désiré.

— Pourquoi donc ?

— Je l’ai brûlée, renchérit-elle avec aplomb, je ne savais pas que ce serait important de la garder.

L’homme leva les yeux au ciel et soupira d’exaspération puis, voyant qu’elle était bien jeune et très certainement naïve sur ce genre d’affaires, il s’écarta et la laissa entrer.

— Qui vous a amendé ?

— Monsieur de Lussac, enfin, je crois…

— Le maire ? s’étonna-t-il en haussant un sourcil. Vous êtes la sauvageonne qui a agressé le fils du marquis ?

D’abord interdit, il eut un rire gouailleur qui résonna dans le hall. À la vue de son acolyte qui perdait de son sérieux, l’un des employés du guichet vint s’enquérir du motif. Le premier, moqueur, lui conta l’affaire avant de s’esclaffer à nouveau. Le nouveau venu, plus professionnel, parvint à se retenir et tapota l’épaule du gardien avant de prendre la jeune femme en charge. Il se replaça derrière son comptoir, lissa sa fine barbiche et se racla la gorge.

— Veuillez excuser mon collègue. C’est juste que lorsque le marquis de Malherbes nous a annoncé qu’une femme monstrueuse et sauvage comme un taureau avait sévèrement agressé et traumatisé son fils… on ne s’attendait pas à ce que ce soit quelqu’un comme vous qui débarque céans.

Piquée au vif dans son égo, elle se mordit la lèvre, se retenant de lui lancer une réplique cinglante, et opina du chef.

— Soit, c’est avec monsieur Deslauriers que vous devrez traiter de cette affaire. Son bureau est au fond du couloir à gauche. Vous ne pouvez pas le rater.

Elle le remercia sans chaleur et prit congé. Suivant l’itinéraire qu’il lui avait indiqué, elle prit un premier couloir où des rangées de portes se succédaient, placé face à un réseau d’étroites fenêtres à barreaux. Elle le traversa intégralement et arriva devant la porte du fond où le nom de l’employé, monsieur Yves Deslauriers, était inscrit sur l’écriteau. Elle se stoppa et frappa timidement. Une voix grave et ferme lui répondit, l’engageant à entrer.

La main tremblante, elle tourna la poignée et pénétra dans un bureau étriqué où des bibliothèques garnies d’ouvrages et de documents administratifs s’étiraient sur tout un pan, réduisant ainsi drastiquement l’espace. La pièce était peu lumineuse avec cette unique lucarne à barreaux en guise d’ouverture, s’ouvrant sur un bâtiment annexe et laissant peu l’occasion au soleil d’y percer ses rayons. Le parquet était grinçant et l’atmosphère angoissante à l’image de l’homme qui se tenait derrière le bureau et la regardait s’avancer.

Il avait les mains jointes et le port très droit. Sa tête haute arborait un air solennel que sa mâchoire carrée aux lèvres pincées en un rictus rendait étrangement menaçant. Il devait avoir une trentaine d’années et affichait la carrure solide d’un homme dominant et autoritaire. Sur son ordre, elle s’installa sur le siège, face à lui. D’abord nerveuse, elle fut agréablement surprise de voir un médaillon épinglé sur son veston, un rat ; un noréen, un possible allié.

Voyant que son interlocutrice s’attardait trop sur son bijou fait d’or pur, l’homme grogna. Elle s’excusa, se présenta et patienta sagement l’interrogatoire. L’employé prit un dossier dans la pile qui se tenait sur son bureau et l’ouvrit. Après avoir relu brièvement les faits et repéré la sanction allouée, il le referma et la toisa.

— Avez-vous la somme mademoiselle ?

— Oui monsieur, fit-elle en retirant la totalité des pièces de sa bourse.

L’homme les examina intensément, sous tous les angles. Erevan se sentit mal, attendant son verdict et la délivrance tant espérée. Pourtant, il reposa les pièces sur le bureau et se redressa sur son fauteuil.

— D’où vient cet argent ? s’enquit-il d’une voix grave teintée de sermons.

Le cœur de la jeune femme manqua un battement. Se pouvait-il que ces pièces soient fausses ?

— Elles… elles ne sont pas vraies ?

— Oh si ! ce sont des vraies. Ma question est simple, comment avez-vous pu vous procurer une telle somme ?

— Je ne les ai pas volées ! se défendit-elle. Je vous jure, monsieur que cet argent est honnête.

— Je n’ai jamais rien sous-entendu de tel mais au vu de votre comportement suspicieux et de votre situation précaire, je doute fort que vous soyez en mesure de vous procurer une telle fortune en si peu de temps.

Elle grimaça et fit gigoter ses jambes.

— Un ami me les a données.

— Il est bien magnanime et généreux de vous octroyer une telle somme. Ou alors extrême riche.

— S’il vous plaît croyez-moi ! supplia-t-elle en commençant à perdre de sa contenance. Cet argent est honnête. Je suis venue rembourser la somme comme convenu. J’en ai tellement bavé pour me procurer cet argent. En plus je n’aurais jamais dû avoir cette amende ! C’était sa faute si…

— Silence ! la coupa-t-il sèchement en tapant du poing sur le bureau, la faisant sursauter.

Erevan se tut instantanément et demeura immobile, ne souhaitant pas aggraver son cas. L’homme laissa un moment de silence et examina à nouveau les pièces.

— Vous avez de la chance que je déteste viscéralement le sieur de Malherbes. Vous avez également de la chance que votre dossier soit passé entre mes mains, noréenne, plutôt qu’entre celles de mes collègues qui, contrairement à moi, vous auraient harcelée pour obtenir une plus lourde sanction plutôt qu’une simple amende de convenance. S’attaquer à des gens de si noble lignée, voilà qui est stupide !

— Je ne savais pas monsieur, avoua-t-elle, désarçonnée par le comportement de son interlocuteur. Il m’a attaquée et je me suis défendue, rien de plus.

Il souffla. Les traits de son visage se plissèrent et il se frotta les yeux pour ajouter de manière plus radoucie.

— D’où venez-vous, mademoiselle ? Vous n’êtes pas de la ville, cela se voit franchement. Car aucun noréen et je précise aucun ! ne serait assez idiot pour charger des enfants issus de la Petite Licorne. Un marquis en plus ! Et la famille la plus véreuse et procédurière de tout le territoire ! D’où ma question suivante, pourquoi étiez-vous à Iriden ?

Erevan tenta d’accrocher son regard et joua la carte de la franchise, comprenant qu’elle aurait tout à gagner à coopérer plutôt qu’à tergiverser.

— Je viens de Meriden, j’habite à vingt kilomètres de là, proche de la mer, et suis allée voir mon frère à Varden où je m’y rends également pour y faire mon marché.

— Meriden ? Il y a encore des noréens qui vivent là-bas ?

— Plus personne n’y vit, monsieur, seulement ma mère.

— Qui est ? demanda-t-il en s’emparant de son stylo afin de noter le nom de cette femme en tant que garante.

— La Shaman Medreva en personne.

Un silence lourd et pesant s’installa. L’homme la dévisageait sévèrement puis posa l’objet et joignit ses mains.

— Vous savez mademoiselle, que si vous osez mentir à un agent de ma veine, vous risquez une sanction encore bien plus lourde qu’une simple amende ?

— Je n’en doute pas monsieur, je vous dis la vérité. Medreva est ma mère.

— Soit, dans ce cas je m’en irai personnellement la questionner pour m’assurer de la véracité de vos dires.

Erevan se renfrogna à l’entente de cette annonce ; elle ne voulait pas que sa mère soit au courant de ses faits et gestes. Pourtant, il s’agissait de la seule manière de la laver de tous soupçons. Ainsi, elle se força à tenir sa langue et à mettre sa fierté de côté pour espérer couper court à cet interrogatoire.

Après avoir répondu à des questions plus formelles, elle signa le document lui garantissant que sa peine était levée. Puis elle se leva et quitta le bureau d’une démarche chancelante, sonnée par toute cette tension qu’elle contenait et qu’elle voulait faire exploser. Sans attendre, elle se remit en selle et partit en direction du port de Varden.

Une fois sur place, elle mit pied à terre et tenta de trouver un commerce pour acheter un voilier de belle facture. Elle se faufila dans ce dédale en pleine agitation où les rues étaient noyées sous un perpétuel tumulte. Les cris de vendeurs à la criée, les cliquetis métalliques des harnachements, les claquements des sabots, tout se mélangeait dans une cacophonie difficilement supportable et qui agressait les oreilles. Il en allait de même pour les odeurs où la sueur, le crottin, le poisson et la vase s’entremêlaient pour créer un remugle particulier, écœurant.

En regardant l’horloge située sur la tour de la place, Erevan vit qu’il était à peine treize heures. Elle longea les quais et observait les marins et autres travailleurs concentrés dans leur besogne quotidienne, embêtés par les mouettes chapardeuses qui volaient en tous sens. Puis elle se focalisa sur l’immense voilier cargo amarré, l’Alouette. Ce dernier dominait aisément tous les autres. À son bord, des officiers et autres navigateurs donnaient des ordres tandis que des gens bien moins soignés d’apparence chargeaient la cale de minerais.

Sa tranquillité revenue, elle porta son attention sur les boutiques et finit par s’arrêter devant une échoppe à la façade outremer où des affiches de bateaux et leurs descriptions étaient mises en évidence derrière la vitrine. Les voiliers proposés semblaient correspondre à ses attentes. Elle entra puis échangea avec le gérant, un aranéen acariâtre, peu enclin à traiter avec une femme si jeune qui, selon lui, ne devait pas connaître grand-chose à la mer. Avec diplomatie, elle parvint à le dérider et à piquer sa curiosité.

— Où avez-vous trouvé toutes ces pierreries ? s’enquit-il, les yeux ronds comme des billes.

— Au royaume de Jörmungand. J’ai perdu mon bateau pour l’avoir, mentit-elle, malheureusement, il me faut un nouveau voilier pour que je puisse naviguer et espérer faire fortune en trouvant de nouveaux trésors comme celui-ci.

D’abord dubitatif, l’homme, hypnotisé par cet amas de richesse, se persuada d’une telle chose et l’orienta vers les embarcations qu’il avait en sa possession en échange du lieu de sa trouvaille. Elle trouva un mensonge crédible et sortit à sa suite pour sélectionner son voilier.

Après avoir étudié les différentes propositions, elle porta son dévolu sur un voilier à la coque bleue, pourvu d’une cabine assez large pour y loger. Elle troquerait sa demeure en pierre brute contre le confort de son embarcation qui lui suffirait amplement. Au moins serait-elle capable d’accueillir son sauveur dorénavant.

— Avez-vous un nom particulier à lui donner ?

Elle réfléchit un instant et hocha la tête. Son ancien voilier s’appelait Horizon, elle venait du peuple de Hrafn, était la descendante du Hjarta Aràn Alfadir, était devenue l’amie du Höggormurinn kongur Jörmungand et qualifierait ce voilier comme sa maison.

— Je voudrais l’appeler H, comme Hús.

— Quel mot étrange, répliqua le vendeur, cela désigne-t-il quelque chose en particulier ? À moins que cela soit le nom de votre compagnon. Un tel bâtiment se navigue à deux voire trois idéalement.

Elle rougit au terme employé.

— Cela veut dire maison en langue noréenne. Je compte vivre dans cette embarcation.

— Vous avez bien raison, l’espace est un peu petit mais le voilier est soigné et confortable. Déjà équipé de ses meubles comme vous avez pu le voir. Le bois est de qualité supérieure et vous pouvez aisément cuisiner au gaz sans craindre qu’il s’enflamme. Au vu de son prix, on vous offre également la bonbonne ainsi que la literie et les rideaux. Et, bien évidemment, une bouteille de champagne.

L’accord scellé et les papiers du voilier en main, elle paya avec l’ensemble de son trésor. Avant de quitter le port pour rejoindre le large, elle commissionna un agent pour qu’il ramène l’âne harassé à ses propriétaires puis, cette tâche acquittée, remonta à bord. Elle jubila au contact de ses doigts contre le gouvernail si lisse et doux. Naviguant à contre-courant, elle prenait garde à éviter les imposants navires qui rejoignaient Varden à la tombée du jour. L’embarcation était si aisément manipulable. Elle prit plaisir à contempler le soleil couchant, nimbant l’espace dans un dégradé d’orange pour devenir bleu à mesure qu’elle s’enfonçait.

Arrivée en pleine mer, elle hurla à plein poumon ; enfin, elle était libre. Sous la lueur du crépuscule se discernaient les lumières des villes et le feu plus ardent de la tour des remparts. À peine plus proche, celle du phare girouettait à intervalle régulier. Les éclairages illuminaient le pourtour de la côte comme des lucioles immobiles.

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