NORDEN – Chapitre 162

Chapitre 162- L’offrande

— Il suffirait de quelques pièces, juste deux ou trois…

Les membres raides et un nœud formé au sein de ses entrailles, Erevan regardait fixement devant l’antre obscur. Elle était debout, immobile depuis près d’une heure, ne sachant que faire face à cette situation bien qu’elle avait depuis des jours réfléchis à ce dernier recours.

— Deux ou trois pièces… peut-être cinq ?

Le souffle saccadé, elle déglutissait en permanence. Remarquerait-il seulement qu’il lui manquerait une poignée de pièces à son trésor ? Et puis, à quoi tout cet or lui servirait-il ? C’était une fortune d’apparat, un étalage de dorure comme on décorerait la maison de verdure ; un amoncellement de richesse si aisément accessible. Pourtant, son affection pour le Serpent la rendait pusillanime face à cet acte qu’elle redoutait de commettre et qui la rebutait.

Jamais elle n’avait été voleuse, pas même petite hormis lorsque la tentation de chaparder une madeleine ou cuillerée de crème encore chaude lui titillait les narines. Là, il s’agissait d’un délit, une odieuse trahison vis-à-vis de son Aràn. Mais il ne lui restait qu’un couple de jours pour rembourser la somme due. Elle avait beau avoir pêché et vendu comme une forcenée de multiples poissons, supplié son frère de lui fournir un pourceau du montant, elle n’avait pu réunir que huit cent cinquante pièces, pas même un tiers de la somme attendue.

La prison la terrifiait, demander de l’aide à Aorcha et pire à sa mère ! jamais elle ne pouvait s’y résoudre, sa fierté la tuerait. Il ne lui restait donc que cette ultime solution, espérant vivement que le Aràn ne s’en rendrait guère compte.

— Une poignée de pièces, juste pour compléter…

Après avoir marmonné une ultime fois, elle s’arma de courage et pénétra dans la grotte. Elle avançait à pas de velours, laissant le temps à ses yeux de dompter cette semi-obscurité oppressante. Arrivée dans l’enceinte, elle se résigna à allumer une minuscule chandelle et se faufila vers le coffret pour en examiner le contenu. Dans sa paume, elle approchait une à une les pièces de la source de lumière pour les sélectionner. Leur éclat rutilant brillait et l’entrechoc métallique des sous tintait faiblement à mesure qu’elle relâchait les pièces inutiles.

Elle ne mit pas longtemps à réunir le montant ; une pièce d’or, six d’argent ainsi que cinq de bronze, la somme était atteinte. Elle glissa l’argent volé dans une petite besace où son maigre gain des semaines précédentes était mis. Elle s’apprêtait à s’en aller mais ses jambes refusèrent d’avancer. Un sentiment de détresse amère s’empara de son être. Elle baissa la tête et, les yeux mouillés, regarda à nouveau le contenu de son vol.

— Prends-les, résonna une voix non loin.

La jeune femme tressaillit, manquant de tomber à la renverse lorsqu’elle l’aperçut sur le divan. Jörmungand se tenait assis, habillé d’un long drapé noir qui se fondait dans les ténèbres, couvrant l’intégralité de son corps. Les bras et les jambes croisés, il la dardait de ses yeux bicolores qui ressortaient dans la pénombre. Vacillante devant cette vision, Erevan joignit ses mains et s’excusa platement.

— Pardon ! Je… je ne voulais pas…

— Inutile, répondit-il calmement, je ressens ton trouble.

Elle ne rétorqua rien et se contenta de baisser la tête.

— N’aies crainte, je sais ce qu’il t’en coûte de faire ça, tes vibrations sont douloureusement supportables ces derniers temps. Je m’attendais à ce que tu viennes ici plus tôt. Mais au lieu de ça je t’observais besogner en mer. Ça m’a fait de la peine de te voir si obstinée avec l’espoir que tes prises soient bonnes. C’est pas à défaut de t’avoir envoyé plein de poissons dans tes filets. Malheureusement, seuls les poissons de haute mer se vendent chers et tu n’allais pas assez loin pour les y trouver ni au bon endroit pour les vendre à bon prix. Même avec la meilleure volonté du monde, tu n’aurais jamais pu réunir un tel montant.

Elle eut un sanglot et demanda tout bas :

— Pourquoi m’avez-vous aidée ?

— Tout simplement parce que je ne pouvais me résoudre à te perdre, avoua-t-il, je refuse de te voir partir, de savoir que tu vas être injustement emprisonnée et que tu en souffres. Tu n’es pas quelqu’un de méchant. Et c’est de sa faute si tu l’as frappé. Cette punition est injuste !

Erevan déglutit et fronça les sourcils.

— Vous n’êtes donc pas fâché contre moi, Aràn ?

Il décroisa ses membres et se leva pour aller la rejoindre.

— Tu m’as fait très mal. J’ai eu peur et je m’en suis voulu. Mais alors que je souffrais et que je ne voulais plus jamais regagner la surface, je n’ai pas pu m’empêcher de me rendre une dernière fois sur la plage pour t’observer avant de me replonger dans le sommeil et attendre que ma blessure passe. Mais en te voyant, j’ai eu si mal car je ressentais tes vibrations. Je sentais ta peine qui était comme la mienne. Je t’ai même vue pleurer et ça m’a fait souffrir davantage. Je ne voulais pas regagner les profondeurs dans l’immédiat, j’aurais été incapable de me rendormir. J’ai donc voulu essayer de me sevrer progressivement de ta personne pour espérer trouver le sommeil un jour prochain. Et puis j’ai vu que tous les soirs tu me mettais cette offrande, même quand tu rentrais tard et que tu n’avais pas le cœur à dîner et ça m’a touché. Jamais personne n’avait été aussi gentil avec moi.

Erevan redressa sa tête avec une extrême lenteur, sa face affichant une expression craintive de bête blessée, et tenta timidement de le regarder dans les yeux.

— Vous ne m’en voulez donc pas, Aràn ?

Il avança une main et la plongea dans la sienne, tâtant sa paume avec délicatesse comme une chose précieuse. Puis, après un court instant sans dire un mot, il esquissa un sourire en coin et murmura :

— Ne m’appelle pas comme ça s’il te plaît. Je ne veux pas que tu me considères différemment. Je ne t’ai jamais appelée noréenne à ce que je sache.

Elle eut un rire étranglé.

— Vous me permettez de vous revoir ?

— Tu en as envie ? fit-il en basculant la tête sur le côté.

— Oui, dit-elle en toute sincérité, j’aimais beaucoup les moments passés auprès de vous. Je vous considérais même comme un ami et je ne souhaite pas perdre ça.

Elle gloussa nerveusement et ajouta :

— Après, ce serait plutôt à moi de vous poser la question. Qu’est-ce que mon énigmatique sauveur peut bien trouver à passer du temps en ma compagnie ? Moi, une simple noréenne même pas majeure. Fille de Shaman cela dit, avec un physique plus semblable à celui d’une korpr que d’une hrafn, cela suffit peut-être à me rendre particulière.

— Comme tu me l’as dit le premier jour, il faut bien que je change un peu des mollusques et des poissons. Je troque pour un être un peu plus intelligent. Et puis ça fait des années que je ne m’étais pas lié d’amitié avec des humains et jamais avec une fille. Tu es la première, sois-en honorée.

Un rire cristallin jaillit de la gorge de la jeune femme qui résonna dans toute la pièce avant de laisser place à un profond silence où tous deux continuaient de se regarder. Il finit par lui lâcher la main et s’en alla auprès de son trésor. Sous le voile bleuté de la pénombre, il fouilla dans son coffret et en ressortit une pépite d’or aussi grosse qu’une bille ainsi que d’autres pierres précieuses pour les lui donner.

Stupéfaite, elle observa les divers minéraux sans bouger. Les pierres brillaient de toutes les couleurs, créant un petit arc-en-ciel qui se reflétait sur la paroi rocheuse à la lueur de la chandelle. De grosseurs variées, elles étaient plus ou moins taillées, parfois encore brutes, cassées ou juste en résidus. Le visage plongé dans une contemplation sereine, elle triturait les pierres de la pulpe de l’index, s’amusant à observer leurs éclats scintillants et tentant d’estimer le montant total qu’elle pourrait tirer d’un tel trésor.

— Je sais que les aranéens comme ceux de Pandreden aiment l’or et ce genre de minéraux, et c’est vrai que c’est joli. Avec ça tu devrais pouvoir t’acheter un bateau digne de ce nom. Ça me ferait plaisir de naviguer en ta compagnie. Peut-être qu’avec un beau voilier, tu trouveras le courage de t’éloigner du rivage, il y a tellement de belles choses à voir en dehors de Norden.

Les larmes aux yeux, la pépite et les pierres nichées au creux de sa paume, elle se pinça les lèvres et se jeta dans ses bras, l’enlaçant avec ardeur.

— Merci ! sanglota-t-elle, la joue appuyée sur son torse.

Confus par cet élan de tendresse si spontané, Jörmungand posa une main sur le crâne de sa protégée et le tapota gentiment. Ils restèrent dans cette position plusieurs minutes durant, le cœur battant à l’unisson, bercés par leurs souffles mutuels. À nouveau maître de ses émotions, Erevan défit son étreinte et essuya une larme qui perlait sur sa joue.

— Je vous revois bientôt ? demanda-t-elle.

Il sourit et caressa son épaule dénudée.

— Allez file maintenant ! ordonna-t-il d’un ton paternaliste. Va rejoindre Iriden tant qu’il est encore tôt.

Elle s’en alla à toutes jambes puis, arrivée sur le seuil du corridor, se retourna et battit des paupières avant de poursuivre sa route, un sourire niais affiché sur son visage.

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