NORDEN – Chapitre 162
Chapitre 162- Epilogue
Le soleil déclinait à l’horizon. Sous la lueur du crépuscule, le ciel constellé d’étoiles émergentes arborait de jolies couleurs aux teintes orangées tirant sur l’outremer. Les oiseaux gazouillaient paisiblement, perchés en haut des arbres dont les branches, presque nues, étaient parsemées de feuilles ocrées et brunes. L’éternelle brume automnale commençait à s’élever, baignant le paysage de ses vapeurs et emportant avec elle un agréable parfum d’humus et d’embruns. L’air était frais, légèrement humide, déposant quelques gouttes sur les carreaux des vitres de cette modeste demeure située au beau milieu des champs, isolée dans cette campagne endormie.
Alexander, vêtu chaudement de son épaisse veste sombre, se tenait dans le jardin, assis sur un banc. Ses longs cheveux noirs, laissés détachés, épousaient le mouvement de la brise légère. Accoudé au tronc d’un vieux chêne, il tenait aux creux de ses mains un stylographe ainsi qu’un livre en reliure de cuivre ouvert à la première page. L’encre noire, tout juste déposée, illustrait dans le coin supérieur droit les armoiries aranoréennes du Cerf et de la Licorne, le nom de l’auteur : monsieur le baron Alexander von Tassle ainsi que la date Octobre 311. Au centre de la feuille était écrit en écriture fine et calligraphiée : L’Histoire et l’émergence d’un peuple, avec comme sous-titre L’influence de la lignée des H – Généalogie d’une famille particulière.
Les yeux fatigués, il fit une pause et contempla sereinement le paysage. Un sourire au coin des lèvres, il regardait d’un œil amusé sa fille Adèle, fraîchement revenue de son second voyage en terres noréennes, jouer avec Anselme. Le corbeau enchaînait les pirouettes dans les airs à la manière d’un cerf-volant. Son plumage, aux plumes soyeuses et lustrées, reflétait les rayons iridescents du soleil couchant. L’oiseau exécutait les ordres de la petite Sensitive qui riait aux éclats. La petite était revenue fort changée de son séjour. Proche de ses onze ans, elle était particulièrement élancée et musclée pour son âge. Ses cheveux blancs tressés étaient couverts de plumes et de perles. Elle portait une grande cape en fourrure de phoque, cadeau de son nouveau chef, assortie à ses gants et à sa tunique d’un bleu sourd.
La chienne Désirée s’endormait aux pieds de son maître, allongée dans l’herbe. Elle se frottait contre ses jambes et grognait afin d’attirer son attention. L’homme se baissa et la gratifia d’une caresse sur le flanc. Un fin anneau doré de noble facture ornait son annulaire. Ambre le rejoignit. Elle était emmitouflée sous un épais manteau rouge et marchait d’un pas tranquille, tenant entre ses mains deux tasses de thé fumantes. Elle s’installa à ses côtés et lui tendit la boisson tout en lui adressant un sourire chaleureux. Elle le contempla amoureusement puis posa la tête contre son épaule, les yeux mi-clos et la mine rêveuse. D’un geste lent, il passa une main le long de sa taille puis la pressa contre lui. La jeune femme, à moitié endormie, baissa les yeux et observa son médaillon cuivré tout juste lustré. Autour du chat à la queue dressée, il était incisé en fines lettres allongées : Madame Ambre von Tassle.
***
Un maigre potage accompagné d’un quignon de pain rassit, voilà ce qui leur fut servi au dîner cette fois-ci. La pitance était grumeleuse et agrémentée de rares bouts de viande d’origine inconnue, tout aussi insipide. La jeune fille, une adolescente de treize ans à la peau brune et aux cheveux crépus aussi noirs que le jais, jouissait d’un traitement de faveur, lui accordant une pomme coupée en quart ainsi qu’une poignée de fruits secs qu’elle devait partager avec les deux autres aînées. Les neuf enfants mangeaient sans le moindre entrain dans ce réfectoire grisâtre égayé de rideaux blancs. Un garçon rechignait à avaler ses cuillérées ; le chou lui donnait mal au ventre. À peine avala-t-il la première gorgée qu’il gémissait et se mit à mâchouiller son pain. Les yeux larmoyants et tiraillé par la faim, il était ébranlé de devoir, pour le troisième soir de suite, se passer de repas. Dans un élan de solidarité, la jeune fille lui donna son fruit ainsi que ses noisettes. Le garçon cessa de se plaindre. Tout en mangeant ces précieuses denrées, il regardait sa sauveuse, le visage empli de gratitude.
Le reste du repas se fit en silence. Au premier coup de sonnerie, tous se levèrent et se dirigèrent vers les dortoirs, situés à l’autre bout du couloir. Ils étaient escortés par une horde de femmes et d’hommes, au visage impassible et à la démarche saccadée, se comportant tels des pantins articulés vêtus d’amples chemises d’un vert d’eau délavé. Dans ces couloirs interminables, aux murs gris recouverts de carreaux blancs immaculés sur la partie basse, des chiens, de gros molosses de type doberman, arpentaient le sol en damier noir et blanc lustré à la perfection et dégageant une insupportable odeur de javel. L’allée était rythmée d’un côté par de grandes fenêtres donnant une vue plongeante sur l’océan ténébreux qui s’étendait à l’infini. Et de l’autre par des rangées de portes, alignées symétriquement aux vitres.
Les filles et les garçons se séparèrent, cinq pour l’un et quatre pour l’autre. Deux étaient partis définitivement et les deux derniers, des frères jumeaux, manquaient à l’appel. Comme toujours, personne ne savait où ils avaient été logés ni même s’ils étaient encore vivants.
Il faut dire qu’ils étaient bien étranges ces deux-là ! Si différents des autres ; de grands rebelles téméraires ôtés de toute peur et n’ayant que faire de l’autorité de leurs geôliers. Ils recevaient les coups sans broncher et regorgeaient d’idées et de plans macabres pour s’évader. Ils étaient infatigables, pouvaient passer des jours privés de nourriture et supportaient les sévices les plus cruels que les infirmiers pouvaient leur infliger afin de les dresser et de les remettre sur le droit chemin. Le personnel, à cran, avait pourtant l’interdiction formelle de les frapper. Au point que les deux garnements avaient étés déplacés dans un département spécialisé, placés sous haute sécurité.
Arrivée dans son lit, la jeune fille se déshabilla et mit sa chemise de nuit où un chiffre trois était brodé. Contrairement aux autres, elle n’affichait aucun signe de peur ; pas une larme n’avait roulé sur ses joues, pas un son ne s’était échappé de sa bouche, pas le moindre frisson n’avait traversé son échine. Sans un mot, elle se glissa sous les couvertures et contempla la salle. C’était une petite pièce aux murs couleur saumon et amande, un savant mélange à donner des haut-le-cœur, disposant de six lits et s’ouvrant sur les jardins via une lucarne à barreaux. Des dessins par dizaines, aux couleurs criardes, décoraient les murs. En face d’elle, une enfant pleurait. C’était une fillette blonde âgée d’à peine onze ans, numéro douze, la plus jeune du groupe. Constatant qu’elle avait encore souillé le bas de sa culotte, elle s’était mise à sangloter, la peur au ventre d’être sermonnée pour son imprudence récurrente.
Le regard de la numéro trois se posa sur l’infirmière qui prenait numéro douze en charge. Cette dernière, une grande femme aux mains aussi larges que des battoirs, trouvait l’enfant trop maladroite, trop longue à s’habiller et vociférait des paroles acerbes. Pour la punir, elle lui arracha son doudou des mains et le lui confisqua. L’enfant se mit à pleurer à chaudes larmes en voyant son chaton bouloché hors de portée. Agacée par son comportement, l’infirmière se mit à la gifler et à lui vomir un flot d’insultes et d’avertissements qui la firent taire sur le champ. Numéro trois, échaudée, se rua vers elle. De sa force prodigieuse, elle la fit tomber et lui mordit l’oreille, enfonçant ses dents autour du lobe, avant de l’arracher brutalement, déversant une giclée de sang. Ces consœurs demeurèrent immobiles, effrayées par ce spectacle. La femme hurla et appela à l’aide. À son appel, un homme armé entra et se précipita sur cette « garce » dont il frappa le crâne d’un coup de crosse.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, tout était sombre. Elle était une énième fois retournée dans cette pièce sinistre aussi froide qu’austère. Une obscurité angoissante qui prenait aux tripes et rongeait les sangs. Rien ne brillait, pas la moindre lueur réconfortante d’une mince chandelle dont l’infime éclat de la flammèche aurait suffi à redonner un semblant d’espoir. Elle était seule et attendit fatalement le moment venu, celui qu’elle redoutait après chaque punition. Elle patienta des heures, des jours peut-être ? La notion du temps avait complètement disparu. Pas un son ne se faisait entendre hormis de rares cliquetis métalliques suivis de grognements ou de tintements de griffes sur le plancher des cages dont les épais grillages occultaient la vue. Combien étaient-ils encore dans cette geôle ?
Le dernier impertinent ayant quitté la pièce n’était pas revenu, cela devait faire des heures qu’ils l’avaient pris et emmené ailleurs. Des hurlements avaient résonné peu de temps après son départ, des cris effroyables, d’une détresse sans fin, émanant de la pièce annexe. C’était la salle la plus effrayante d’entre toutes, numéro huit ; celle sur laquelle était écrit en majuscules noires : ESPÉRANCE. Que lui avaient-ils fait ? Était-il encore vivant ? Submergée par la colère, l’adolescente tourna la tête et porta son regard sur l’animal qui se tenait dans la cage située à sa gauche.
C’était un grand loup gris au pelage miteux et au corps décharné. Il était allongé, la queue repliée contre son ventre d’une maigreur affolante. Son souffle était rauque, cela faisait des semaines que sa respiration demeurait saccadée, des semaines qu’il n’avait pas ouvert un œil ni même porté le moindre bout de viande à sa gueule sans qu’on ne l’y force. À sa vue, elle soupira et redressa la tête ; Hector n’allait pas au mieux. Adossée contre le mur, elle replia ses jambes au niveau de son ventre et croisa les bras.
La porte de la salle s’ouvrit, quelqu’un toucha l’interrupteur et illumina les lieux d’une lumière jaunâtre, terriblement agressive pour les yeux des pensionnaires, habitués à la pénombre. Deux hommes en blanc entrèrent et déposèrent l’enfant qu’ils avaient embarqué plus tôt. Ce dernier se laissa transporter sans broncher, les yeux vitreux et l’esprit évadé, comme tous ceux qui revenaient de Là-Bas. Les deux hommes refermèrent la cage et quittèrent la salle, laissant place à deux autres personnes. Ces derniers avançaient le visage découvert. Tous deux paraissaient âgés d’une soixantaine d’années ; le premier était un de ses hommes en blanc que tous reconnaissaient et, surtout, redoutaient. Il avait des cheveux grisonnants, le visage aussi intimidant que celui d’un hibou, avec de grands yeux marron grossis par sa paire de lunettes rectangulaires. Sur sa veste était écrit Docteur R. Mancenillier.
Le second ressemblait en tout point à un faucon, avec son visage fin, au long nez et à la bouche pincée. Ses yeux verts plissés, dont l’un était masqué par un monocle, dégageaient une aura malsaine. Il portait une barbe blonde à l’impériale soigneusement entretenue, assortie à ses cheveux. En guise de vêtement, l’homme portait un épais manteau au col en fourrure d’hermine par-dessus un costume bleuté, cintré à la taille par une ceinture de cuir ornée de galons dorés. Plusieurs décorations étaient épinglées à son veston, à côté de ses armoiries : une lionne dorée portant les initiales « E.d.V ». Le félin était représenté dressé sur les deux pattes arrières, toutes griffes dehors, la queue en panache et la gueule ouverte.
L’homme inspectait les lieux d’un air grave.
— Comme je vous l’ai dit monseigneur, nous ne sommes pas encore au point et de nombreux paramètres restent encore à évaluer, annonça le premier qui se frottait nerveusement les mains.
— Nous ne pouvons nous permettre d’attendre davantage Réginald ! rétorqua-t-il d’une voix grave et sèche. Cela fait des mois que vous nous promettez des résultats, j’ai fait exprès le déplacement jusqu’à Trinité afin de voir vos avancées et vous n’avez toujours rien à me montrer !
Il tourna la tête et toisa le loup qui demeurait impassible, les yeux clos, ne se donnant même plus la peine de bouger.
— Le nombre de vos pensionnaires se réduit, vous en avez déjà perdu deux si je ne m’abuse !
— Monseigneur de Villars, par pitié dites à l’empereur de nous donner plus de temps ! Je viens d’inséminer deux femelles tout juste fertiles, les deux plus vieilles si l’on ne compte pas la Flamboyante. J’ose espérer que leurs petits naîtront viables afin que nous puissions les étudier par la suite. Peut-être dans dix ans nous…
— Nous n’avons pas dix ans ! s’emporta l’homme au visage de rapace. Providence vient à nouveau de nous déclarer la Guerre afin de reprendre le territoire de la Fédération ! Et ils nous envoient leurs monstres sur le front !
Il pointa du doigt le loup.
— Ces monstres qu’ils sont parvenus à transformer sous une nouvelle forme ! Des bêtes sanguinaires nettement plus viles et dangereuses que n’importe quelles créatures ayant foulé Pandreden ! Et pire, beaucoup plus résistantes !
— Je m’excuse monseigneur, fit l’autre en se courbant, il n’est pas simple pour nous d’étudier ces créatures, nous n’avons pas le matériel nécessaire ni la technologie dont dispose Providence pour les analyser ! Mais peut être avons nous bon espoir avec celle-ci.
Il s’avança jusqu’à la cage de la jeune femme et la lui montra. L’éminence se pencha et l’observa avec attention. La fillette soutint son regard, sans honte ni peur.
— Cette jeune-là est notre espoir ! Notre atout ! Nous en prenons grand soin… Elle ainsi que deux autres spécimens particulièrement instables placés à l’isolement dans une pièce, sous très haute protection.
— Qu’a-t-elle aux yeux ? s’étonna l’homme, captivé par les immenses yeux noirs de la noréenne qui le fixait, au fond desquels semblait s’embraser une flamme ardente.