NORDEN – Chapitre 164
Chapitre 164 – Un nouveau départ
Quand le voilier regagna la côte, non loin de la baie où sa maisonnée se trouvait établie, Erevan voulut ralentir l’allure. Bien maladroite dans le maniement d’une si grosse embarcation, surtout sous ce ciel outremer qui s’assombrissait au fil des minutes, ses mains tremblaient. Ses gestes se révélaient hasardeux au point qu’elle ne savait comment réagir pour faire baisser drastiquement la vitesse de la voile emportée par les vents et éviter un naufrage.
Alors qu’elle se penchait pour dénouer un lien qu’elle avait trop serré, elle sentit soudainement la brise et la corde devenir moins capricieuses. Intriguée, elle redressa la tête et remarqua que Jörmungand était à bord. L’homme avait déjà replié l’une des voiles dans le plus grand silence et s’apprêtait à l’aider pour la seconde. Pour se faire, il se posta juste derrière elle et passa ses bras de chaque côté de sa taille pour venir lui prendre la corde des mains et y ôter le nœud.
— Attends, regarde, je vais te montrer !
Le souffle de sa voix parcourut sa nuque en une caresse chaude et délicate qui la fit frissonner. Elle rougit lorsqu’elle sentit son menton se poser sur son épaule, pressant naturellement son visage contre le sien. Il lui montrait les gestes à adopter, défaisant le nœud avec lenteur et mesure. Incapable de se concentrer, la jeune femme ne bougeait guère et le regardait faire d’une attention distraite.
La voile repliée, le navire ralentit. L’homme se plaça derrière le gouvernail et manœuvra le navire avec aisance tandis qu’Erevan, la face écarlate, s’avança vers la proue et s’assit avec nonchalance. Les bras croisés sur la rambarde, elle y appuya son menton et regardait devant elle. Des gouttes d’eau glacée venaient se percuter contre son visage, dégoulinant pour venir s’échouer dans ses cheveux.
— C’est un très beau voilier que tu as choisi, annonça-t-il après avoir fini l’inspection du pont.
Elle se retourna et lui adressa un sourire. Dans le noir, elle ne distinguait plus les traits de son visage, sa silhouette d’hermine presque entièrement nue hormis un pagne écru pour lui couvrir le bas-ventre, mais la lumière de ses yeux demeurait intacte, brillant tels des phares dans la nuit.
— C’est vrai, vous trouvez ?
Il acquiesça et gara l’embarcation avec une maîtrise parfaite. Sans attendre, Erevan tâtonna pour amarrer l’avant au ponton. La vieille barque faisait pâle figure à côté de ce voilier de neuf mètres de longueur. Une fois le navire stabilisé, elle se leva et croisa les bras, observant l’homme terminer d’attacher solidement les cordages des voiles. Il se redressa à son tour et soutint son regard sans mot dire.
Elle voulait lui proposer de rester dîner à bord, en sa compagnie, en toute simplicité. Cependant, elle ne parvenait pas à lui annoncer une telle invitation, les mots stagnaient dans sa gorge, incapables de franchir le seuil de ses lèvres qu’elle mordillait frénétiquement.
— Avec plaisir, finit-il par répondre, ne souhaitant pas la tourmenter outre mesure.
Elle eut un petit rire puis s’en alla en sa demeure pour y récupérer de quoi préparer un dîner digne de ce nom. Jörmungand l’observa s’éloigner, attendri devant son assiduité mais également ému par son trouble qu’il ressentait dans les vibrations qu’elle émettait.
En attendant son retour, il explora le voilier, caressant chaque surface madrée ; c’était un bien bel engin, de l’ouvrage de qualité ayant bien plus de valeur à ses yeux que les quelques pierreries, certes bien jolies et colorées, qui avaient servi à l’acheter. Erevan revint, les bras chargés d’une lourde cagette remplie de légumes et de bocaux. Il s’abaissa et lui prit le paquetage alors qu’elle grimpait.
— Vous avez vu l’intérieur ? demanda-t-elle en descendant dans la cabine. Vous en pensez quoi ?
Il s’engagea à sa suite.
— Non, je t’ai attendue pour le faire.
Les marches descendues, ils se trouvaient dans une petite cabine faite de bois où les hublots situés en hauteur donnaient sur le pont. Celle-ci contenait un grand nombre de tiroirs et de rangements ainsi qu’un bureau et un siège.
— Ce sera pour la partie navigation et l’exploration, expliqua-t-elle, on a de quoi ranger tous les outils nécessaires et les gros vêtements, même si je me doute qu’avec vos talents on puisse se passer de pas mal d’objets superflus. Je ne sais pas si vous avez vu, mais dehors il y a largement assez de rangements pour caser tout le matériel de pêche.
— C’est vrai qu’il y a beaucoup de tiroirs, dit-il en les ouvrant un à un pour en examiner l’intérieur.
— Et encore vous n’avez pas vu ceux de la chambre. Dans ceux-là on pourra ranger les livres et autres objets usuels. Je pense notamment à la vaisselle comme ça on garde les placards de la cuisine pour les vivres et ceux de la chambre pour le linge et les vêtements de tous les jours.
— Qu’y a-t-il, dans ce placard ? demanda-t-il en ouvrant la porte présente sous l’escalier.
— Les toilettes, ricana-t-elle en voyant son regard interdit, vous n’avez jamais dû en voir je présume. C’est la première fois que je vais en avoir de vraies et me servir autre chose que d’un pot de chambre. Ça va être pratique pour…
Elle eut un rire étranglé en abordant ce genre de sujet. Pour ne pas rosir davantage elle ouvrit la porte située sous le pont arrière, donnant accès à une cuisine étriquée possédant une gazinière encastrée et des rangements.
— Il y a de quoi stocker. Posez la cagette sur la table ! dit-elle en rabaissant une planche de bois qui faisait office de table encastrée.
— C’est astucieux, fit-il en se baissant pour examiner le mécanisme. On peut manger à plusieurs là-dessus.
— Quatre m’a dit le vendeur. Ce voilier est magique ! Venez je vais vous montrer la chambre !
Elle lui agrippa le poignet et retraversa le bureau pour se rendre dans la partie couchette comprenant un lit deux places, un canapé encastré et d’autres compartiments. Le sol et les assises se tapissaient d’une moquette bleu nuit, très douce au toucher.
— Et voilà ! s’exclama-t-elle en levant les bras, heureuse de son achat. Alors ? Comment vous trouvez ? Il est bien non ? Vous pensez que j’ai fait une bonne affaire ?
Elle croisa les bras derrière le dos et lui adressa un regard pétillant, guettant sa réaction. Il sourit, dévoilant l’intégralité de ses dents, puis effectua un rapide examen des lieux. L’air songeur, il acquiesça de plusieurs hochements de tête et se rapprocha d’elle, posant une main sur sa joue.
— Il serait peut-être temps que tu me tutoies dorénavant.
Les sourcils de la jeune femme se soulevèrent et ses lèvres frémirent à l’entente de cette proposition.
— Vous êtes sûr Aràn ?
— Ce mot aussi je te l’interdis !
— Très bien ! Je… je vais essayer.
— Gentille fille, conclut-il en lui tapotant la joue.
Un gargouillement gronda. Erevan, consciente qu’elle n’avait rien avalé de la journée, s’enfuit dans la cuisine pour préparer le repas. Jörmungand vint près d’elle et la regarda éplucher les pommes de terre puis couper les oignons. La tête penchée sur le côté, il étudiait attentivement ses gestes, le visage grave sous l’effet de la concentration.
— Je ne savais pas que c’était si passionnant de regarder quelqu’un éplucher des légumes ! s’esclaffa-t-elle. Tu veux essayer ? Il reste une patate à faire.
Il opina du chef et, sans un mot, prit l’économe ainsi que le féculent. Les mains fébriles, il parvint à mener sa mission à bien malgré les multiples reprises pour y ôter toute la peau. En attendant, elle avait sorti un petit livret de cuisine afin de concocter un riz au lait. Pour cela, elle était revenue chez elle pour y prendre des ustensiles et une bouteille de lait de brebis.
Tout en étudiant la recette inscrite dans le carnet de cuisine de sa sœur, issue d’une recette de leur mère, elle déversa le lait dans une casserole et le fit frémir, rajoutant un soupçon de cannelle ainsi qu’une cuillerée de miel. Dès que le liquide fut à ébullition, elle y incorpora la dose de riz adéquate et baissa la cuisson à feu doux.
— C’est tellement agréable de cuisiner avec un tel outil ! Bien plus rapide qu’à la cheminée, dit-elle en touillant la mixture écumeuse avec une spatule en bois.
— Ça sent très bon en tout cas ! la complimenta-t-il tout en humant le breuvage, laissant le parfum s’immiscer dans ses narines dilatées.
— C’est la recette de maman, mais sans la vanille. Ce doit être la seule chose que j’aime d’elle, son riz au lait, sa crème aux palmes… et ses madeleines aussi.
Le dessert préparé, elle retira la casserole du feu et s’attela au plat principal. Les aliments tranchés finement, elle les fit rissoler dans de l’huile. Pour éviter que l’odeur de gras ne s’étende dans la cuisine, elle ouvrit le hublot, laissant pénétrer un filet d’air frais. Puis, quand tout fut prêt, elle glissa des sardines en boite dans chacune des assiettes et servit le repas.
Avant d’avaler leurs premières bouchées, Erevan déboucha la bouteille de champagne et servit le liquide pétillant aux lueurs flavescentes dans deux godets disparates. Ils trinquèrent et firent une grimace ; c’était la première fois pour l’un comme pour l’autre de boire un tel alcool. Ils finirent leur premier verre d’une traite et entamèrent le dîner. Ils mangèrent silencieusement, postés face à face dans cette petite pièce illuminée par des lanternes.
Plus nerveuse qu’elle ne l’aurait espérée en mangeant en sa compagnie, Erevan buvait son verre à nouveau rempli, tentant de focaliser son attention sur son carnet de recette, resté ouvert, où les consignes de Selki ainsi que ses impressions étaient notées. Cela lui donna un pincement au cœur puis elle pouffa à une annotation inscrite en bas de page.
— Qu’est-ce qui te fait rire ? s’enquit-il avec intérêt.
La bouche pleine, elle lui tendit le carnet et lui montra l’inscription. L’homme demeura interdit.
— Tu ne trouves pas ça drôle ?
Il fit une moue et reposa le carnet.
— C’est que… je ne sais pas lire.
— Quoi ? s’exclama-t-elle en manquant de s’étouffer. Tu parles sérieusement ?
Il se renfrogna et hocha la tête.
— J’ai commencé à apprendre à un moment, mes amis ont essayé de me l’enseigner mais ça s’est arrêté quand ils ont dû partir. Du coup, je sais juste déchiffrer certains mots.
— Oh ! s’étonna-t-elle, gênée par son malaise. Tu voudrais que je t’apprenne ? C’est pas très compliqué tu sais. Enfin… si un peu… mais une fois que tu as les codes ça passe tout seul.
— Tu ferais ça ?
— Bien sûr ! C’est la moindre des choses que je puisse faire pour te remercier pour tout ceci. Je serais terriblement ingrate autrement.
L’expression du Serpent devint touchante. Il avait rejoint ses mains devant lui, oubliant de manger et de respirer. Un large sourire fendait ses lèvres, si élargi qu’il rehaussait ses pommettes. Quand ils entamèrent le dessert, ce fut une explosion de joie pour lui. Il mangea avec appétit, engloutissant voracement à lui seul presque l’ensemble du riz au lait encore tiède à la texture crémeuse.
— T’aimes ça à ce que je vois, se moqua-t-elle, les yeux brillants par l’alcool ingurgité. Je t’en referai d’autres. Comme t’as pu le voir c’est pas très compliqué.
Elle mit sa main devant la bouche et bâilla à s’en décrocher la mâchoire.
— Pardon, s’excusa-t-elle. Je suis complètement crevée. J’ai l’impression d’avoir fait mille choses aujourd’hui.
— Ne t’inquiète pas, va te coucher, je vais rentrer également, dit-il en se redressant.
— Tu ne restes pas dormir ici ?
Le visage empourpré, elle toussota.
— Enfin… fais comme tu le sens bien sûr.
Il resta debout et la regarda sans un mot. Ce serait la première fois qu’il ne dormirait pas dans les bas-fonds, sous sa forme originelle. Pourtant, l’idée était séduisante et les vibrations qu’émettait la jeune femme étaient exquises. Pour briser le silence qui venait de s’installer, elle lui proposa de réfléchir tandis qu’elle partait à son logis se changer pour la nuit.
En revenant, elle le trouva allongé dans le lit, le corps dissimulé sous les couvertures. Réjouie pour ne pas dire ravie de son choix, elle éteignit la lanterne et se glissa dans les draps. Elle se plaça en position fœtale, l’admirant de ses grands yeux bleus. D’aussi près, elle pouvait discerner le moindre détail de son visage malgré le voile noir de la nuit où se diluait le faible halo de la lune, répandant une lueur diaphane dans la pièce.
Timidement, elle avança sa main et lui glissa une mèche noire derrière l’oreille, dévoilant l’intégralité de ses traits. Puis elle caressa sa joue avec tendresse, les gestes fébriles et la conscience désinhibée par l’alcool.
— Au fait, tu as quel âge ? Je n’arrive pas à deviner. Bon, je sais que t’es bien plus vieux que moi, infiniment même. Mais tu as quoi, un millénaire ?
— Je ne sais pas vraiment, avoua-t-il en faisant une moue songeuse, sous l’eau, l’écoulement du temps est différent car on ne voit rien sous la surface, surtout dans les profondeurs où je dors. Tout est noir en permanence. Mais j’ai au moins mille deux cents ans même si, finalement, je n’ai dû vivre consciemment qu’une dizaine de décennies.
— Tu m’as dit que tu avais des amis tout à l’heure. Qui étaient-ce ? Tu les as connus il y a longtemps.
— Pas tant que ça non, dit-il en lui prenant les mains, un claquement de doigts à mon échelle.
— Tu voudras m’en parler ? trépigna-t-elle, les yeux rougis, légèrement larmoyants d’être restés trop ouverts.
Il déposa un baiser sur son front.
— Demain, si tu veux. Tu es fatiguée.
Elle fit la moue et se mordilla les lèvres. Elle se sentait si bien, posée ainsi, en compagnie de quelqu’un. Cependant, elle aurait aimé pouvoir l’étreindre, rien qu’un moment de cajolerie sans arrière-pensée. Elle ne désirait qu’un simple contact physique, chaleureux, qu’elle n’avait pas eu depuis tant de mois pour lui chasser ce douloureux sentiment de solitude qui lui rongeait le cœur. Il lâcha l’une de ses mains et l’invita à se rapprocher. La faiblesse câline, elle accepta l’invitation et se lova en boule contre lui, le front appuyé sur son torse.
— Je peux te poser une dernière question ?
— Que veux-tu ?
— Pourquoi tu m’as sauvée ?
Avec douceur, il massa son dos de la paume de sa main. Un geste tendre, langoureux, si relaxant.
— Je ne sais pas vraiment, avoua-t-il à mi-voix, au début je voulais t’amener dans mon royaume et puis, en m’approchant, j’ai ressenti tes vibrations…
Il fronça les sourcils, l’air songeur.
— Elles étaient si différentes de celles des autres… si uniques. Alors, je n’ai pas pu te laisser mourir et…
Il ne termina pas sa phrase. Erevan, ravie de cette confidence, eut un rire étouffé. Puis, épuisée, elle ferma les yeux et se laissa cueillir par le sommeil.
— Merci, marmonna-t-elle faiblement avant un ultime soupir d’aise.