NORDEN – Chapitre 23
Chapitre 23 – L’alliance
Un cabriolet estampillé des armoiries du Baron venait de s’arrêter devant la Taverne de l’Ours. Pieter descendit et passa la porte de l’établissement. Il salua l’assemblée et patienta auprès du patron que la jeune femme soit parée. Cette dernière sortit de l’arrière-cuisine, son paquet sous le bras, et s’en alla à la suite du cocher.
Une fois garé devant les escaliers du domaine, l’homme guida son hôtesse jusqu’à la demeure puis la laissa en compagnie d’Émilie qui la conduisit à l’étage. La domestique était une femme à l’apparence juvénile, aux formes généreuses et dont le visage trahissait une espièglerie naturelle. Fidèle à sa profession, elle avait ses cheveux châtains attachés en chignon et portait un habit de travail standardisé. Un collier représentant un lapin pendait à sa nuque, bien mis en évidence sur son tablier.
— Monsieur le Baron et Anselme sont-ils présents ?
— Non mademoiselle, dit-elle d’une voix douce, ils sont encore au travail. Ils ne rentreront pas avant une heure.
Ambre fit la moue. Elle avait la sensation d’être comme une étrangère en ces lieux et le fait d’être présente ici sans ses hôtes la gênait.
— Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, vous êtes la bienvenue dans cette demeure, soyez-en assurée. C’est moi qui vais m’occuper de vous en l’absence de ces messieurs.
Elles prirent la première porte à gauche et pénétrèrent dans une pièce faisant office de chambre d’amis.
— Mademoiselle, commença Émilie, voudriez-vous que je vous aide à faire votre toilette ? La salle de bain est ici.
Elle partit en direction de la porte arrière et l’ouvrit. La chambre débouchait sur une petite salle au sol carrelé et où une baignoire en cuivre trônait au centre. Ambre écarquilla les yeux à la vue de cet objet aussi rare que luxueux et fit parcourir ses doigts le long du rebord froid et lisse.
Face à sa stupéfaction, Émilie gloussa.
— Mademoiselle, désirez-vous que je m’occupe de vous ? Je remarque, sans vouloir être malpolie, que vos cheveux sont sales. Ils mériteraient d’être lavés. Je peux également vous faire couler un bain si vous le souhaitez !
Ambre ne sut que répondre et acquiesça avec joie. Sur ce, Émilie mit le bain à couler, posa une serviette sur le radiateur et plia le linge qu’elle posa sur le lit tandis que son hôtesse se déshabillait. Dès que l’eau fut assez haute, la jeune femme s’engouffra dans la baignoire parfumée de sels odorants. La sensation du liquide chaud contre sa peau était exquise, elle soupirait d’aise, grisée par cette ivresse. La domestique se mit derrière son invitée et commença à lui laver les cheveux.
Lorsqu’elle fut propre, Ambre s’extirpa de la baignoire et prit la serviette qu’Émilie venait de lui tendre. Là encore, elle fut ravie par la douceur du tissu molletonné contre sa peau, elle qui ne disposait que de vieilles étoffes humides et rêches. Elle fut alors déconcertée par le contraste saisissant entre son mode de vie et celui de son ami et se sentit misérable ; elle était une paysanne et lui un noble.
Tentant de faire fi de cette amère révélation, elle vêtit ses sous-vêtements et enfila sa robe qui lui saillait à merveille. Quand la dernière agrafe fut scellée, la jeune femme se posta devant le miroir et s’admira. Elle soupira lorsqu’elle s’aperçut qu’elle avait encore maigri. Ses jambes étaient devenues trop fines à son goût et elle n’aimait pas voir les os de sa cage thoracique commencer à émerger. Sa poitrine et ses hanches qui quelques mois plus tôt étaient encore galbées avaient perdu en volume.
— La robe vous va fort bien, mademoiselle ! assura la domestique. Je vais à présent m’occuper de votre coiffure. Préférez-vous des tresses ou un chignon ? Je peux aussi égayer votre coiffe avec des plumes ou un ruban.
Ambre réfléchit, ne sachant où porter son choix.
— Je pense que je vais vous laisser choisir. Vous avez l’air de mieux vous y connaître que moi !
— Avec plaisir, mademoiselle.
À cet instant, un bruit de sabots résonna dans la cour.
— Voilà ces messieurs qui arrivent. Je ne pense pas qu’ils viennent vous voir avant d’être préparés à leur tour, ajouta-t-elle en voyant que son hôtesse hésitait à les rejoindre.
Ambre fit la moue. Émilie l’invita à s’asseoir devant la coiffeuse et fit parcourir ses doigts dans sa chevelure. Méticuleusement, elle attrapait ses mèches rousses qu’elle tressait en une longue natte. Elle l’enroula et la piqua avec des épingles afin de la maintenir. Elle y avait glissé un subtil ruban de soie smaragdine, identique à la couleur de la robe, rehaussant davantage l’éclat de ses yeux ambrés.
Par la suite, elle ajouta un peu de poudre rosée sur ses joues, un soupçon de far brun sur le contour de ses yeux ainsi qu’un trait de rouge à lèvres bordeaux. Parée, Ambre mit ses souliers et se contempla, tournoyant sur elle-même pour observer sa toilette sous toutes les coutures. La robe virevolta avec légèreté, produisant des reflets irisés. Son apparence validée, elle épingla sa broche sur sa poitrine et caressa son médaillon.
Quand elle fut fin prête, Émilie emmena son hôtesse dans le salon où elles furent rejointes par Séverine qui leur servit un thé et s’attabla en leur compagnie. La vieille intendante était accompagnée par la levrette de la dernière fois. La chienne approcha sa tête de la jeune femme et la posa sur ses cuisses, l’observant de ses grandes billes noisette.
— Désirée semble vous apprécier, nota Séverine, un sourire au coin des lèvres.
Ambre ricana puis gratta le crâne du canidé qui grogna de plaisir, fouettant le parquet de sa queue.
— Je vois ça, c’est parce que je sens l’odeur de ton jeune maître ? dit-elle à l’intention de l’animal. Je ne crois pas t’avoir déjà croisée avec Anselme cela dit.
— C’est normal, répondit l’intendante, elle ne quitte presque jamais le domaine et ne reste au chevet que de deux personnes, à savoir monsieur le Baron et moi-même.
La jeune femme esquissa un rictus à l’évocation de l’homme. Piquée dans sa curiosité, elle n’hésita pas à questionner ses hôtesses pour obtenir de plus amples explications sur cette énigmatique personnalité.
— Nous sommes quatre à travailler pour monsieur, répondit la plus âgée après qu’elle lui eut posé la question. Pieter, Émilie et son frère Maxime ainsi que moi-même.
— Vous travaillez ici depuis longtemps ?
— Cela va faire quarante ans pour ma part. Pieter également. Nous avons été embauchés à la même période. Lui en tant que palefrenier et moi en tant que femme de chambre et cuisinière. Je suis devenue par la suite intendante et Émilie m’a succédé.
— Et pour ma part, comme l’a dit si bien madame, je m’occupe du nettoyage et des repas. Mon petit frère et moi-même avons été engagés peu après que Judith se soit installée céans. Maxime est homme à tout faire. Il aide souvent Pieter à prendre soin des chevaux mais il s’occupe également des jardins et effectue différentes missions comme Ambroise auparavant.
— Ambroise ? Le père d’Anselme ? s’étonna-t-elle.
Émilie grimaça et Séverine lui adressa un regard réprobateur. Avant que leur hôtesse ne les questionne à ce sujet, l’intendante lui révéla qu’Ambroise travaillait effectivement au service de monsieur von Tassle.
Ambre comprit alors pourquoi le Baron avait été contraint, sous ordre du Duc, de prendre en charge son ami et d’épouser sa mère ; son assassinat pouvant tout à fait avoir été d’ordre diplomatique.
— Pardonnez ma question un peu maladroite mais… vous vous sentez bien ici ? Je veux dire, je ne sais pas ce que ça fait que de travailler pour des maîtres…
Les deux domestiques échangèrent une œillade. Ambre se sentit gênée d’avoir fait preuve d’autant d’indiscrétion et fit pianoter ses doigts sur sa tasse.
— Le maître nous a toujours traité avec respect et distinction mademoiselle, répondit l’intendante après un temps, il n’est pas un homme tendre, parfois même sévère et colérique mais il est généreux, altruiste et bienveillant.
La jeune femme hocha la tête et la conversation se poursuivit sur des sujets bien moins intimes.
Lorsque l’horloge indiqua dix-huit heures, Émilie et son hôtesse rejoignirent le hall d’entrée où Anselme les attendait. Ambre s’arrêta un instant, l’étudiant avec une réjouissance contenue tant elle le trouvait particulièrement attrayant avec ce somptueux costume gris cendré. Son visage, cerclé par sa chevelure noire attachée en catogan, avait presque entièrement guéri, seule restait une fine cicatrice au niveau de la tempe. L’atèle de son poignet foulé avait même été ôté. En se rapprochant, elle fut aussitôt happée par son regard sombre étonnamment doux.
— Bonsoir Ambre, tu es vraiment ravissante !
— Merci, tu n’es pas mal non plus pour une fois !
— J’ai essayé de faire un petit effort. Je ne voudrais pas que tu succombes à tous ces charmants mâles en rut qui ramperont à tes pieds tant ton incroyable beauté les émerveillera. Il fallait que je sois assez beau pour t’impressionner et faire fuir tous ces horribles prédateurs.
— Oh ! tu sais très bien que je n’ai d’yeux que pour toi ! Personne ne peut concurrencer ton sublime regard, voyons ! Tes yeux de chien battu me subjuguent.
— Je n’en doute absolument pas ! dit-il, la main sur le cœur, se redressant tel un coq.
Ils se mirent à rirent. À cet instant, le Baron descendit les marches avec élégance, une main repliée derrière son dos tandis que l’autre parcourait avec habileté la rampe de l’escalier. L’homme revêtait une veste outremer ornée de broderies argentées. Contrairement à la dernière fois, ses cheveux étaient attachés en catogan, noués par un nœud de soie assorti à sa veste.
— Bien le bonsoir mademoiselle Ambre, déclara-t-il de sa voix grave et suave.
Arrivé à sa hauteur, il prit sa main et l’embrassa, le regard impénétrable. En retour, la jeune femme inclina la tête et baissa les yeux, gênée de le côtoyer à nouveau de si près.
Ne te laisse pas intimider ! Ce n’est qu’un homme, un homme beau, riche et important certes ! Mais il ne reste qu’un homme.
Il prit les devants et sortit de sa demeure, les deux amis à sa suite. Un carrosse tracté par deux palefrois à la robe blanche les attendait en bas des escaliers. Assise en diagonale du Baron, Ambre n’osa parler ni effectuer le moindre mouvement, tentant tant bien que mal de focaliser son attention sur le paysage. Elle enrageait intérieurement, ne sachant quoi penser de l’attitude de cet homme.
Calme-toi ma grande ! Il savait que je serais là… En plus il ne s’est même pas excusé pour l’autre jour ! Non, mais regardez-le, s’il pense m’impressionner ainsi il se trompe !
En se disant ça, elle se rendit compte qu’elle était en train de le dévisager. Elle se ravisa aussitôt et regarda de nouveau par la fenêtre.
Il fallut moins d’un quart d’heure pour que le véhicule arrive à destination et s’engouffre dans la cour gravillonnée où bon nombre d’attelages et de personnalités vaguaient. Alors qu’ils descendaient pour gagner l’entrée, Anselme proposa son bras à sa cavalière. Pendant qu’elle marchait, cette dernière observait le manoir du maire dont la taille se révélait largement supérieure au domaine de von Tassle avec ces deux grandes ailes supplémentaires qui s’avançaient de chaque côté.
Comment vais-je pouvoir survivre en ce milieu ? Il va falloir que je sois maligne, ne surtout pas me laisser intimider et éviter de me faire remarquer. Anselme et Meredith seront là, ils me mettront à l’aise. Et puis il y aura pas mal de noréens normalement, j’espère qu’ils seront plus faciles à aborder ! songea-t-elle avec une pointe d’anxiété en balayant l’assemblée.
Le Baron entra, suivi des deux amis. À peine pénétrèrent-ils céans qu’ils furent l’objet de tous les regards. La jeune femme prit une profonde inspiration afin de diminuer ses craintes, ne voulant pas montrer de signes de peur ou de faiblesse devant ces innombrables inconnus.
— Ne t’inquiète pas ! murmura Anselme à son oreille. Je t’ai déjà dit qu’ils n’avaient pas l’habitude de me voir accompagné en soirée. Tu es même ma première véritable cavalière, donc un objet de curiosité et de convoitise. Alors, essaie de ne pas en tenir rigueur, des langues de vipère ce n’est pas ce qui manque ici.
— Je te remercie vraiment, si tu savais comme tes paroles me rassurent ! pesta-t-elle, les dents serrées et l’échine hérissée. Crois-moi que si l’un d’eux me fait la moindre réflexion, je lui cogne chaleureusement mon poing contre son visage ! Qu’importe son titre ou sa fortune !
Il ne put réprimer un rire.
— Après tout je l’ai déjà fait et je ne vois pas ce qui m’empêcherait de recommencer ! ajouta-t-elle avec un air de défi.
— J’ai bien vu cela oui, j’en ai d’ailleurs fait les frais après. Et grâce à toi je suis encore plus beau et séduisant que je ne l’étais déjà.
— Ne rigole pas avec ça !
Elle sentit la colère ressurgir à cette réplique : Si je croise ces deux-là, je les étripe sur place !
— Je t’en prie, calme-toi ! dit-il plus sérieusement. Tu vas me lacérer le bras jusqu’au sang si tu continues à le serrer si fort ! Ils ne vont pas te dévorer, tu n’as rien à craindre. Les gens vont juste te tester et tenter de t’intimider, c’est tout ! Alors, calme-toi ou tu risques de t’attirer des ennuis si tu continues de scruter tout le monde avec ce regard-là !
Elle écouta ses conseils et se ravisa. Tentant de lâcher prise, elle gonfla sa poitrine et profita de ce moment pour observer les lieux. Ils se trouvaient dans une salle spacieuse, ajourée sur un pan par de larges baies vitrées. Tableaux, miroirs et tapisseries ornaient les murs écrus. Devant, des consoles dorées à plateau de marbre exhibaient bouquets et pièces d’orfèvrerie que les lustres en cristal suspendus au plafond faisaient scintiller.
Alors qu’ils déambulaient sur le parquet grinçant, se faufilant entre les convives, Ambre aperçut Meredith. En pleine discussion, la demoiselle minaudait et papillonnait des cils pour charmer son auditoire. Vêtue d’une robe céladon de style noréen, laissant voir ses jambes fuselées de teinte chocolat, elle se distinguait des autres femmes aux membres drapés.
Anselme amena sa cavalière dans un coin de la pièce où méridiennes et fauteuils étaient mis à disposition. Ils s’installèrent côte à côte sur une banquette commune, loin de l’orchestre et du tumulte des convives. Un grand buffet déployant une myriade de mets fastueux s’étalait à l’autre bout de la salle où de nombreux domestiques servaient les hôtes avec dextérité.
Le garçon prit la main de son amie et la glissa dans les siennes. Il profita de cet instant de tranquillité pour lui présenter certaines personnes qu’il connaissait. La jeune femme l’écoutait attentivement, contemplant à la fois la beauté des lieux et les manières des invités. Elle remarqua qu’une dizaine de noréens étaient également présents. Aussi élégamment habillés que leurs homologues, tous arboraient leur totem et se mélangeaient à la foule.
Anselme lui expliqua que de plus en plus de noréens occupaient des postes importants et faisaient des études supérieures en intégrant la Licorne.
— Tu as l’air de connaître pas mal de monde ! nota-t-elle.
— Oh ! pas tant que cela, non. Je ne côtoie que très peu l’Élite. Je connais les fils issus de familles marquises et ceux branches annexes car je les ai fréquentés lors des études. Mais pas leurs parents. Ils sont beaucoup trop puissants pour daigner s’intéresser à nous.
— C’est si hiérarchisé que cela ?
— Eh oui ! même père avec son statut de baron ne peut se permettre de dialoguer pleinement avec eux, autre que pour des raisons professionnelles j’entends. Il faut que tu saches qu’ils sont nettement plus dangereux et impitoyables que lui. Dans l’Élite, il n’y a que cette chère Meredith qui fasse office d’exception. Après, père connaît relativement bien le Duc qui a été son mentor à la magistrature pendant plusieurs années.
Il porta son regard sur la piste de danse et pointa son beau-père du doigt. Proche de l’orchestre, l’homme dansait en compagnie d’une dame somptueusement vêtue.
— Et surtout bon nombre de leurs femmes ! Au grand dam de ces messieurs, gloussa-t-il.
— Ton beau-père m’exaspère !
Il ricana puis lui présenta un homme qui se tenait non loin du Baron et paraissait tout aussi fougueux dans ses mouvements. C’était un cinquantenaire vêtu d’un costume améthyste et cochant tous les critères de beauté aranéenne.
Anselme lui expliqua qu’il s’agissait du marquis Wolfgang von Eyre, le père de Théodore, un dandy réputé pour être un coureur de jupons et pour vêtir régulièrement un costume vert intense qui lui valait le surnom de Mantis, en référence à la mante religieuse.
Ambre gratifia le marquis d’un regard noir puis finit par porter son attention sur une jeune femme aux cheveux d’or dont la silhouette longiligne au port altier irradiait sous la lumière des lustres qui faisaient scintiller ses bijoux et les broderies de sa robe lilas.
Elle reconnut Blanche, la jumelle de Meredith. Bien que les deux sœurs soient élevées de la même façon, il était aisé de remarquer à quel point leur comportement divergeait ; là où la brune jouait des charmes avec ses invités, la mine rayonnante et une attitude lascive, la blonde, au contraire, était une beauté glaciale et affichait une grande maîtrise de ses mouvements. Le regard de la demoiselle était hautain et ses gestes mesurés, presque impériaux.
Un parfum floral extirpa la jeune femme de ses songes. Un souffle chaud caressa sa joue et une paire de bras émergea de chaque côté de son cou pour l’enserrer délicatement.
— Je vois que tu es venue mon p’tit chat ! Ça me fait très plaisir de te voir ici, qui l’eut cru !
— Bonsoir Meredith, oui j’ai accepté la demande d’Anselme, qu’elle erreur n’ai-je pas commise !
— Oh ne t’en fais donc pas ! Ça fait toujours bizarre la première fois. On se sent intimidé, après on gagne en assurance ! Faudra que tu t’habitues à cela si ce cher Anselme décide de faire de toi sa cavalière régulière, voire plus !
Elle adressa un clin d’œil au garçon puis gloussa. Les deux amis devinrent rouges, gênés devant de tels propos.
— Je vois que tu es en forme ! répliqua le jeune homme.
— Oui ! Charles doit venir me rejoindre. Il a beaucoup de travail en ce moment donc il ne sera pas là tout de suite, mais je suis heureuse qu’il ait pu se rendre disponible.
Elle libéra Ambre de son étreinte et s’installa à ses côtés, obligeant Anselme à se décaler pour s’intercaler entre eux. Occultant le murmure de protestation du garçon, elle suivit le regard de son amie et fronça les sourcils, la lèvre retroussée en une moue dédaigneuse.
— Je vois que ma sœur t’intrigue, mon p’tit chat ! Regarde-moi comment elle se comporte. Elle fait tellement coincée et arrogante, cela me consterne.
— Tu apprécies toujours autant ta sœur ! railla Anselme.
— On va dire ça, oui !
Exaspéré par son attitude revêche, il leva les yeux au ciel mais ne dit mot. En apercevant au loin un de ses ami et sachant que la duchesse monopoliserait l’attention, il se leva, prit congé des deux femmes et alla le rejoindre.
À son départ, Meredith héla un serveur qui lui tendit un plateau où trônaient des coupes de champagne. Elles s’en emparèrent puis levèrent leur verre pour trinquer.
— Je suppose que tu n’en as jamais bu ?
— En effet, avoua Ambre, c’est vraiment bon !
— Surtout n’en abuse pas ! Ça monte très vite à la tête et, sans que tu ne t’en rendes compte, te détend totalement et te fait dire des choses insensées.
Les gens avaient pris place sur les fauteuils annexes et le brouhaha s’intensifia. Des tintements de cristal, des froufroutements et éclats de voix résonnaient ici et là tandis que des odeurs d’alcool, de parfums et de fumée de cigare envahissaient l’espace olfactif. Ambre ne sut si c’était l’effet de l’alcool dans son organisme, mais elle se sentit soudainement plus assurée.
— Tu n’as pas l’air tant embêtée que ça en soirée.
— Oh non mon p’tit chat ! rétorqua la duchesse. Détrompe-toi, les gens veulent m’aborder, je suis même harcelée par moments. Tu ne le remarques peut-être pas, mais bon nombre de regards sont portés sur toi et moi.
Elle fit un signe de la tête, indiquant un jeune homme qui avançait vers elles, puis se pencha vers Ambre et lui avoua pour confidence :
— Regarde un peu qui ose me faire la cour ces derniers temps. Il s’agit de cet Antonin de malheur. Je ne comprends pas pourquoi il s’entête. Il sait très bien que nous sommes amies et que je ne parviens pas à digérer ce qu’il a fait subir à ce pauvre Anselme.
À la vue du marquis, Ambre sentit la colère lui monter.
— Ne t’en fais pas, ajouta Meredith, je doute qu’il vienne m’aborder alors que je me tiens en ta compagnie. Les gens savent pertinemment que je ne supporte pas être dérangée quand je converse en privé.
Voyant Antonin continuer son avancée, Ambre ne put réprimer un grondement guttural. En cet instant, elle se serait volontiers jetée sur lui pour le rosser à son tour et venger son Anselme, qu’importe la foule alentour. Meredith nota son énervement et posa une main sur la sienne pour la radoucir.
— Pas ici mon p’tit chat. Baisse tes ardeurs ou tu risques d’avoir de sacrés ennuis suite à cela, murmura-t-elle.
— Si j’attrape cet homme, je l’étripe ! cracha-t-elle entre ses dents. Ma parole que s’il s’approche je le tue !
Puisque le garçon s’obstinait, la duchesse le gratifia d’un regard noir et lui fit signe de déguerpir. Sentant sa tentative vouée à l’échec, il se ravisa et tourna les talons. La menace chassée, elles restèrent un long moment ensemble, buvant une seconde coupe de liquide doré. La langue et les pensées déliées par l’alcool, elles bavardaient avec entrain, dégustant au passage les assortiments de petits fours qui étaient mis à leur disposition.
L’orchestre avait entamé une série de valses. L’assemblée dansait joyeusement tandis qu’Ambre, les yeux brillants et les pupilles dilatées, se laissait bercer par ce spectacle. Meredith vit son tendre Charles entrer dans la pièce et se leva pour aller le rejoindre, invitant son amie à la suivre. Mais à peine se leva-t-elle que le Baron vint à sa rencontre.
— Mademoiselle Ambre, dit-il de sa voix grave.
D’un geste galant, il lui tendit sa main.
— M’accorderiez-vous cette danse ?
La jeune femme le regarda avec stupéfaction puis, hésitante et ne voulant pas commettre un affront public, elle avança timidement sa main. L’homme la saisit avec délicatesse, l’accompagnant jusqu’au milieu de la piste. Positionné face à elle, il garda sa main droite dans la sienne et la leva puis il plaça celle de gauche sur sa taille pour la tenir d’une poigne virile. Ce toucher l’électrisa et une vague de chaleur germa en son ventre. Le souffle court, Ambre peina à respirer et posa sa dextre sur son épaule.
À présent, ils étaient pressés l’un contre l’autre, buste contre buste. Le Baron entama la danse, emportant avec lui sa cavalière qui se laissa guider telle une marionnette. Cependant, la présence rapprochée de cet homme la perturbait, elle ne parvenait pas à lâcher prise ni à croiser son regard, conservant une certaine rigidité dans sa démarche.
— Détendez-vous mademoiselle, murmura-t-il en la faisant se cambrer, sachez que je ne mords pas.
Elle prit une grande inspiration et ferma les yeux, se laissant bercer par la mélodie et les mouvements aussi gracieux que maîtrisés de son cavalier. Moins crispée, il la balada avec aisance, la faisant tournoyer et se courber au gré de la musique. Emportée par l’ivresse, elle prit de l’assurance et commença à épouser sa gestuelle, suivant ses mouvements avec autant de légèreté que possible. Elle se déplaçait sur la pointe des pieds, sa robe virevoltant à chaque envolée. Il fit glisser ses doigts le long de son bras. La caresse de ce geste doux contre sa peau fit accélérer son cœur. Elle frissonna.
Je me sens bizarre, comme envoûtée !
Elle osa une œillade en sa direction, levant la tête avec lenteur. Celui-ci la contemplait sans aucune expression bien qu’un sourire semblait s’esquisser sur ses lèvres.
— Vous êtes ravissante ce soir, mademoiselle ! dit-il en la faisant tourner à nouveau. Cette robe vous va à ravir.
Rougissante, elle acquiesça d’un signe de la tête.
Non, mais pourquoi est-ce que je me sens aussi vulnérable ! Il se comporte de la même façon que lors de notre rencontre. Ça me dégoûte rien que d’y penser ! Mais alors pourquoi est-ce que je ressens une certaine satisfaction à danser auprès de lui ? C’est donc ça le charme du Baron, son fameux numéro de séduction… Je comprends mieux pourquoi les femmes y succombent.
La cadence s’accéléra et leurs mouvements se synchronisèrent. L’espace d’un instant, la jeune femme ne prêta plus attention à l’assemblée. Elle semblait perdue dans cette frénésie où seuls les élans de son cavalier comptaient, la notion du temps lui était devenue futile. Telle une anguille, elle se faufilait entre les doigts de cet homme si habile et venait se frotter avec une grâce nonchalante contre son imposante carrure, allant jusqu’à sentir le parfum d’iris émanant de sa nuque.
Il la fit valser et se cambrer une dernière fois, la tenant fermement par la taille. Lors de cet ultime mouvement, elle s’étira de tout son long, courbant l’échine avec désinvolture. La valse achevée, l’homme la fit se redresser et, une dès qu’elle fut sur pied, relâcha son étreinte, la salua d’une courbette puis lui proposa son bras afin de la raccompagner en dehors de la piste.
Ambre se sentait cotonneuse et grisée. Certains convives les épiaient et elle devina que l’attitude du Baron était tout autant décortiquée que celle de ses amis.
— Merci pour cette danse, mademoiselle, fit-il en s’inclinant légèrement, un soupçon de satisfaction dans le regard.
Après quelques bafouements confus de la part de sa cavalière, il tourna les talons et alla rejoindre son poste initial. Enfin seule, Ambre porta une main à sa bouche et pouffa. Elle n’avait pas vraiment compris ce qu’il venait de se passer et se demanda même si elle ne venait pas de rêver cette scène. La vision d’Anselme chancelant allant à sa rencontre l’extirpa de ses réflexions.
— Je vois que tu as succombé aux charmes de la danse de père, railla-t-il en lui prenant le bras. Et je vois également qu’il ne t’a pas laissée indifférente sur ce coup-là !
— Je t’avoue que je n’ai pas vraiment bien compris ce qui vient de m’arriver ! annonça-t-elle, encore euphorisée par l’alcool et la danse. Ça ne te dérange pas de m’avoir vue danser ainsi auprès de lui ?
— Ma chère Ambre ! s’exclama-t-il, guilleret. S’il y a bien une chose que tu dois savoir c’est que je ne suis pas du tout jaloux. Ou du moins, je ne pense pas l’être.
Il planta ses iris noirs dans les siens et un sourire moqueur prit place sur son visage.
— À moins que tu ne sois attirée par lui, auquel cas je pense que j’aurais un peu de mal à l’accepter ! Après, j’aurais au moins le plaisir de te voir tous les jours au manoir !
Consternée par de tels propos, Ambre fronça les sourcils et examina son ami, ce qui le fit rire ; visiblement, Anselme avait l’air d’avoir bien bu lui aussi.
— Tu parles, je n’ai jamais vu personne aussi arrogant que lui. Il ne s’est même pas excusé pour son comportement de la dernière fois. Je ne sais pas comment tu arrives à supporter un homme tel que lui au quotidien.
— Oh ! ne t’énerve pas ainsi ma chère ! Et puis, tu n’es pas la première à t’être fait envoûter. Il maîtrise l’art de la danse comme personne, c’est un séducteur né et la danse est son terrain de chasse. À l’époque où il était avec ma mère, il ne pouvait s’empêcher d’aller à la rencontre de nouvelles cavalières. Même si avec le temps, mère et lui avaient su s’accorder parfaitement. Quand ils dansaient ensemble, les gens ne tarissaient d’éloges. C’était très beau à voir ! D’ailleurs, j’ai même cru en te voyant avec lui, retrouver la même harmonie qu’entre Judith et Alexander. Cela m’a même arraché un pincement au cœur !
— Je suis désolée ! s’excusa-t-elle en sentant sa colère l’envahir vis-à-vis d’elle-même. Je me suis laissé emporter par l’action, je n’aurais pas dû être aussi faible !
— Ne t’excuse pas voyons ! Il n’y a aucun mal à cela ! J’étais tout aussi hypnotisé par toi si tu veux savoir. Et cette robe te va à merveille, je te trouve très jolie mon Ambre !
Son cœur s’accéléra à l’utilisation de ce pronom, elle sourit et caressa affectueusement le bras de son ami. Ils reprirent place sur une banquette et contemplèrent la salle. Un serveur vint leur proposer des petits fours et des coupes de champagne. Ils en prirent chacun une puis trinquèrent. Elle porta le breuvage à ses lèvres, laissant couler ce goût exquis dans son palet, sous le regard admiratif de son ami.
— Je me demande où tu as pu t’acheter une si belle robe. Elle ne doit vraiment pas être donnée, serait-ce Meredith qui te l’a offerte ?
Ambre faillit s’étouffer, son cœur manqua un battement.
— Co… comment ça ! balbutia-t-elle d’une voix étranglée. Ce n’est pas toi qui me l’as achetée ?
— Non ma chère, je comptais t’offrir ton cadeau ce soir.
— Mais… si ce n’est pas toi… Beyrus m’a dit que…
Son échine se hérissa et son cœur manqua un battement. Avec lenteur, elle se retourna et jeta une œillade en direction du Baron qui, le visage grave, était en conversation avec le Duc. Notant son désemparement, Anselme comprit et se mit à rire.
— Je crois bien que mon père se soit excusé finalement… à sa manière du moins !
La jeune femme demeura pantoise. Meredith vint à leur rencontre, accompagnée de Charles et d’Enguerrand. Ils se saluèrent et les nouveaux venus prirent place sur les banquettes annexes. Le jupon à demi retroussé, la duchesse se lova contre Charles, se moquant éperdument de l’attitude désinvolte qu’elle montrait en société.
— Bonjour ma chère Ambre, commença Enguerrand, vous êtes bien apprêtée ce soir ! Je n’ai pas l’habitude de vous voir ainsi vêtue. Vous semblez aller beaucoup mieux.
— Merci beaucoup ! Oui, je vais nettement mieux. Et vous donc, vous n’êtes plus blessé ? Excusez-moi d’être partie aussi rapidement de chez vous l’autre matin, mais je ne voulais pas vous réveiller.
— N’ayez crainte, mademoiselle. Le principal est que vous vous soyez reposée en sécurité. Je vous proposerai ma couche autant de fois que nécessaire !
Ambre acquiesça. Anselme, qui n’était pas du tout au courant de cette histoire, avala sa gorgée de travers. Il se rembrunit et les écouta avec attention.
— C’est gentil à vous mais je sais me débrouiller seule.
— Je comprends. En tout cas, sachez que je vous attends toujours chez moi jeudi soir pour notre session privée, conclut le scientifique avec un sourire.
Agacé par cette étrange histoire, Anselme se pencha vers sa cavalière et l’intima de le suivre à l’extérieur ; il fallait qu’ils aient une petite conversation privée. Il se leva, la prit sous le bras et tous deux se dirigèrent vers les jardins.
La démarche hasardeuse, ils s’enfoncèrent dans le parc noyé dans la pénombre et s’installèrent sur un banc, à l’abri des regards. Après un instant de silence, le garçon se tourna vers elle et la toisa.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’enquit-il, le ton menaçant.
— De quoi parles-tu ? répondit-elle, déstabilisée par son changement brutal d’attitude.
— Tu vois très bien de quoi je parle !
Elle resta muette, cela faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas vu autant en colère. Il réitéra sa question plus sèchement. Encline à parler, elle expliqua en détail la relation professionnelle qu’elle entretenait avec Enguerrand puis relata la fameuse soirée qu’elle avait passée chez lui à cause de la menace du loup.
Anselme l’écoutait, les yeux plissés chargés de colère.
— Et tu ne comptais pas m’en parler, je suppose ?
— Je… c’est que… je ne vois pas pourquoi je t’en parlerais. C’est déjà assez douloureux pour moi de me soumettre ainsi à quelqu’un, même si c’est pour la science… De toute façon, je ne compte pas m’étendre sur le sujet et encore moins avec toi !
— Mais enfin, où est passée ta dignité !
Ne parvenant pas à contenir sa hargne, il parla fort et serra les poings.
— T’a-t-il touchée ? lâcha-t-il cinglant.
Désarçonnée par son ton méprisant, elle s’en retrouva étourdie. La face livide, elle demeurait immobile.
— Ambre ! Est-ce que cet homme t’a déjà touchée ?
— C’est que… non, enfin oui, mais pas comme tu le crois, il n’y a rien de sexuel là-dedans, je te le promets. Il veut juste m’observer et prendre des mesures, m’étudier…Mais je te jure qu’il n’a jamais eu le moindre geste déplacé à mon égard !
Il toussa et s’étouffa à l’entente de cette réponse.
— Mais enfin ! C’est catastrophique ! Tu ne te rends pas compte que tu vends ton corps ? Tu ne vaux guère mieux qu’une prostituée sur ce coup !
Ces mots firent l’effet d’un coup de poignard. La jeune femme vacilla, mais grisée par l’importante quantité d’alcool contenu dans son organisme, elle se leva et lui fit face.
— D’où te permets-tu de me dire ça !
Elle le défia de ses yeux embrasés, son corps tremblait sous la fureur tandis qu’il soutenait son regard.
— Dois-je te rappeler mon cher Anselme, à quel point je n’ai pas la chance que tu as ! Dois-je te rappeler les conditions misérables dans lesquelles je vis ? Tentant de survivre dans un monde dans lequel je n’ai clairement pas ma place et où je dois absolument tout faire pour préserver ma petite sœur ? De me sacrifier pour lui permettre de s’épanouir et lui donner les armes nécessaires afin qu’elle puisse voler de ses propres ailes. Pour ne pas qu’elle mène une vie aussi misérable que la mienne ! Dois-je te préciser que d’entendre vos jérémiades sur vos petits problèmes d’aranéens choyés me donnent envie de gerber ? Vous vous sentez lésés et malheureux de vos conditions ? Non, mais laissez-moi rire ! Oui, laissez-moi rire !
Des larmes de colère commençaient à perler le long de ses joues. Emportée par l’ivresse, elle continua à déverser sa haine. Anselme, quant à lui, s’en voulait de l’avoir ainsi molestée, mais il était trop tard pour qu’il puisse la calmer à présent. La jeune femme était inarrêtable.
— Alors oui je fais des choses qui me dépassent et qui me dégoûtent ! Ça, je le sais très bien et je n’ai besoin de personne pour me le faire remarquer ! Surtout lorsque je sais que je vais être jugée et rabaissée ! Pourquoi crois-tu que je me retenais de t’en parler ? Parce que, justement, je savais comment tu réagirais ! Est-ce que je me sens souillée ? Oui, vu comment tu te permets de me juger injustement ! Non, mais qu’est-ce que tu crois ? Que je prends du plaisir à faire ça ? Tu crois vraiment que je n’ai pas autre chose à foutre que de me mettre nue devant quelqu’un qui me scrute en détail ? Tu crois vraiment que ça me chante, hein ?
Ne maîtrisant pas son geste, elle poussa violemment le garçon qui s’effondra dans l’herbe, hébété.
— Et tu sais quoi ? trancha-t-elle en le regardant de haut et en pointant sur lui un doigt accusateur. Je me dis que tu ne vaux pas mieux que tous les aranéens ici présents ! Vous êtes tous imbus de votre personne, aveuglés par votre orgueil ! Vous ne cessez de pratiquer un jeu de séduction et de manipulation obscène entre vous. Je me demande même si tout ceci n’est pas une odieuse mascarade ! Vous êtes tous aussi faux les uns que les autres, cherchant à savoir qui étendra son pouvoir et son influence en écrasant tous les autres ! Vous êtes méprisants, méprisables et surtout pitoyables !
Le regard du jeune homme changea. La fureur qui cinq minutes plus tôt se dessinait sur son visage fit place à une impressionnante terreur. Il réalisa toute la colère qu’elle avait accumulée ces derniers mois et qu’elle tentait vainement de contenir. Elle venait de se libérer de ses chaînes.
— Donc si tu penses que je puisse être ami avec quelqu’un comme toi, tu te trompes lourdement mon pauvre !
Soudain, l’idée de s’abattre sur lui et de l’étrangler lui traversa l’esprit, mais une partie d’elle se rendit compte qu’elle allait beaucoup trop loin dans ses pensées. Dans un élan de lucidité, elle prit un instant pour scruter ses mains ; celles-ci tremblaient, avides de chair à broyer. Elle s’arrêta net et porta de nouveau son regard sur son ami. Il était livide, les yeux écarquillés.
À cette vision, Ambre prit peur. Voulant fuir au plus vite cet endroit qui l’empoisonnait, elle tourna les talons et se sauva. Ignorant ses souliers qui la faisaient souffrir, elle traversa le portail et courut à vive allure dans les rues désertes d’Iriden. Elle quitta la ville et pénétra dans la campagne caligineuse. Là, elle ralentit le pas, allant jusqu’à marcher dans l’obscurité sans l’ombre d’un bruit. Les talons en sang et le souffle rauque, elle tentait de récupérer un rythme cardiaque normal. Pour diminuer son agitation, elle inspira intensément et se fondit dans cet environnement familier.
Soudain, un bruit de pas s’approcha. Une paire d’yeux jaunes s’illumina et une créature au pelage fuligineux émergea de la brume. Ambre reconnut Judith. N’étant pas impressionnée, elle s’approcha lentement de la louve. Or, l’animal grogna et montra ses crocs tachés de sang frais. La jeune femme s’arrêta net et l’examina.
— Doucement Judith, c’est Ambre, tu te souviens de moi ? murmura-t-elle en esquissant un pas en sa direction.
Quand le canidé banda ses muscles et poussa un hurlement, la noréenne prit peur et s’enfuit aussi vite qu’elle le put. Prise dans sa course, son pied heurta un trou, la faisant trébucher. Elle s’étendit sur le sol, s’écorchant la peau des genoux et des bras. Sa cheville était foulée, brûlant tout le bas de sa jambe, tandis que son cœur battait ardemment. En se retournant, elle s’aperçut que la louve ne la suivait plus et qu’elle n’était plus très loin de chez elle. Elle se leva péniblement, épousseta ses mains terreuses et boita jusqu’à son logis, les pensées brumeuses.
Pourquoi m’a-t-elle attaquée ? Était-ce vraiment Judith ? Ou bien a-t-elle réellement oublié qui elle était ? Non, un noréen transformé n’attaque pas un autre noréen sans motif valable…
Cet incident rendait la thèse du loup mangeur d’enfants tout à fait plausible. Après tout, Anselme l’avait vue s’attaquer à Isaac et le tuer sans pitié ; il ne serait donc pas illogique qu’elle puisse chasser n’importe qui.
Il lui fallut une quinzaine de minutes pour regagner son cottage. Une fois dans sa chambre, elle ôta ses chaussures ainsi que sa robe déchirée puis s’installa sur son lit afin de se soigner. Elle nota que la chute l’avait bien amochée, sa cheville, devenue bleue, avait gonflé.
Elle passa un long moment à panser ses blessures. Pendant qu’elle s’exécutait, elle se remémorait la soirée qu’elle venait de passer puis observa à nouveau ses mains, car de tous les évènements qui s’étaient déroulés, ce qui l’avait réellement choquée était la pulsion, presque meurtrière, qu’elle avait eue à l’encontre de son ami. Soudain, elle repensa à sa mère et à ses violentes montées de colères qu’elle avait lors de ses derniers mois d’existence.
Était-elle folle ou avait-elle fini par le devenir ?