NORDEN – Chapitre 24
Chapitre 3 – Le corbeau solitaire
Quand l’horloge indiqua dix-sept heures quinze, Ambre écrasa sa cigarette dans le cendrier où gisaient plusieurs mégots consumés. Il était temps pour elle de retourner à la taverne et d’affronter le tumulte vardenien ainsi que la foule, souvent fort agitée en ce jour de fin de semaine, excitée par l’alcool, la perspective d’un lendemain de repos et le besoin de se défouler. Avec une nonchalance qui marquait son harassement, la jeune femme empoigna son manteau et déposa un baiser sur la joue de sa cadette. Toujours attablée, l’enfant terminait de déguster sa compotée de rhubarbe.
Une fois la porte claquée, Adèle soupira. Ses petits doigts fins pianotèrent sur le rebord de la table tandis qu’elle réfléchissait à cette liberté nouvellement acquise. Ne souhaitant pas gaspiller sa soirée à l’intérieur au vu du beau temps, elle décida de désobéir sciemment aux ordres de son aînée et d’aller visiter sa mère. Elle enfila à la va-vite son ciré jaune et ses bottes de pluie, porta sa besace fétiche en bandoulière puis sortit à son tour.
Bien qu’il fasse encore jour, le soleil descendant teintait la lande de nuances sanguines chinées d’outremer. L’air se rafraîchissait et le vent gagnait en vigueur, emportant avec lui l’odeur du large chargé d’embruns salins. Adèle cheminait entre les prés fleuris, cueillant au passage une poignée de fleurs sauvages dont les pétales colorés attisaient sa convoitise. Dominée par un élan artistique, elle les cueillit une à une, parfois même jusqu’à la racine, et en fit un bouquet qu’elle offrirait à sa sœur pour s’excuser de sa mauvaise conduite. Car l’enfant était une piètre menteuse. Si Ambre l’interrogeait sur sa soirée, elle ne saurait lui mentir de manière convaincante, mieux valait anticiper et tenter de se faire pardonner plutôt que d’essuyer une fessée qu’elle savait méritée.
À l’extrémité de la sente sillonnée d’ornières, une vieille pancarte poinçonnée sur un poteau de guingois indiquait le phare aux chagrins suivi de la plage aux naufragés. Des appellations funèbres pour ces lieux désertés afin que les générations futures continuent à se remémorer des carnages passés. Des siècles durant, nombre de navires avaient été coulés par le Aràn des mers Harphang alors que les empires de l’Aigle et de la Lionne avaient entrepris plusieurs croisades à l’encontre de Norden.
Étiré sur presque deux kilomètres d’envergure du museau à la queue et doté de crocs aussi massifs que des mâts, il suffisait d’un simple claquement de mâchoires pour que le serpent aux écailles nacrées réduise à néant la coque des galions ennemis, éteignant en un unique coup d’estoc la vie de centaines de marins qui naviguaient en son sein. Les nefs dormaient au fond de l’eau, sur un tombeau de récifs coralliens, aux côtés de leur bourreau dont les immenses anneaux, disait-on, s’enroulaient autour de ce cimetière d’épaves afin d’éviter que quiconque ne vienne lui dérober ses précieux trophées de chasse. Ces vaisseaux armés conservaient dans leurs entrailles pulvérisées des trésors inestimables que l’on ne pouvait extraire mais que la mer, dans sa grande mansuétude, recrachait parfois.
Arrivée au bord de la falaise, Adèle vit un jeune homme accoudé à un muret près du vieux phare. Un destrier et un chien patientaient à ses côtés. Le canidé redressa la tête et commença à aboyer puis, ayant reconnu l’intruse, il remua la queue et se précipita vers l’enfant qu’il salua de généreux coups de langue, déposant sur sa peau d’albâtre de minces filets de bave
— Ah ! du calme Velours ! s’exclama-t-elle en lui grattouillant le crâne pour repousser son assaut. Tu vas salir ma robe avec tes pattes pleines de terre !
Velours obéit et trotta autour d’elle, la sondant de ses billes topaze. C’était un berger des Aravennes, une espèce originaire des montagnes du centre de l’île dont il porte le nom, conditionnée à protéger les troupeaux d’éventuels prédateurs et à garder les propriétés de leurs maîtres. Son pelage soyeux, d’un bel acajou moiré de noir, se mouchetait de taches crème.
— Au pied Velours ! cria son propriétaire dont la voix grave fut quelque peu étouffée par une bourrasque.
Correctement dressé, le chien rejoignit son maître, son corps souple et agile valsant entre les fourrés. Adèle le suivit pour venir à la rencontre du jeune homme solitaire dont la silhouette élancée, toute de noire vêtue, contrastait avec la pierre cendrée du phare sinistré et les plumages nivéens des mouettes et fous de bassan qui nichaient à proximité.
— Bonsoir Anselme ! s’écria la fillette en gratifiant son vis-à-vis d’un sourire rayonnant. Tu vas bien ? Ça fait longtemps que je ne t’ai pas vu ! T’es tout bien habillé, dis donc ! Tu vas à une soirée ? La maîtresse dit que les fêtes mondaines sont très réputées, qu’on voit plein de choses magnifiques et que tout le monde est très beau ! Il paraît même qu’il y a des montagnes de nourriture ! Avec des plats très rares qui viennent de Pandreden ! C’est vrai ? Dis, tu sais danser la valse ?
— Bonsoir Adèle, répondit-il calmement après un moment de silence, déstabilisé par ce flot continu de questions. Non je ne vais pas en soirée. Je rentre juste chez moi après ma journée de travail.
Le prénommé Anselme ne sut s’il devait être flatté par son compliment, lui qui était habillé sobrement et sans fioriture. Il revêtait un simple pull noir à col roulé, étranglé sous une veste de la même tonalité, et assorti d’un pantalon cintré qui épousait la forme de ses jambes longilignes. Ses cheveux mi-longs, d’un luisant noir de jais, voltigeaient sous les aléas de la brise, fouettant son visage blême aux joues creusées dont les yeux, aux iris charbonneux, exprimaient son éternelle mélancolie.
Avec ses austères apparats, ses hautes bottes ténébreuses, sa bouche pincée et son nez aquilin, il ressemblait à son animal-totem. Épinglé au niveau de la poitrine, son médaillon scintillait à la lumière crépusculaire. Il symbolisait un corbeau aux ailes déployées, finement ciselé dans de l’or blanc, cerclé d’entrelacs et de son nom de famille ; Anselme von Tassle.
— Il est pas de l’autre côté ton manoir ? questionna la petite en pointant les falaises qui suivaient les remparts d’Iriden et se déployaient au loin, sur le pourtour nord de la rade.
Le jeune homme opina et caressa la surface rugueuse du muret.
— Si, mais j’avais envie de me rendre ici avant de rentrer chez moi. J’avais besoin d’un peu de tranquillité. Je ne m’attendais pas qu’une petite tornade vienne débouler à cette heure tardive.
Voyant qu’elle ne comprenait pas le sous-entendu, il s’empressa d’ajouter :
— Et toi, que fais-tu là ? Tu ne viens jamais si tard d’habitude !
Adèle hocha la tête par la négative.
— Ambre travaille ce soir, je suis toute seule. Elle ne voulait pas m’accompagner aujourd’hui et comme je voulais aller voir maman sur la plage alors je lui ai désobéi et…
Anselme esquissa un sourire. Même s’il aurait intimement souhaité ne pas être dérangé dans son recueillement, le babillage incessant de la candide fillette eut le don de chasser ses pensées chagrines. Cela faisait des mois qu’il ne s’était pas rendu sur cette plage paisible, empreinte de souvenirs nostalgiques qu’il partageait autrefois auprès de sa meilleure amie Ambre. Les deux anciens voisins avaient été extrêmement complices. Ils partageaient la même école, dansaient ensemble, passaient des heures entières à jouer et à explorer la lande, mués par leur soif de curiosité, leur désir de découverte et la volonté d’éprouver leur bravoure. La bastonnade était également une activité de choix et Ambre s’y adonnait avec un plaisir délectable. La chatte viverrine était aussi fougueuse et téméraire que le corbeau se révélait discret et pondéré. Elle était l’action et lui la réflexion. Tous deux complémentaires.
En ces temps-là, Anselme était heureux. Jusqu’à ce que sa liberté et son enfance insouciante soient anéanties en ce funeste jour où son père avait été sauvagement assassiné.
Les faits s’étaient déroulé une nuit de novembre alors que le père et le fils étaient seuls à leur domicile, un cottage cossu situé non loin de là, coincé entre un bosquet et des champs de maïs. La mère, JudithLouve, travaillait tard et était encore à son apothicairerie quand des hommes au profil militaire, vêtus de vestes gris ardoise et armés de poignards, s’étaient rués dans la maisonnée pour y tuer le propriétaire. Le fils, âgé de treize ans à l’époque, s’en était tiré avec de multiples contusions et une jambe tordue dont il n’avait jamais pu récupérer la pleine mobilité. Même après des semaines d’hospitalisation et de rééducation, il conservait une démarche boitillante, usant d’une canne pour se déplacer convenablement.
Le meurtre avait été un véritable carnage. L’esprit traumatisé d’Anselme avait scotomisé une grande partie des évènements, ne laissant en sa mémoire que des lambeaux épars agencés de manière chaotique. Son unique vision nette fut le cadavre défiguré d’Ambroise gisant à terre, les membres disloqués, l’abdomen éventré et les tripes éparpillées sur le plancher en une macabre guirlande pourprée.
Les jours suivants, de sombres rumeurs avaient secoué le peuple tant personne ne savait réellement la raison de cet homicide et l’ampleur de la sauvagerie. Certains supposaient qu’il s’agissait d’un assassinat diplomatique orchestré par un des très nombreux opposants au baron von Tassle dont Ambroise en était non seulement le domestique mais aussi le proche collaborateur.
D’autres parlaient d’un règlement de compte ayant pour origine une dette de jeu ou bien un simple désaccord. Après tout, AmbroiseRenard était un noréen jouissant d’un train de vie respectable et pouvait susciter la convoitise tant parmi ses semblables qu’auprès d’aranéens aux idéaux conservateurs bien moins lotis que lui. D’autant que son caractère, jugé exécrable et prompt à l’emportement aux yeux de quiconque le fréquentait, pouvait aisément enflammer l’ire d’un éventuel envieux.
Enfin, une petite poignée mentionnait qu’une femme était également impliquée. Bien que beaucoup doutaient qu’une querelle amoureuse puisse aboutir à une issue si cruelle.
Quoiqu’il en soit, personne à l’exception de très rares élus — proches, magistrats et forces de l’ordre — n’avait eu le fin mot de l’histoire. Le scandale avait été étouffé, la presse avait été muselée et un procès en vase clos dans les entrailles du tribunal avait apparemment eu lieu pour condamner les criminels.
Bouleversé, Anselme n’avait jamais voulu en savoir davantage sur les circonstances du drame. La perspective de se remémorer son père étendu devant lui comme un amas de chairs informes se révélait trop douloureuse pour qu’il songe un instant à aborder un tel sujet auprès de sa mère. Bien qu’elle s’obstinât à le nier farouchement, le fils savait que Judith connaissait la vérité ou, du moins, une partie. Cependant, jamais et ce même sous la torture, elle ne la lui confierait à dessein de protéger sa santé mentale. De toute manière, il était trop tard à présent pour la questionner ; elle avait transporté ses secrets dans la mort en octobre dernier, le laissant seul sous l’autorité de son beau-père, aussi sévère que protecteur.
Quelques mois après la mort de son fidèle ami et domestique, le baron Alexander von Tassle, jusqu’alors célibataire invétéré, s’était résolu à épouser la veuve noréenne et à adopter son fils, les préservant de tout malheur avenir en les invitant à vivre en son humble manoir, situé à une douzaine de kilomètres de là.
De ce fait, Anselme avait fini par s’éloigner d’Ambre, enterrant définitivement les ultimes germes de bonheur qui perduraient en lui. Sa mère et son beau-père craignaient pour sa notoriété nouvellement acquise et des difficultés qu’il allait devoir affronter pour s’intégrer. Puisqu’en devenant le fils du baron, un aranéen titré et influent, le garçon ne pouvait plus se permettre de coudoyer des gens issus de castes inférieures. À la place, il se devait de fréquenter ceux que l’on qualifiait d’Élites, des aranéens aussi puissants que fortunés qui, pour la majorité, vouaient un culte à leur suprématie, reléguant les noréens au statut d’espèce inférieure. Qu’il avait été difficile pour ce jeune homme réservé dépourvu de nobles ambitions de parvenir à se greffer quelque peu au sein de cette société fort cloisonnée, gorgées mesquineries et de faux semblants !
Tandis qu’Adèle continuait de pérorer sur son programme de la soirée, Anselme hochait la tête en silence, le regard voilé tourné vers la lande, perdu dans le lointain où les ruines de son ancien logis s’effaçaient dans le champ en friche. En quatre années écoulées, l’habitation s’était détériorée jusqu’à devenir délabrée, la façade rongée par les ronces voraces. Devant les fenêtres aux carreaux fissurés, les volets dégondés pendaient comme les ailes brisées d’un oiseau. Les tuiles manquaient sur le toit pentu laissant entrevoir la charpente vermoulue. La porte balafrée était étendue au sol, laissant l’entrée béante comme une plaie à jamais ouverte. À l’intérieur de la masure, le mobilier restant se couvrait de monticules de poussière. Des débris de vaisselle et de verre jonchaient le sol aux côtés de feuilles mortes, de lambeaux de tissus, de plumes et d’excréments.
La faune avait investi cette étrange tanière. Là où il y avait eu la mort, la vie, triomphante, perdurait. Néanmoins, il arrivait parfois que des jeunes avides de frissons dorment dans les ruines l’espace de quelques heures, relatant au coin d’un feu de fortune les atrocités commises en cette nuit du 24 novembre 302.
— Ça va Anselme ? s’alarma la fillette. T’es tout blanc et tes yeux sont mouillés.
Le jeune homme sursauta d’avoir été interpelé ainsi et essuya ses yeux d’un revers de la main, capturant sur sa manche les larmes échappées. Puis il baissa la tête et mira la petite qui l’étudiait avec une expression inquiète. Il déglutit puis toussota.
— Excuse-moi, répondit-il d’une voix enrouée par un sanglot. C’est à cause de ce maudit vent qui assèche mes rétines. Je n’ai plus l’habitude de l’affronter là où je vis.
— Il n’y a pas de vent à Iriden ? s’étonna l’enfant en penchant la tête sur le côté. Pourtant Ferdinand me dit que sur les remparts ça souffle fort. Mais c’est vrai qu’il y a de très grands bâtiments pour vous protéger là-bas. La mairie est immense et la bibliothèque aussi ! Tu y as déjà été ? Ambre y va de temps à autre pour emprunter des livres. On les lit ensemble avant de me coucher. Je sais lire maintenant, et très bien même !
À la mention de son amie, le cœur du garçon s’emballa et sa respiration s’accéléra.
— Comment va Ambre ? demanda-t-il, sincèrement intéressé par sa réponse.
Adèle fit la moue et haussa les épaules.
— Toujours sévère, parfois même méchante avec moi. Mais je crois que c’est parce qu’elle est seule et qu’elle s’ennuie. Tu sais, elle n’a plus d’amis depuis que tu l’as abandonnée. Elle passe tout son temps à fumer et à rester silencieuse… Je la trouve triste.
Elle le dévisagea avec pitié, ses petites mains liées en prière.
— Tu ne voudrais pas redevenir son ami ?
Heurté par ses propos, Anselme esquissa un mouvement de recul et se mordilla les lèvres. Il avait bien évidemment tenté à plusieurs reprises de l’aborder et de renouer le dialogue. Or, Ambre, rancunière et aussi impénétrable qu’une forêt de ronces, ne l’avait nullement laissé s’approcher. De plus, le jeune homme n’était pas séducteur et encore moins conquérant. Il ne disposait que de la diplomatie, inculquée par son beau-père, pour tenter de la raisonner. De ce fait, il avait essuyé refus sur refus et n’avait pas retenté l’expérience depuis plus de deux ans de peur d’aggraver la blessure de son cœur et celle de son égo. Peut-être s’était-elle assagie depuis ? Peut-être serait-elle à présent encline à le pardonner ?
Comme pour approuver ses réflexions, Adèle ajouta :
— D’ailleurs, elle me parle souvent de toi. Elle t’aimait beaucoup, tu sais. Elle n’arrête pas de me raconter des histoires de quand vous étiez enfants. C’est marrant car elle est toute gaie quand elle me raconte vos aventures.
Anselme eut un rire étouffé à cette révélation et une douce chaleur se diffusa dans ses veines. Ce mélange d’amertume et de satisfaction, rendit ses muscles cotonneux et balaya la tristesse qui le tenaillait jusqu’alors.
— Et elle dit aussi que tu es un couard empaffé, poursuivit la petite, je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ça a l’air d’être un sacré compliment car elle le répète souvent !
La remarque foudroya le jeune homme qui oscilla subitement entre l’envie de rire et celle, à l’inverse, de céder à l’appel des larmes. Las de poursuivre cette discussion qui ne faisait qu’accroître sa nervosité et renforcer l’abîme de ses émotions, il décida de prendre congé. Il salua la fillette, s’empara de sa canne et se dirigea d’un pas chancelant vers son destrier qui broutait quelques mètres plus loin.
L’équidé était un animal bai à l’envergure colossale. Une crinière brune impeccablement brossée cascadait le long de sa large encolure, en accord avec sa queue densément fournie ainsi qu’avec les franges café qui habillaient le bas de ses jambes jusqu’aux sabots. Les armoiries de son propriétaire étaient estampillées sur son tapis de selle, suivies par le nom du fier animal ; Balthazar. Juché sur un roc qui lui servait de marchepied, Anselme mit le pied à l’étrier et se hissa sur sa monture. Dès qu’il fut confortablement installé, la canne accrochée à la selle, il salua une dernière fois l’enfant puis engagea le destrier au galop, s’éloignant en direction de Varden.
Adèle, quant à elle, continua son exploration. Elle dévala la falaise par le sentier qui sillonnait les parois rocheuses et arriva sur la plage que les phoques avaient désertée. Il ne restait de leur passage que la trace de leur corps imprimé sur le sable et les reliquats de leur repas. L’enfant fut déçue que sa mère ne soit pas revenue et décida de ramasser des coquillages pour passer le temps. Elle raclait le sable pour dénicher bulots et écailles aux couleurs vives, luisantes d’une dentelle d’écume.
Au loin, les bateaux rentraient au port, leurs voiles ivoirines ou safranées caressées par les rayons incandescents du soleil mourant, à demi dévoré par la ligne d’horizon. Le vieux phare, telle une torche immobile, flamboyait. Son ombre cabossée s’étirait sur la paroi granitique jusqu’à engloutir totalement l’écriteau qui mentionnait son nom. À ce signe, Adèle comprit qu’il était temps pour elle de rentrer.
La nuit était déjà bien installée lorsqu’elle foula la porte de son domaine, les bottes recouvertes de sable et le ciré mouillé qu’elle roula en boule près du paillasson de l’entrée. Sans attendre, elle disposa son bouquet fané dans un verre d’eau qu’elle dressa sur la table de la cuisine pour le mettre bien en évidence puis entreprit d’effectuer un brin de toilette. Au moins serait-elle propre et parée à se coucher quand sa sœur reviendrait. Comme elle avait l’interdiction formelle de toucher à la gazinière, elle dut se résoudre à se laver à l’eau froide.
Dans la salle d’eau, elle glissa une bassine d’étain sous le robinet et la remplit à ras bord. Elle y trempa un chiffon, frotta un morceau de savon à la lavande et se frictionna. Son corps frissonna au contact du liquide frais contre sa nuque, lui arrachant un piaulement aigu. Au fur et à mesure que le gant savonneux dévalait sa peau pour replonger dans le seau, l’eau vrillait au noir. Sous le voile fuligineux de la pénombre, éclairée par la subtile clarté rousse d’une maigre chandelle, sa peau laiteuse parsemée d’éphélides blondes et amandes avait des allures spectrales. La cire coulante de la bougie paraissait écrue en comparaison. À ses pieds, brins d’herbe, pétales bigarrés, feuilles séchées et gouttes cristallines constellaient le sol carrelé.
La maison était très calme, nonobstant les craquements du bois et les rongeurs qui gambadaient sous les combles, leurs petites pattes caracolant entre les murs, poussant quelques couinements étouffés. De l’autre côté de la lucarne, derrière le fin voilage, Pantoufle tentait désespérément d’entrer. Il miaulait une complainte déchirante et grattait le chambranle de ses pattes griffues. La fillette resta sourde à ses supplications. Elle avait déjà trahi son aînée en s’opposant à ses directives, elle n’allait pas non plus laisser entrer ce petit indésiré en sa demeure. Au lieu de cela, elle s’essuya et revêtit sa chemise de nuit. Avant de quitter la petite pièce mansardée, elle saisit un peigne et batailla à dompter sa chevelure emmêlée, s’arrachant quelques crins au passage.
En l’attente de son aînée, Adèle partit jouer dans sa chambre. Elle disposa ses trouvailles sur les étagères de sa bibliothèque, déjà bien fournies par ses précédentes expéditions. Elle aimait collectionner. Comme en témoignait sa chambrée aux allures de jungle avec cette invasion d’objets de curiosité qu’elle remodelait à sa guise ; couronnes de plumes, bouquets de fleurs séchées, colliers de coquillages, masques d’animaux en papier mâché… Elle laissait libre cours à sa créativité au grand dam de sa sœur qui, médusée, se retenait de jeter ce foisonnement d’immondices et s’efforçait de féliciter sa cadette pour ne pas l’offenser.
À l’entente du tintement de clés dans la serrure, Adèle se glissa dans son lit. Ambre pénétra dans la maison. Un grondement guttural s’extirpa de sa gorge lorsqu’elle vit avec amertume que le sol était tapissé de sable et de flaques. Elle pesta de rage et commença à passer le balai, les doigts crispés contre le manche.
Comme son aînée tardait à la rejoindre pour lui souhaiter une bonne nuit, Adèle l’appela.
— Qu’y a-t-il, Mouette ? grommela la jeune femme lorsqu’elle pénétra dans la pièce, les iris ambrés étincelants de colère et la bouche tordue en un rictus, dévoilant le bout de ses canines.
— Peux-tu me raconter une histoire, s’il te plaît ? demanda la fillette d’une voix innocente couplée d’une mine contrite qui, elle l’espérait, parviendrait à apaiser l’ire de son aînée.
Sa comédie eut l’effet escompté et Ambre perdit aussitôt toute envie de la réprimander. Après un instant de réflexion, elle inspira profondément et croisa les bras.
— C’est que… je n’ai pas trop le temps… Je comptais me laver et dormir, je suis épuisée.
— Alors juste une toute petite ? S’il te plaît ! En plus, tu ne travailles pas demain, tu pourras te reposer.
Ambre soupira puis céda à sa requête. Elle prit un livre de sa bibliothèque, sélectionna un conte au hasard puis s’installa sur le rebord du lit et lui conta l’histoire.