NORDEN – Chapitre 36
Chapitre 36 – Prologue
Il était sur Norden, à l’époque mémorable où l’élite aranéenne régnait en maître sur cette île isolée, une jeune baronne prénommée Ophélia, dernière née de la docte lignée von Tassle. Timide et réservée, peu de gens avaient eu jusqu’ici l’honneur de la rencontrer tant sa santé défaillante l’obligeait à demeurer cloîtrer en son manoir tel un oiseau dans une cage dorée. Du haut de ses dix-sept ans, la demoiselle était invitée pour la première fois à accompagner ses parents, le vieux baron Aristide von Tassle et sa femme Aurélia, à la glorieuse fête de l’Alliance. L’événement prenait place en la demeure du maire, monsieur le vénérable marquis Théophile de Lussac, dont le vaste domaine s’érigeait à flanc de falaise et bordait l’océan.
Après une vingtaine de minutes à arpenter au petit trot la lande vallonnée, le fiacre baronnial, estampillé des armoiries familiales, parvint à destination. Une dizaine de carrosses patientait sur l’esplanade pour y déposer son lot de convives. Quand son tour arriva, le voiturier arrêta ses palefrois devant les grilles en fer forgé somptueusement décorées d’oriflammes aux couleurs du drapeau national. Sous fond d’écarlate, une licorne dorée bravait un cerf argenté noyé dans un champ outremer, symboles respectifs des peuples aranéens et noréens dont l’Alliance, date la plus importante du calendrier, célébrait l’union depuis plus de deux siècles.
Les yeux brillants d’émotion et le cœur battant hardiment, Ophélia saisit la main galamment tendue par son cocher et s’extirpa de l’habitacle. À peine foula-t-elle le sol gravillonné qu’elle retroussa ses jupons et suivit docilement ses parents, prenant garde à ne pas souiller le bas de sa robe ainsi que ses souliers sur un amas de crottin ou à être bousculée par la nuée humaine nouvellement formée. Car les invités, aranéens de pedigree marchaient avec empressement et n’hésitaient pas à jouer des coudes, désireux d’entamer les festivités et de réchauffer leur organisme à grandes lampées d’alcool et de mignardises, agrémentées d’un zeste de quolibets, saupoudré d’un soupçon de médisance.
Chaudement couverte d’une cape fourrée, Ophélia empruntait le chemin de rocailles qui menait au manoir. N’ayant jamais eu l’opportunité d’accéder à ces lieux prestigieux, elle progressait tête en l’air, embrassant le paysage du regard pour mieux savourer ce tableau digne d’une peinture de maître.
Une centaine de mètres au loin, l’édifice d’une blancheur spectrale rayonnait dans la pénombre ambiante, en écho à la lune gibbeuse qui ornait la voûte céleste, accompagnée d’une myriade d’étoiles dont les scintillements argentés se réverbéraient dans l’eau des fontaines telles des petites lucioles en mouvance. Les feuilles frissonnaient sous les caresses incessantes de la brise automnale, s’arrachant à leur branche pour voltiger un instant avant de venir s’échouer sur l’échine des chimères endormies, inoffensives statues de marbre nichées dans des écrins de verdure cajolées par la brume, ou terminer leur course sur l’herbe humide de rosée. Les flambeaux implantés de chaque côté de l’allée embrasaient ce tapis végétalisé, d’un vert tendre piqueté de touches rousses et ocrées. À senestre, le roulis de la houle résonnait en contrebas. Les vagues claquaient avec panache contre la falaise érodée tandis que de l’autre côté, à l’ombre des bosquets, un couple de chouettes hululait, sonnant le glas de la chasse nocturne.
Voulant profiter de ce moment de sérénité, la petite baronne ferma les paupières et inspira profondément cet air frais et vivifiant chargé d’essences boisées mêlées d’embruns.
— Ophélia ! Avance ma chérie, tu vas attraper froid ! l’interpella sa mère alors que cette dernière, concentrée sur sa méditation, s’était arrêtée en plein milieu de l’allée.
La jeune femme se ressaisit puis, le rose aux joues, s’excusa et reprit son avancée sous les ricanements étouffés de quelques témoins, amusés de voir une damoiselle s’émerveiller devant de telles futilités, aussi distraite qu’une enfant.
Le trio gravit le grand escalier, passa l’immense porte d’entrée et s’engouffra dans le hall où la fête battait son plein. Des valets en livrée les débarrassèrent de leurs vêtements, ôtant manteaux et gants. Un enivrant fumet saturait l’air ambiant, mélange de mets variés et de parfums musqués, conjugués de senteurs florales ainsi que d’une note âcre de tabac brun.
Après d’ultimes recommandations de sa mère au sujet de la bonne conduite à adopter en société, Ophélia échangea avec son père une œillade discrète. Bien que dévoré par l’inquiétude, ce dernier n’en laissa rien paraître et esquissa un signe de tête, autorisant son unique trésor à prendre son envol. Ravie, sa fille le gratifia d’un sourire sincère et, s’armant de courage, entreprit une exploration approfondie de ce monde inconnu. D’abord peu encline à se mêler à la foule de peur de commettre un impair, elle mesurait le moindre de ses gestes et marchait d’un pas lent, ses talons claquant sur le parquet ciré, balayant les vastes espaces avec un émerveillement contenu. Sous la clarté des lustres en cristal s’étalait une enfilade de pièces dont le mobilier luxueux foisonnait d’objets de curiosité savamment exposés. Tableaux, tentures et miroirs ornaient les murs peints dans de ténus camaïeux d’ivoire. Le velours des rideaux, d’un sourd bleu lapis, s’accordait aux fauteuils et banquettes dont les pattes moulurées évoquaient diverses créatures marines.
Au fil de son errance solitaire, Ophélia sentit une lueur d’appréhension poindre au sein. D’ores et déjà intimidée par la monumentalité du manoir, perdue au milieu de cette foule de gens endimanchés, la frêle baronne se savait la cible de multiples conversations. Comme en témoignait les sourires enjôleurs des gandins importuns qui, sans masquer leur allant, portaient sur cette nouvelle arrivante un œil ivre de convoitise. En effet, la demoiselle était, disait-on, d’une beauté à faire pâlir de jalousie la moindre concurrente avec ces cheveux noir-ébène maintenus en une tresse et cette peau à la teinte laiteuse sans une imperfection, hormis un unique grain de beauté gravé au-dessus de la lèvre. Un délicat rose poudré fardait ses joues aux pommettes hautes et ses lèvres charnues arboraient un subtil rouge pourpré. Pour égayer sa silhouette longiligne, elle revêtait une robe cintrée d’un bleu pervenche à motifs plumés qui se finissait en une traîne à froufrous.
Aussi tendue qu’une biche aux abois, Ophélia se concentra sur une sélection de divers petits-fours, mis à disposition sur un plateau d’argenterie qu’une servante noréenne venait de glisser à sa portée. Parmi le foisonnement de douceurs proposées, elle piocha un feuilleté saumoné et le porta à ses lèvres. Elle le dégusta en deux bouchées avec un plaisir non feint, laissant échapper un soupir d’aise tant les saveurs explosaient à son palais. Elle s’apprêtait à grappiller une seconde mignardise quand elle réfléchit puis suspendit son geste. Les sermons de sa mère lui revinrent à l’esprit ; surtout, fais preuve de retenue, car une demoiselle bien élevée doit pondérer ses ardeurs. Déçue, elle esquissa une moue contrite et remercia la servante qui, surprise d’être ainsi interpelée, demeura coite avant d’incliner la tête et de continuer sa distribution.
Ayant assisté à la scène, un groupe de femmes mûres, et de rang plus élevé, dégoisait à son sujet tout en étudiant sa mise aussi farouchement qu’un rapace darde sa proie.
Ophélia hésita ; devait-elle se rendre auprès d’elles pour se présenter ? Ou bien valait-il mieux poursuivre son chemin et rejoindre ses parents qui, habitués des mondanités, l’introduiraient avec naturel en compagnie de personnes de confiance ? Elle allait opter pour la première solution lorsque, se rapprochant, elle les entendit nettement cracher quelques remarques acerbes à son intention. À la mention des mots « péronnelle » et « pataude », une bouffée d’angoisse la saisit.
Quelles épouvantables mégères ! songea-t-elle, heurtée.
Soudain, un étau invisible comprima son cœur et son souffle l’abandonna. Ses mains furent secouées de tremblements. Pour retrouver un soupçon de contenance, elle trouva refuge dans un salon obscur, un peu à l’écart et déserté de toute présence. Après avoir refermé la porte, elle s’affala sur une banquette et tenta de reprendre le contrôle de sa respiration tout en caressant machinalement le velours soyeux des accoudoirs. Des larmes naissantes irritaient ses prunelles. Sous le regard hautain des maîtres de maison, le marquis Léopold de Lussac et son frère cadet Albert, dont le portrait en pied trônait au-dessus d’une cheminée, elle tâchait vainement d’étouffer ses sanglots.
Quelle sotte d’avoir voulu affronter cette société ! Bien que faisant partie de leurs membres, ses parents ne cessaient de la mettre en garde envers ces aristocrates qui, sous l’élégance de leurs paroles et le soin de leur mise, se révélaient d’impitoyables prédateurs. Certes, ces soirées attiraient les foules comme une flamme hypnotise un papillon de nuit malgré la fatalité de finir calciner. Après tout, en ce genre d’événements, des conflits pouvaient éclore au moindre mot prononcé de travers ou geste déplacé. À l’inverse, des accords financiers étaient signés, des alliances diplomatiques scellées et les meilleures amitiés pouvaient s’y nouer.
Bien sûr, Ophélia savait tout cela. Depuis des années, elle rêvait d’évasion, mais essuyait présentement une grosse désillusion. Finalement, peut-être aurait-elle dû rester au manoir, le nez plongé dans ses livres, à l’abri dans son cocon bercé d’amour et de bienveillance. Sa santé fragile ne lui permettait guère de tels émois. Lorsqu’elle était enfant, on la laissait à regret arpenter son domaine, surveillée dans l’ombre par un domestique, car monter les marches de l’escalier lui était aussi épuisant que de gravir une montagne enneigée et le moindre effleurement d’un vent frais lui faisait l’effet de la morsure du gel.
Plusieurs minutes s’écoulèrent. Dans ce demi-silence seulement rythmé par le tintement monotone d’une horloge et le crépitement du feu dans la cheminée, des notes de piano commencèrent à résonner de l’autre côté de la cloison. La mélodie éveilla sa curiosité. Bien qu’encore fébrile, Ophélia se leva et suivit les sons de l’instrument émanant de la pièce annexe où un buffet fastueux se trouvait mis. La salle était comble. Pour atteindre son but, elle se faufila entre les invités déjà bien éméchés.
Légèrement essoufflée, elle arriva devant une estrade sur laquelle trônait un majestueux piano à queue d’une blancheur éclatante, estampillé d’un U et d’un D en majuscules dorées. Derrière l’instrument, un jeune homme était en train d’en jouer. Ses longs doigts fins valsaient sur les touches avec une vitesse conjuguée d’une dextérité inégalée. Il devait avoir dans la vingtaine et affichait une mine sérieuse avec cette ride du lion fièrement visible sur son front plissé par la concentration. Il portait un sobre costume nivéen dont la clarté mettait en valeur la teinte chocolatée de ses cheveux et l’opacité de ses iris.
La baronne ne resta pas indifférente à cette vision et étouffa un soupir. Comme s’il se savait épié, le pianiste leva les yeux à son tour et dévisagea sa spectatrice avec sourire en coin, dévoilant une irrésistible fossette. Défaillante et le cœur palpitant à la manière d’un moineau, Ophélia tressaillit puis tourna la tête, gagnée par un sentiment étrange qu’elle n’avait jusque là jamais éprouvé.
Une fois la mélodie terminée, le jeune homme se redressa, salua l’assemblée et alla à la rencontre de cette inconnue qui l’observait depuis une vingtaine de minutes avec une attention qui frôlait l’indécence. Arrivé à sa hauteur, il se courba légèrement puis, avec galanterie, prit sa main pour y déposer un chaste baiser du bout des lèvres.
— Mademoiselle semble être tombée sous le charme de mes valses, annonça-t-il de sa voix aussi grave que suave. Je me présente, Ulrich Desnobles, compositeur et pianiste.
Les joues rubescentes, Ophélia ne put réprimer un pouffement nerveux. Incapable de formuler la moindre parole tant elle était chamboulée intérieurement, elle s’inclina à son tour.
— Et vous, noble tourterelle, avez-vous un nom digne de votre éblouissant plumage ?
Elle gloussa et se mordilla la lèvre, lui adressant un regard que l’homme n’avait jamais eu le plaisir de se voir accordé.
— Je m’appelle Ophélia von Tassle, monsieur, annonça-t-elle timidement, d’une voix à peine audible.
— Enchanté, répondit-il en lui caressant la main d’un subtil geste du pouce.