NORDEN – Chapitre 41
Chapitre 41 – Punition
Alexander ouvrit péniblement ses yeux bordés de chassie sur lesquels un voile vitreux s’était déposé. Il discernait à peine les formes floues qui se tenaient autour de lui, dans cette pièce plongée dans la pénombre où seul un fin halo de lumière perçait à travers les persiennes. Il prit une profonde inspiration et reconnut l’odeur de sa chambre, celle de son parfum d’iris, de sa lessive mais à cela s’ajoutait une note florale, plus douce et réconfortante qu’il pouvait distinguer entre mille.
— Dé… Désirée ?
Il fut traversé par un spasme qui lui arracha un cri puis porta fébrilement une main à sa bouche et toussa rauque. La domestique, qui se tenait à son chevet, était secouée de sanglots. Elle approcha délicatement sa main afin de cueillir la sienne, tâtonnant dans l’obscurité.
— Je suis là maître, murmura-t-elle d’une voix enrouée.
Il sentit son cœur s’accélérer à l’entente de sa voix. Et le toucher subtil de sa peau contre sa paume l’apaisa. Il restait immobile, les membres anesthésiés et les pensées vaporeuses. Alors qu’il se redressait pour la voir, une horrible douleur lui tirailla le flanc. Il gémit, haletant.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il faiblement.
Elle renifla et posa une main timide dans ses cheveux, le caressant avec tendresse.
— Tu ne te souviens de rien ? pleura-t-elle.
Alexander remarqua que ses mains tremblaient, sa friponne semblait totalement ébranlée. Il se racla la gorge et tenta de bouger sa main libre afin d’essuyer ses yeux. Malheureusement, il en fut incapable tant il était perclus de douleurs. Il émit un petit cri et grinça des dents.
— Ne bouge pas s’il te plaît ! Tu n’es pas en état !
Elle fut secouée d’un sanglot puis renâcla.
— Ulrich a appris pour ton comportement, parvint-elle à articuler tout en séchant ses larmes, il a su par Léandre que tu m’avais protégée l’autre jour. Et pour te punir, il t’a amené avec lui là-bas…
Des flashs revenaient en mémoire du jeune baron. Il se revoyait dans une arène, derrière d’épais barreaux de fer noir, plongé dans un état second. Il revoyait le visage flou des marquis et de son père à travers les grilles, dans cette salle baignée sous une lueur inquiétante. Les lieux sentaient la sueur, l’alcool et le sang. Il entendait à nouveau les aboiements incessants d’un chien, les grognements sourds d’origine inconnue, les cris et les acclamations des spectateurs enfiévrés… ce liquide rouge…
Le souffle court, il écarquilla les yeux et glissa sa main pour l’engouffrer sous les couvertures. Il alla jusqu’à tâter son flanc gauche où sa peau était dissimulée sous une large couche de bandage. Arrivé au centre, le contact de ses doigts contre cette zone sensible lui arracha un cri suivi d’un spasme lancinant.
— Je t’en prie, ne bouge pas, Alexander ! implora-t-elle.
— Raconte-moi, s’il te plaît, marmonna-t-il en fermant les yeux qu’il peinait à conserver ouverts.
Elle se pinça les lèvres et nicha sa tête dans le cou de son maître. Ce dernier pouvait sentir le souffle chaud de son haleine, semblable à une caresse invisible. Le mouvement de ses larmes ruisselant contre sa nuque et ses fébriles battements de cils lui provoquaient une étrange sensation de ravissement, fort mal convenue au vu de la situation.
— Ton père t’a puni, il t’a fait du mal. Il t’a conduit là-bas avec lui et a payé grassement le marquis de Malherbes afin d’engager un combat contre son chien, un gros molosse entraîné au combat. Ils t’ont donné cette foutue drogue et un couteau pour tu le tues de tes mains, mais le chien était trop fort. Il t’a battu et il s’est jeté sur toi… et il t’a mordu et…
Le fil des événements lui revint en mémoire. Il revoyait le chien déchaîné se jeter sur lui avec rage et empoigner son flanc pour y enfoncer ses crocs et arracher un lambeau de peau. Il se remémorait les lancinations qui l’avaient submergé, cette souffrance qui l’avait foudroyé. Et surtout, il entendait les hurlements déchirants de Désirée à son départ. Dans un acte désespéré, elle les avait poursuivis dans la cour, arrêtée en chemin par son frère qui ne souhaitait pas que sa sœur aggrave son cas et l’avait retenue entre ses bras. Impuissante, elle avait vu son maître s’éloigner en compagnie de son père. En cet instant, ils avaient échangé un dernier regard conscients que, dorénavant, plus rien ne serait comme avant.
Alexander soupira et tourna légèrement sa tête en sa direction. Il avait à présent son nez proche de ses cheveux. Les yeux clos, il huma son odeur.
— Et toi ? Tu vas bien ? murmura-t-il. Il ne t’a rien fait ?
Elle eut un rire nerveux, stupéfaite qu’il s’intéresse à son sort au vu de son état.
— J’ai été sévèrement rossée, avoua-t-elle à mi-voix, j’ai encore les traces du martinet mais le maître ne m’a pas cognée. Maman s’est excusée vivement devant lui et nous a défendus du mieux qu’elle a pu avec ses moyens. Je suis juste obligée de porter le bandeau pendant quelques mois quand je sors dans la rue et quand je vais à l’Allégeance.
Le bandeau était un signe distinctif, d’une couleur écarlate sur lequel un H doré, symbolisant l’hérésie et la honte, était brodé. Il se portait comme un brassard au niveau du bras et était utilisé lorsque les domestiques commettaient une faute grave. Ceux-ci essuyaient alors les brimades de la foule et pouvaient être refusés dans certains établissements publics voire, lors de cas extrêmes, être molestés ou abusés par ceux qui le trouvaient légitime.
— Il a osé ? s’indigna-t-il, choqué par cette annonce.
Elle enfouit son visage dans son cou, prête à fondre à nouveau en larmes.
— Oui, mais ce n’est pas grave par rapport à ce que tu as subi. J’ai de la chance de ne pas être un assez joli spécimen à leurs yeux. Ils ne souilleront pas leur corps avec quelqu’un d’aussi peu intéressant que moi. Et ils ne prendront pas le risque de violenter ou de tourmenter une domestique au service d’un homme titré.
— Un spécimen ?
— Oui, c’est un terme relativement ancien mais je l’entends de plus en plus ces derniers temps. Irène aurait été à ma place, ils se seraient tous rués sur elle afin de la posséder. Contrairement à moi, elle les obsède tous, on dit même que les aranéennes de haut rang la jalousent. Alors que moi, je ne suis que la chienne bâtarde du baron disgracieux. La vilaine levrette comme ils me surnomment parfois.
— C’est absolument répugnant ce que tu me racontes !
Elle renifla et essuya ses yeux d’un revers de la main.
— Je m’en veux tellement ! Si je n’avais pas fait de bourde, le marquis nous aurait certainement laissés tranquilles. Tout est de ma faute.
Avec lenteur, Alexander parvint à poser sa main au niveau de la joue de sa fidèle domestique.
— Tu n’as pas à t’en vouloir. Je n’aurais jamais dû le laisser rentrer au manoir. Je connaissais sa réputation. Je vous ai mis en danger. L’ennui est que je ne pouvais pas décliner sa demande sans que cela paraisse suspect. C’était un jeu dangereux et j’ai perdu.
Il eut un rire et hoqueta à son tour, gagné par le chagrin d’avoir risqué la vie de sa friponne. Son crime : oser entretenir une amitié réprouvée avec une enfant du peuple de Hrafn. Tout ceci à cause d’une histoire de tache sur une peau pas tout à fait lisse et unie. Voilà qui était fichtrement ridicule et qui, pourtant, était un des piliers de leurs mœurs sociétales.
— Oh, si tu savais comme j’ai eu si peur ! Promis je ferai attention dorénavant. Je te protégerai cette fois-ci !
Elle se redressa et le regarda de ses yeux larmoyants.
— Tu veux bien me pardonner ?
Ému par son oblativité, Alexander sourit.
— Non, ma friponne. Tu n’as pas à me protéger de quoi que ce soit. Contrairement à ce que l’on vous enseigne à l’Allégeance, c’est le rôle des maîtres de protéger leurs gens. Pas l’inverse, cela n’a jamais été l’inverse !
Il approcha sa tête de la sienne et l’embrassa sur le front.
— C’est à moi de me faire pardonner ma friponne. Je te promets de ne plus te rejeter. Qu’importe leurs médisances, je te veux près de moi, et ce, quoiqu’il advienne.