NORDEN – Chapitre 46
Chapitre 46 – La demande
Le soleil entamait sa descente dans ce ciel dépourvu de nuages, plongeant la pièce sous une lueur mordorée. La fenêtre était grande ouverte afin d’aérer la chambre, baignée d’une chaleur étouffante pour un début de mois de mai. Dehors, le bruissement des feuilles d’arbres agitées par les vents se mêlait aux cris rauques des mouettes et des goélands qui rentraient au port.
Devant sa coiffeuse, Alexander était confortablement assis sur son fauteuil, entouré de flacons et diverses fournitures de toilettes. Derrière lui, Désirée brossait sa longue chevelure ébène qui lui arrivait aux clavicules.
— Tes cheveux ont sacrément poussé. C’est fou ce qu’ils sont doux et brillants maintenant.
— Tu trouves ? s’étonna-t-il.
Les yeux clos, il se laissait bercer par les caresses du peigne contre son crâne.
— Souhaites-tu que je te les attache pour une fois ? Un catogan t’irait si bien.
Il eut un petit rire et entrouvrit un œil.
— Ce n’est pas un peu désuet ? Ça doit bien faire trente ans que cette coiffure est démodée.
— Ça te donnera l’occasion de le remettre à la mode et au moins ça te rendra unique vu que t’arrêtes pas de dire que vous portez tous les mêmes ensembles.
— Dans ce cas, vas-y, je te fais confiance.
Il ricana et ajouta d’un ton malicieux :
— Au pire je saurai à qui me plaindre si je suis tourné en ridicule lors de mon rendez-vous.
— Non ! je suis persuadée que ça t’ira très bien et tu as la longueur parfaite en plus ! Je suis sûre que ça mettrait tes yeux et ton visage en valeur.
Elle fit la moue et renifla, les yeux larmoyants.
— Et Mademoiselle sera fort conquise en te voyant ainsi, ajouta-t-elle d’une voix légèrement chevrotante.
Intrigué par son ton plaintif, il fronça les sourcils et l’observa à travers le reflet du miroir. Il fut alors peiné de voir des larmes rouler sur ses joues qu’elle tentait discrètement d’essuyer d’un revers de la main.
— Tu pleures ? demanda-t-il le plus posément possible.
— Non ! Je suis juste triste que tu t’en ailles, c’est tout.
Elle toussa et se pinça les lèvres.
— En même temps, c’est ce qu’il y a de mieux non ? parvint-elle à marmonner. Tu seras loin de ce tyran désormais, à l’abri, et heureux en compagnie de la femme que tu as choisie. Protégé par tous tes nouveaux amis élitistes. Tu pourras mener tes objectifs à bien et tu n’auras plus à souffrir de sévices corporels.
Un sanglot étrangla sa voix et elle renifla plus bruyamment, tentant vainement de maîtriser les tremblements qui sillonnaient ses mains.
— J’espère seulement que tu viendras nous voir de temps à autre, même si je sais très bien que tu seras surmené. Je veux juste pas que tu nous oublies ou nous renies. Même une visite par an suffirait à me combler.
— Tu voudrais que je t’engage à mon service ? Je ne compte pas avoir énormément de domestiques et je pourrais aisément te prendre en charge. Tu n’auras plus à craindre la folie de mon père.
— Non ! je ne veux pas être un frein à ton ascension et je pense que j’aurais du mal à supporter de travailler au service de quelqu’un d’autre…
Elle soupira avant d’ajouter plus bas :
— De te voir avec une autre…
Il sentit la respiration de son amie s’accélérer. Ne voulant pas accentuer son embarras, il ne lui en fit pas la remarque et la laissa continuer sa tâche. Fébrile, elle prit ensuite un ruban de soie bleu, l’enroula autour de la mèche et fit un nœud ample qui lui retombait sur les épaules. Une fois sa tâche terminée, le baron se leva et contempla son reflet à travers le miroir. Après s’être observé sous toutes les coutures, Alexander pinça le bout de ses cheveux et s’attarda sur sa nouvelle coiffure qu’il semblait apprécier.
— Comment me trouves-tu ? demanda-t-il en se tournant vers elle, un sourire esquissé sur ses lèvres.
Elle eut un rire nerveux et réprima un hoquet ; elle était persuadée que ce jour-là arriverait, qu’il faudrait qu’ils se séparent définitivement car un immense abîme les éloignait tous deux. Elle n’était qu’une noréenne formée pour servir les nobles aranéens dont il faisait partie. Qu’espérait-elle d’autre ? Il ne lui devait rien, ils ne s’étaient rien promis, rien avoué. Elle avait toujours pensé qu’elle serait assez forte pour encaisser cette déchirure et avait imaginé cette scène de nombreuses fois, espérant secrètement être celle à qui cette bague serait destinée.
— Tu es vraiment beau ! avoua-t-elle, les yeux embués, prête à fondre en larmes.
— Veux-tu que je te montre la bague de fiançailles que je vais lui offrir ?
Ses mots la foudroyèrent. Ne pouvant répondre tant sa gorge était nouée, elle se contenta d’un simple hochement de tête. Sur ce, il se dirigea vers son bureau et sortit du tiroir un petit écrin noir. Il se plaça à côté d’elle, lui adressa un regard empli de bienveillance et l’ouvrit.
À son approbation, Désirée prit méticuleusement le bijou et le considéra d’un œil vide, l’air absent. L’anneau était sublimement ouvragé, la surface brillant d’un bel éclat flamboyant inhabituel.
— De l’or cuivré ? Voilà qui est bien rare, murmura-t-elle mollement. Mademoiselle va être ravie.
— C’est exact, ça coûte même extrêmement cher ! J’y ai même fait graver des inscriptions à l’intérieur afin de sceller à jamais le nom de ma douce promise et de faire augmenter son prix.
Elle approcha le bijou de son œil, tentant d’imprimer dans sa mémoire le nom de l’heureuse élue. À la lecture de l’inscription, elle demeura interdite, les yeux écarquillés et la bouche bée. Alexander prit l’alliance et, comme il était de coutume dans les mœurs aranéennes, se plaça devant elle. Il mit un genou à terre et la contempla droit dans les yeux.
— Ma chère et tendre Désirée, souhaitez-vous devenir ma charmante épouse ? demanda-t-il suavement, les yeux rieurs devant la réaction qu’il espérait. Désirez-vous partager la fin de vos jours en mon humble compagnie.
— Mais… mais comment ?
Il se redressa et posa délicatement une main sur sa joue.
— Tu n’espérais tout de même pas que je t’abandonne si facilement, ma friponne ? dit-il cyniquement.
Submergée par l’émotion, Désirée le gifla avec violence. Hébété par cet acte aussi vif qu’impromptu, il demeura immobile tandis que, tremblante de la tête aux pieds, la domestique craqua et se jeta dans ses bras.
— Mais quel idiot ! marmonna-t-elle, la voix étranglée par ses sanglots.
Il étouffa un rire.
— Tu pourras donner une gifle à ton frère et à ta mère qui étaient également dans la confidence ! Je voulais te faire la surprise. Ça m’a profondément attristé de te voir si mal en point et abattue ces derniers temps. Il a fallu qu’on soit discrets pour ne pas éveiller tes soupçons. Pourtant, on en a fait des maladresses qui auraient pu te mettre la puce à l’oreille. Une chance que ton frère soit parvenu à rattraper le coup plus d’une fois.
— Mais pourquoi vous avez fait ça ? s’indigna-t-elle.
— Je voulais savoir si ce que j’éprouvais à ton égard était réciproque et je dois t’avouer que je ne suis pas déçu de ta réaction ! ajouta-t-il, mesquin.
— T’es ignoble ! Comment as-tu pu croire un instant que je n’éprouvais rien pour toi ?
— Je ne voulais pas te faire tant de peine, ma douce. Je voulais être sûr et certain que tu serais capable de me suivre à l’avenir. Cette démarche n’est pas anodine et cette demande va impliquer bien plus dans nos vies qu’une simple formalité d’union. Nous allons risquer gros, ma chère. Car, je le regrette, mais ma décision de t’épouser ne va certainement pas plaire à père.
— Par Alfadir ! Mais que va dire le maître s’il l’apprend !
— N’aie crainte, j’ai pensé à tout. Toi et moi quitterons le manoir après lui avoir annoncé, j’avais assez d’argent de côté pour nous permettre de vivre convenablement dans un modeste domaine à la campagne. J’en ai pris un assez grand pour y accueillir ta mère et ton frère afin que père ne se défoule pas sur eux en notre absence. Nous irons vivre tous les quatre là-bas, loin de la foule.
— Tu es tellement gentil Alexander ! Comment se fait-il qu’un tyran puisse être le père d’un être si adorable.
Elle resserra son étreinte puis marmonna des paroles inaudibles.
— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda-t-il, amusé devant sa jolie créature tout ébranlée.
Elle déglutit péniblement et s’éclaircit la voix :
— Tu es sûr de vouloir être avec moi ? Je veux dire, je suis qu’une domestique, je suis à demi noréenne, j’ai pas d’argent, pas de titre. Tu vas perdre toute crédibilité au sein de la noblesse à être avec quelqu’un comme moi et je sais que t’as besoin de notoriété pour ta carrière en politique.
Alexander soupira et fronça les sourcils. Il s’assit sur le lit et l’invita à le rejoindre.
— Désirée, je connais parfaitement les risques et les blâmes que j’encoure à me marier à quelqu’un de ta condition. J’ai tout analysé avant de trouver le bon moment pour sauter le pas. Nous avons une maison, j’ai un peu d’héritage et je vais avoir un travail bien rémunéré. Nous n’aurons pas besoin de domestiques à charge et ton frère pourra travailler en dehors s’il le souhaite. Nous ne vivrons pas dans l’opulence mais nous ne manquerons de rien. Quant à l’Élite, le fait de savoir le maire marié à une noréenne me rassure. Les choses sont en train de changer et je pense ne pas prendre trop de risque à l’idée de me marier avec une aranoréenne. Bien que pour les plus éminents d’entre eux, ma notoriété va être entachée si ce n’est anéantie.
Il lui donna un baiser sur le front et essuya sa larme.
— Mais je préfère mille fois diminuer mon train de vie en vivant auprès de toi, que d’assurer mon titre, ma fortune et ma renommée au sein d’une Élite que je déteste. Aucune aranéenne de haut rang n’est digne de toi, elles sont toutes aussi fausses les unes que les autres et ne me convoitent que pour mes biens.
Il entrelaça ses doigts aux siens et lui adressa un sourire si franc qu’elle en fut totalement désarmée.
— Alors que toi au moins tu m’as toujours accepté. Tu m’as supporté, relevé, soutenu, réconforté un nombre incalculable de fois. Tu es la seule à pouvoir supporter mon caractère de chien, à me secouer les puces et à pouvoir t’opposer à moi lorsque tu trouves la chose légitime.
Elle pouffa puis se pinça les lèvres, les joues rosies par tant de compliments. Il approcha son visage du sien et déposa un baiser furtif sur sa nuque.
— Après, je ne crois pas avoir entendu ta réponse. Peut-être que mademoiselle n’est pas encline à passer sa vie aux côtés d’un garçon torturé au corps meurtri et plus jeune qu’elle. Un vulgaire baronnet enclin à s’emporter facilement et qui ne disposera pas assez d’argent pour offrir tout ce qu’une dame de sa veine pourrait exiger.
Elle gloussa et le regarda intensément.
— Aurais-je le droit à mon petit déjeuner au lit ?
— Tous les jours si telle est la volonté de madame la future Baronne.
Sur ce, elle avança sa main en sa direction, il la lui prit délicatement et y glissa l’anneau à son annulaire.
Sitôt sa proposition acceptée et la bague à l’annulaire passée, Alexander s’éclaircit la voix et invita Séverine ainsi qu’Ambroise à pénétrer céans. Ces derniers patientaient sagement derrière la porte close, tentant de faire le moins de bruit que possible. À peine foulèrent-ils le plancher, que la mère se rua dans les bras de sa fille pour l’enlacer. Elle la couvrit de maints baisers et la félicita grandement.
Jamais Alexander n’avait vu cette femme aussi rayonnante avec ce sourire sincère qui fendait son visage et ces yeux brillants de larmes. Le frère, quant à lui, fit preuve de retenue et se contenta d’une brève accolade couplée d’un simple compliment :
— Alors comme ça je dois t’appeler baronne maintenant ? dit-il d’un ton moqueur.
Elle redressa la tête et, le port bien droit, posa une main sur son cœur.
— Madame la baronne s’il te plaît ! Ou maîtresse. Oh oui ! Maîtresse, ça me plaît bien !
Il ricana et lui accorda une pichenette sur le bout du nez.
— Même pas en rêve petite sœur !
Après cela, ils la convièrent à se rendre dans la chambre d’amie située de l’autre côté de l’escalier central, dans une pièce donnant vue sur l’arrière des jardins ainsi que sur l’océan. La fenêtre était grande ouverte, laissant pénétrer un fin filet d’air frais chargé d’embruns. Sur le lit, deux paquets joliment emballés à son intention se trouvaient mis. Elle délia les rubans et les ouvrit.
Dans le premier se trouvait une robe en mousseline vert d’eau à motif liberty et cintrée sous les seins par un ruban de soie rose, assortie à cette saison de pleine floraison, tandis que le second contenait une paire de souliers bruns à lacets dorés et pourvus de talons.
Les pupilles pétillantes et les membres tressaillants devant de tels présents, elle pressa l’étoffe contre sa poitrine, les couvrant de remerciements. Pendant que Séverine l’aidait à se laver puis à s’habiller, les deux garçons, postés côte à côte devant la fenêtre, portaient leur attention sur le paysage échangeant à voix basse sur les derniers préparatifs de la soirée.
— J’espère vraiment que ton père ne va pas rentrer ce soir ou qu’il n’y aura pas de ragots colportés suite à votre sortie, marmonna Ambroise, les dents serrées. Je n’ose imaginer quelle serait sa réaction s’il apprenait la nouvelle.
— Ne t’inquiète pas, père a une soirée de la plus haute importance et pour le moins stressante. Il ne rentrera pas ce soir, ça je te le garantis. Je te parie qu’il ira au Cheval Fougueux avant de revenir ici car il aura besoin de défouler ses nerfs. Tu peux être sûr qu’il ne sera pas au manoir avant la fin de matinée demain.
— Où allons-nous ? demanda Désirée d’une voix aiguë, intriguée par leurs messes basses.
— Tu ne veux pas avoir la surprise ? répondit posément Alexander en lui jetant une œillade.
— Oh s’il te plaît, dis-moi !
Sans attendre sa réponse, Séverine se pencha vers sa fille et lui murmura quelques mots à l’oreille. Cette dernière écarquilla les yeux et eut un petit cri de stupeur.
— À la Belle Époque !
Possédé par le vénérable William de Rochester, le domaine avait été transformé depuis peu en restaurant et rebaptisé la Belle Époque, visant à accueillir une clientèle fortunée, qu’elle soit d’origine aranéenne ou noréenne. Les avis sur cet endroit étaient élogieux, qu’ils soient d’ordre culinaire, décoratif ou pour l’amabilité du personnel.
Le jeune baron avait longuement hésité à l’emmener dans un tel lieu de prestige de peur qu’elle ne se sente guère à l’aise dans un milieu aussi aisé, pourvu d’une clientèle qu’elle ne côtoyait pas d’ordinaire. Cependant Pieter l’avait séduit en vantant de manière laudative cette propriété appartenant au père de son amant James.
— Cela ne te fait pas plaisir ? la nargua Alexander. J’ai réservé il y a plusieurs semaines pour être sûr d’avoir une place. Mais si cela ne te convient pas je peux toujours nous emmener dans un coin plus convivial et tranquille.
— Tu plaisantes, je rêve d’y aller ! Depuis le temps que Pieter en parle !
Vêtue de sa robe qui la seyait à merveille, Désirée s’installa sur la chaise et se laissa coiffer à son tour. Séverine brossait avec soin ses cheveux châtains alors qu’Ambroise, dans un instinct inné de provocation, s’amusait à titiller gentiment ses nerfs.
— Tu sais, qu’à présent, tu vas être hiérarchiquement supérieur à moi ma petite baronnette ? Je te préviens de suite, les marques de politesse et les courbettes ce n’est pas mon truc, donc hors de question que je te fasse la révérence chaque matin au réveil. Je refuse également de te laver les pieds, de t’apporter ton petit déjeuner au lit ou de débarrasser ton pot de chambre ! Et ce n’est même pas la peine de me réveiller en pleine nuit pour que j’aille en ville acheter une broutille que tu auras oublié de noter sur ta liste de course ! La chienne dévouée ici c’est toi ! Moi je ne suis qu’un fief renard qui tente de survivre dignement en gagnant sa maigre pitance.
Alexander patientait en silence. Assis sur le lit, il observait d’un œil attendri cette famille unie à qui il devait tant. Ils allaient tous travailler à son service dorénavant, laissant derrière eux ces longues années de tristesse et de tourments au profit d’une vie calme, loin de l’emprise de l’Élite.
Il contemplait le visage radieux de sa friponne, analysait ses faits et gestes tandis que Séverine l’aidait à épingler son médaillon tout juste lustré.
Avant qu’ils ne partent et dans le but de posséder un souvenir de ce jour si spécial, Alexander avait emprunté un appareil photographique dans une boutique d’Iriden. Il convia sa compagne dans la roseraie afin de la photographier dans ce coin de jardin foisonnant de roses juste écloses. Les fleurs aux couleurs diverses et éclatantes, allant du blanc pur au pourpre en passant par le rose et le carmin, se déployaient avec majesté entre les arbres feuillus et les sculptures en marbre.
Désirée s’assit sur le muret et, pour s’amuser, embrassa les naseaux de la statue de licorne qui se tenait en bas de l’alcôve fleurie. Alexander fit la même chose sur le côté opposé, effleurant de ses lèvres le nez du cerf. Enfin, ils en prirent une troisième, debout sous l’alcôve, encerclés par les deux sculptures animalières qui semblaient poser sur eux un regard insondable. Puis, le sourire aux lèvres et le pas pressant, les deux amants s’engouffrèrent dans le fiacre pour leur première soirée ensemble en dehors du manoir.
Heureux de les voir si rayonnants, Pieter referma la porte de l’habitacle et regagna son poste. D’un coup de cravache, il fouetta les chevaux qui s’engagèrent au petit trot dans l’allée, quittant le lieu pour se rendre à l’institution de la Belle Époque.
Le paysage défilait devant eux, caressé par les premiers rayons rougeoyants du soleil vespéral. Désirée observait avec intérêt cette nature paisible, dominée par les prés et les collines verdoyantes. Par moments, maisons de maître, bosquets et étangs venaient égayer les champs fleuris.
Ivre de bonheur, Désirée se pressait amoureusement contre son bien aimé baron, devenu son fiancé depuis trois heures à peine. Alexander la tenait par la taille et lui expliquait que leur future maison était située non loin de là, sur le versant nord de l’île.
Le fiacre traversa les grilles du domaine, en fer forgé peint en noir, sur lesquelles la devise de la famille de Rochester : Espoir, Honneur et Persévérance était gravée. Une fois le véhicule immobilisé, le palefrenier descendit et leur ouvrit. Il s’inclina avec respect avant de partir garer les chevaux un peu plus loin et rejoindre discrètement son James.
Alexander tendit le bras à sa cavalière, qui le prit avec une certaine appréhension. Elle affichait un port digne, se tenant aussi droite qu’elle le pouvait, dominée d’une bonne tête par son cavalier.
À l’intérieur, la salle était comble. Désirée balayait d’un regard innocent l’assemblée et la somptuosité des décors. Elle étudiait chaque détail, se délectant de toutes les beautés de ce nouveau monde qu’elle allait connaître auprès de son futur époux. Conduits par un serveur, ils s’installèrent dans un coin relativement isolé.
La salle était spacieuse, ajourée sur deux pans de murs par de grandes baies vitrées bordées de rideaux de velours écarlates. Des rangées de tableaux décoraient les murs et des consoles plaquées or foisonnaient de bouquets et d’ornements en bronze. Le sol se recouvrait d’un dallage en damier noir et blanc où un tapis de velours rouge serpentait entre les allées.
À la fois mal à l’aise et excitée, Désirée avait les mains repliées entre ses cuisses, inspectant les moindres recoins tout en se pinçant les lèvres. Son expression arracha un sourire à son fiancé tant il la trouvait ravissante en cet instant. Il avança une main sur la table afin de cueillir la sienne. Elle y engouffra sa paume que l’homme caressa avec douceur, analysant le magnifique anneau qui ornait son annulaire.
Les cartes du repas leur furent apportées. La demoiselle ne savait quoi prendre et hésita longuement sur la liste des mets tous aussi fastueux et raffinés les uns que les autres, manquant de s’étouffer devant leur prix incroyablement élevé. Devinant son trouble, Alexander la rassura :
— Surtout prends ce qui te fait plaisir, je ne regarderai pas à la dépense pour ce soir.
Elle pouffa et finit par trouver son choix. Lorsque le serveur arriva, elle lui annonça vouloir la dorade royale, leur spécialité. Souhaitant lui faire déguster d’autres plats, Alexander choisit une pièce de bœuf ; un animal si rare sur l’île et dont la viande, très prisée, coûtait extrêmement cher.
Il commanda deux coupes de champagne afin de trinquer avec elle. Contrairement à d’ordinaire, le liquide doré avait un goût nettement plus exquis aux yeux du garçon qui se délectait de ce nectar.
Dès que le repas, succulent, fut achevé, le serveur apporta la carte des desserts. De palais sucré et gourmande, Désirée hésitait. Elle fronçait les sourcils et scrutait attentivement la carte.
— Tu as l’air chamboulée, nota Alexander, amusé.
— C’est que… je ne sais pas où porter mon choix, tout me fait tellement envie. J’aimerais bien le fondant au chocolat car je n’ai encore jamais mangé de véritable cacao, hormis celui du chocolat chaud que tu m’avais préparé. Et on dit que c’est vraiment excellent. Mais j’aimerais également la coupelle de fruits exotiques, je vois qu’il y a des mangues et de l’ananas dedans et là encore je n’ai pas eu le plaisir d’y goûter.
— Les deux sont très bons, assura-t-il.
— Tu prends quoi toi ? s’enquit-elle.
— Moi ? Rien, juste un café.
Le serveur arriva et s’informa de la commande. Désirée opta finalement pour la coupe de fruits et Alexander, en plus de son café, commanda le fondant.
— Je pensais que tu ne voulais rien ? demanda-t-elle, intriguée, une fois le serveur parti.
— Ce n’est pas pour moi, rétorqua-t-il en lui adressant un sourire de connivence.
À ces mots, le visage de sa friponne s’illumina et elle le regarda si amoureusement qu’il en fut totalement désarmé.
Elle se délecta de ses deux desserts, essayant malgré tout de manger dignement afin de ne pas paraître malpolie devant la clientèle. Elle ne s’était pas encore attardée sur la foule mais remarqua qu’elle comptait des noréens, peu, mais suffisamment pour pouvoir se sentir à l’aise.
— La famille de Rochester prend très à cœur l’équité entre les deux peuples, expliqua Alexander tout en buvant son café. Même si je doute que William daigne laisser son fils James épouser notre cher palefrenier. Certes la clientèle est moins noble qu’à l’Ambassade tenue par mon oncle mais elle n’en reste pas moins aisée et respectable. Ici il n’y a généralement ni marquis ni comte, juste des honnêtes gens de bonne fortune.
— Il existe encore des familles de comte sur Norden ? s’enquit-elle pensivement.
— Oui, annonça-t-il, seulement deux, de Laflégère et de Serignac. La première est basée à Wolden, à l’est du territoire et la seconde est sur le point de disparaître.
Désirée fit la moue et baissa les yeux.
— Qu’y a-t-il ?
— C’est que… je me disais… mais toi aussi tu es le dernier représentant de ta lignée et le dernier véritable baron. Ça ne te gêne pas de perdre de ton prestige en mêlant ton sang à celui d’une aranoréenne ?
— En quoi ce serait dégradant de vouloir un enfant avec la femme que j’aime ? Aranoréenne ou non ça ne changera strictement rien. Après tout, je nourrissais ce rêve quand j’étais petit et bien que mes sautes d’humeur à ton égard ont été fort nombreuses au vu de mes fréquentations, je suis quand même revenu à mon point de départ.
Il but une gorgée et étudia son interlocutrice qui le dévorait des yeux, ébahie et en émoi.
— Le pire c’est quand je me rends compte à quel point j’ai été un effroyable salaud envers toi et que, malgré tout, c’est toi qui te tiens devant moi aujourd’hui. Qu’importe ce que je t’ai dit ou fait, tu as été, tu es et tu seras toujours là.
— Parce que j’ai été, je suis et je serai toujours ta charmante chienne dévouée mon cher Alexander, avoua-t-elle.
À cette annonce, il redressa dignement la tête et, dans une sensibilité retenue, laissa échapper une larme. Ils échangèrent un rire complice, heureux de se retrouver définitivement et de partager leur avenir ensemble.