NORDEN – Chapitre 45

Chapitre 45 – Entrée dans le vrai monde

Un alléchant fumet de viande marinée s’échappait de la cocotte en fonte posée sur le foyer. Le repas cuisait depuis des heures, chauffé à feu doux afin de ne pas faire griller la volaille. Le coquelet baignait dans une sauce au vin rouge où carottes, oignons, champignons et pommes de terre mijotaient. Divers mets étaient entreposés sur le plan de travail dont un trio de fromages, achetés à prix d’or et sélectionnés avec soin.

Désirée se tenait auprès de sa mère, affairée en cuisine depuis la matinée afin de préparer un dîner d’exception. Elle tranchait le pain de froment qu’elle avait acheté le jour même afin qu’il soit le plus frais possible. Séverine, quant à elle, sortait la tarte aux pommes du four tandis que Ambroise et Pieter buvaient une tasse de thé, le premier assis à une chaise, habillé avec élégance, et le second en livrée.

Le palefrenier se tenait proche de la gazinière afin de profiter de la chaleur dégagée par le four, tentant de récupérer ses doigts mordus par le froid pénétrant de l’hiver.

— Je vois que vous êtes déjà tous là ! s’exclama une voix grave. Même notre cher renard.

Ambroise soupira et leva les yeux au ciel. À peine entré dans la pièce, Alexander se plaqua derrière Désirée, l’enlaçant avec force alors qu’elle continuait sa tâche. Il approcha sa tête de son cou et l’embrassa.

— Que me préparez-vous de bon pour ce soir ?

Elle gloussa, amusée par les doigts de son maître qui exploraient son ventre, la chatouillant de part et d’autre.

— Tout ce que tu préfères mon cher Alexander ! annonça-t-elle en montrant un à un les plats. Salade d’endives aux noix, maquereaux en vinaigrette, carottes râpées aux échalotes, tapenade d’olive noire, velouté de légumes, purée de pommes de terre, coq au vin, fromages et tarte maison en dessert. On a même réussi à trouver ta fameuse tomme de brebis au cidre et on a eu un mal fou à se procurer les olives.

— Que de gâteries ! Vous savez que nous ne sommes qu’entre nous ? dit-il, amusé par la vue de cette orgie de mets. Je ne m’attendais pas à ce que vous fassiez à manger pour toute la ville !

— Les portions sont petites, jeune maître, je pense que nous pourrons tout finir ce soir, répondit calmement Séverine en sortant les couverts et les assiettes.

— C’est vrai que si la friponne est là, je ne me fais pas de soucis quant aux restes ! railla-t-il en lui palpant la taille.

Désirée écarquilla les yeux, faisant mine d’être offusquée.

— Et père qui ne sera pas là, que rêver de mieux en cette veille d’anniversaire ! susurra-t-il à son oreille.

— Si tant est qu’il ne débarque pas à l’improviste, maugréa Pieter en pianotant ses doigts contre la tasse.

— J’en doute, à mon avis il sera auprès de ses amis afin de préparer dignement la fête pour célébrer ma majorité et mon « entrée dans le vrai monde ».

Il embrassa sa friponne qui ne cessait de glousser et se frotta nonchalamment contre elle.

Exaspéré par leur attitude, Ambroise se racla la gorge :

— Vous n’avez pas bientôt fini votre manège tous les deux… c’est écœurant ! Vous me donnez la nausée.

— Arrête d’être autant rabat-joie ! minauda la sœur. On fait rien de mal.

— Non, mais regardez-vous un peu ! Vous êtes vraiment sans gêne ! On dirait deux lapins en rut.

— Roh arrête ! On ne fait de mal à personne.

Après avoir chuchoté des paroles indistinctes à l’oreille de sa sémillante compagne, Alexander la prit par la taille et s’éloigna avec elle.

— Si on te gêne tant que ça, mon Ambroise, excuse-nous de nous éclipser un petit moment ! dit-il d’une voix doucereuse. Ne t’inquiète pas, nous revenons très vite.

Le domestique afficha un rictus et grogna. Il posa une main sur son cœur et scruta son maître avec dédain.

— Désolé mon « maître », mais le gentilhomme que je suis a un rendez-vous galant. Je ne serai malheureusement pas présent pour célébrer ton glorieux événement ce soir. Enfin, tu dois me comprendre et je pense que tu ne seras pas trop chagriné de ne pas m’avoir auprès de toi.

— Tant que monsieur ne nuit pas à ma réputation, je ne vois pas d’inconvénient à le laisser jouir de son temps libre comme il l’entend.

Il ricana et enserra sa friponne qu’il embrassa langoureusement devant son frère avant de lui faire face.

— En tout cas, ne m’en veux pas mais ta sœur reste auprès de moi ! Et ne t’inquiète surtout pas, elle est entre de bonnes mains.

Dès qu’ils furent partis, Ambroise grogna.

— Maman, dis quelque chose bon sang !

Séverine se retourna et lui adressa un sourire conjugué d’un haussement d’épaules. Il pesta et porta son regard vers Pieter, espérant un peu de soutien masculin.

— Ne me regarde pas comme ça ! Que veux-tu que je te dise ? dit-il avec philosophie après avoir bu une gorgée.

— Non, mais ça ne te choque pas ? Franchement, tu te verrais faire ça en public avec James ?

L’homme blêmit et toussa.

— Ne compare pas ma situation et celle du maître ! James est un de Rochester, un homme respectable et aranéen de surcroît, issu d’une famille pour qui avoir une descendance est de la plus haute importance. S’il s’avérait que quelqu’un, n’importe qui, fasse courir une telle rumeur au sujet d’une relation dite impure entre lui et moi, je n’ose imaginer la disgrâce qui sera portée sur sa personne.

Il prit une profonde inspiration, dardant Ambroise d’un œil mauvais.

— Et j’espère que tu ne t’amuses pas à en parler autour de toi, car hormis vous quatre et son cousin, personne, je dis bien personne ! n’est au courant de notre relation !

Son ton devint menaçant. Les doigts crispés sur sa tasse, Pieter tapait du pied. D’ordinaire calme et mesuré, il était rarement enclin à s’emporter de la sorte.

Cela faisait plusieurs semaines que le palefrenier entretenait une relation avec cet homme. Ayant toute confiance en son jeune maître, il lui avait demandé s’il pouvait disposer d’un endroit tranquille dans le domaine afin de profiter pleinement d’un moment privilégié sans crainte d’être découverts. Alexander n’avait rien trouvé à objecter ; après tout, Pieter avait toujours su tenir sa langue par rapport à la relation qu’il entretenait avec sa servante aranoréenne.

— Suis-je clair ? insista-t-il.

Ambroise acquiesça et passa une main dans ses cheveux. En jetant une œillade en direction de l’horloge, il vit qu’il était temps pour lui de partir. D’un signe de la main, il salua son collègue puis embrassa sa mère avant de sortir.

Un quart d’heure après, Alexander et Désirée revinrent dans la salle à manger où le couvert était dressé et les plats disposés. Napperons en dentelles, chandeliers et bouquets de lys décoraient la table. Le jeune baron s’installa en bout de table et fit signe à sa friponne de s’asseoir à ses côtés. La domestique, à demi débraillée et aux cheveux légèrement emmêlés, prit place.

Le repas se révélait fort agréable ; c’était l’une des premières fois où tous, hormis Ambroise, étaient réunis et parlaient librement. Alexander avait tenu à cette soirée, un dîner en toute simplicité sans convenance. À ses yeux, ils étaient sa vraie famille et il était impensable pour lui de ne pas fêter sa majorité en leur compagnie. Désirée, tout sourire, retira de la poche avant de son tablier une petite boîte noire joliment enrubannée et la lui tendit.

— Tiens, c’est de notre part à tous. Joyeux anniversaire !

Sans se faire prier, le jeune homme l’ouvrit et en sortit un élégant coupe-papier. Fait intégralement d’argent, l’objet était soigneusement ouvragé et présentait une inscription calligraphiée, gravée sur la lame : À notre maître adoré.

— On voulait t’offrir un sceau à la base, se justifia-t-elle, mais on avait pas assez d’argent pour t’en prendre un de qualité chez Taillord du coup on a voulu s’orienter sur un stylographe mais comme t’en as déjà un très bien et que tu nous as dit que ton coupe-papier était brisé alors on a décidé de t’en prendre un de belle facture.

Il les remercia vivement, ému par leur geste. Pendant le dîner, ils parlèrent de nombreux sujets, souvent légers, évitant les mots « Ulrich », « marquis » ou encore « Élite » ainsi que tout ce qui concernait de près ou de loin la politique et les éléments portant à polémique. La perspective d’avenir de chacun dominait la conversation.

Curieuse de ses projets, Désirée avala sa dernière bouchée de tarte et demanda à son maître :

— Et toi Alexander ? Que vas-tu faire maintenant que tu pars jouer dans la cour des grands ? Tu m’as déjà dit pas mal de choses, mais je sens que tu nous fais des cachotteries depuis plusieurs jours.

— Ah oui ? s’étonna-t-il, le sourire en coin. Qu’est-ce qui te fait dire cela, ma friponne ?

— Oh et bien… Tu es régulièrement absent, un peu plus distrait et distant avec nous. Je sais que tu as rencontré le Duc et que tu veux entrer dans la magistrature une fois tes études terminées.

Il se redressa sur le dossier de sa chaise et s’éclaircit la gorge. Contrairement aux trois autres, il avait peu parlé et s’était contenté de les écouter sans émettre de jugement.

— En effet, j’ai deux grandes nouvelles à vous annoncer !

Il laissa un temps afin de captiver son auditoire.

— La première est que je suis officieusement devenu le disciple de monsieur le Duc von Hauzen. Friedrich va être mon mentor dans la magistrature et j’espère que notre collaboration sera des plus prolifiques. D’autant qu’il est également maire, donc politicien et me sera d’une grande aide pour ma future entrée en politique.

Il prit son verre et but une gorgée de vin rouge.

— Pourquoi entreprenez-vous une telle chose, jeune maître ? s’enquit Pieter. Je sais que vous voulez défier monsieur mais pensez-vous, au vu de l’importance que votre père dispose aux yeux de l’Élite, que cela puisse vous suffire pour rivaliser avec son influence ?

— C’est exact et tes doutes sont légitimes. Comme vous vous en doutez, j’entreprends de défier père, dans l’ombre pour l’instant. Je compte sur vous pour vous montrer discrets là-dessus car il n’en sait fichtrement rien et je ne compte rien lui dévoiler avant un bon moment. Je voudrais non seulement le faire condamner pour tous les mauvais traitements qu’il nous a infligés, mais aussi réduire à néant cette Élite que vous comme moi détestons.

Pieter et Séverine échangèrent un regard inquiet.

Ce geste n’échappa pas à Alexander qui se justifia :

— Avec l’aide du Duc, je pourrai insidieusement y parvenir en me hissant au sommet. Je vais tenter d’amadouer le peuple au fil des années afin de le faire pencher en ma faveur. C’est une ambition sur le long terme, elle sera coûteuse et risquée, mais le jeu en vaut la chandelle.

Un silence régnait dans la pièce. Les trois domestiques, en pleine réflexion, regardaient droit devant eux. Séverine leva la tête et observa son maître, un sourire dessiné sur son visage empli de bienveillance.

— Je suis heureuse que vous repreniez enfin votre vie en main et que vous vous autorisiez à défier Ulrich. Je suis inquiète, je vous l’avoue, mais au vu de ce que vous avez vécu, je pense que vous aurez la trempe pour parvenir à vos fins et je vous donnerai tous les moyens dont je dispose pour vous soutenir et vous aider dans cette tâche.

— Il en va de même pour moi, renchérit Pieter, le visage grave. De toute façon, au vu de mes attirances, je risque déjà gros. Je sais que les unions de deux personnes du même bord ne sont plus si mal vues qu’autrefois, mais je ne reste pas moins un noréen et James, un aranéen de grande lignée. Si on peut un jour espérer vivre sans avoir peur d’être jugés ou rejetés alors je serais prêt à m’investir tout entier et vous accorderais également tout mon soutien.

Il fronça les sourcils et grimaça :

— Je sais que la majorité du peuple se moque éperdument de ces histoires de fortune, de sexe ou de taches sur la peau. Néanmoins, c’est l’Élite et leurs partisans qui tiennent les rênes du pouvoir, et au vu de l’importance de James et de sa famille plus que conservatrice sur un certain nombre de ces principes, jamais nous ne pourrons nous montrer librement si les mentalités n’évoluent pas.

— Je vous remercie d’avance pour votre soutien. Même si je me doutais de votre confiance et de votre engagement, je reste flatté de l’affection que vous me témoignez.

Il observa son domestique et lui adressa un sourire.

— En effet, je m’engage à donner plus d’équité entre les peuples et, bien sûr, à déconstruire leurs principes moraux abjects afin que les générations futures puissent vivre librement sans crainte ni haine d’autrui.

Pieter opina du chef.

— Et pour la seconde nouvelle ? s’enquit Désirée.

— Au vu de mes ambitions, il va falloir que j’agisse dans l’ombre et que je m’assure une couverture des plus solides qui soit. Après avoir longuement discuté avec père, nous sommes parvenus à la même conclusion. Il va falloir que je me choisisse une épouse afin de glorifier le nom et l’image des von Tassle.

Il observa son auditoire et esquissa un sourire.

— Ainsi, après maintes réflexions, j’ai porté mon dévolu sur l’une d’elles.

À cette annonce, Désirée devint livide et vacilla. Elle se mordilla les lèvres et contempla son maître d’un air interdit, tentant de masquer son désarroi.

— Je m’apprête à m’engager auprès de la femme qui semble pour moi la plus favorable pour perpétuer ma « prodigieuse lignée », poursuivit-il d’un ton grave, et je vais demander sa main d’ici une poignée de semaines. Bien entendu, je n’avertirai mon père qu’une fois ma promise au courant. Je ne souhaite pas qu’il altère mon jugement parmi les prétendantes au titre. Quitte à passer ma vie auprès d’une femme, autant la choisir avec soin.

Séverine et Pieter le félicitèrent tandis que Désirée, les yeux larmoyants, tentait péniblement de respirer.

À la fin du repas, dès que le maître eut regagné ses appartements et que la jeune femme se retrouva seule avec sa mère pour débarrasser et faire la vaisselle, elle éclata en sanglots, incapable de retenir ses larmes tant la nouvelle venait de lui briser le cœur.

Pour l’apaiser, Séverine la prit dans ses bras et la cajola, chamboulée elle aussi par le déchirement de sa fille.

— Pourquoi suis-je née comme ça maman ! pleura-t-elle. Pourquoi est-ce que je n’ai pas la chance d’être une noble et de pouvoir être avec lui ! Il va encore se sacrifier pour nous, épouser une femme qu’il n’aime pas et perdre sa vie pour tenter de changer les choses… c’est injuste.

Ébranlée et tremblante, elle serra davantage sa mère.

— Je m’en veux de pas être à la hauteur. Je savais très bien ce qu’il en serait. Mais je veux pas qu’il nous abandonne maman ! Je ne peux pas vivre sans lui… Je ne veux pas vivre sans lui… Je l’aime tellement maman ! Si tu savais comme je l’aime !

Séverine ne dit rien, tentant de rester digne et de dissimuler son émoi, traversée par la culpabilité d’avoir osé mettre au monde deux enfants nés d’un amour coupable. Elle regardait tristement devant elle, ses yeux embués rivés sur son jeune maître qui contemplait la scène à l’autre bout de la pièce, la mine sévère.

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