NORDEN – Chapitre 46
Chapitre 46 – La demande
Le soleil entamait sa descente dans ce ciel dépourvu de nuages, plongeant la pièce dans une jolie lueur mordorée. La fenêtre était grande ouverte afin d’aérer la chambre, baignée d’une chaleur étouffante pour un début de mois de mai. Dehors, le bruissement des feuilles d’arbres agitées par les vents se mêlait aux cris rauques des mouettes et des goélands qui rentraient au port.
Alexander était confortablement assis sur son fauteuil, installé devant sa coiffeuse, entouré de ses flacons et diverses fournitures de toilettes. Derrière lui, Désirée brossait sa longue chevelure ébène qui lui arrivait aux clavicules.
— Tes cheveux ont sacrément poussé, nota-t-elle en faisant glisser ses doigts entre les mèches soyeuses. C’est fou ce qu’ils sont doux et brillants maintenant.
— Tu trouves ? s’étonna-t-il.
Les yeux clos, il se laissait bercer par les caresses du peigne contre son crâne.
— Souhaites-tu que je te les attache pour une fois ? Un catogan t’irait si bien.
Il eut un petit rire et entrouvrit un œil.
— Ce n’est pas un peu désuet ? Ça doit bien faire trente ans que cette coiffure est démodée. Hormis deux ou trois hommes d’un certain âge, aucun jeune ne porte plus ce type de coiffure.
— Ça te donnera l’occasion de le remettre à la mode au pire et au moins ça te rendra unique vu que t’arrêtes pas de dire que vous portez tous les mêmes ensembles.
— Dans ce cas, vas-y, je te fais confiance.
Il ricana et ajouta d’un ton malicieux :
— Au pire je saurai à qui me plaindre si je suis tourné en ridicule lors de mon rendez-vous.
— Non ! je suis persuadée que ça t’irait très bien et tu as la longueur parfaite en plus ! Je suis sûre que ça mettrait tes yeux et ton visage en valeur.
Elle fit la moue et renifla, les yeux larmoyants.
— Et Mademoiselle sera fort conquise en te voyant ainsi, ajouta-t-elle d’une voix légèrement chevrotante.
Intrigué par son ton plaintif, il fronça les sourcils et l’observa à travers le reflet du miroir. Il fut alors peiné de voir des larmes rouler sur ses joues qu’elle tentait discrètement d’essuyer d’un revers de la main.
— Tu pleures ? demanda-t-il le plus posément possible.
— Non ! rétorqua-t-elle vivement. Je suis juste triste que tu t’en ailles, c’est tout.
Elle toussa et se pinça les lèvres.
— En même temps, c’est ce qu’il y a de mieux non ? parvint-elle à marmonner. Tu seras loin de ce tyran désormais, à l’abri, et heureux en compagnie de la femme que tu as choisie. Protégé par tous tes nouveaux amis élitistes. Tu pourras mener tes objectifs à bien et tu n’auras plus à souffrir de sévices corporels.
Un sanglot étrangla sa voix et elle renifla plus bruyamment, tentant vainement de maîtriser les tremblements qui sillonnaient ses mains.
— J’espère seulement que tu viendras nous voir de temps à autre, même si je sais très bien que tu risquerais d’être surmené. Je veux juste pas que tu nous oublies et nous renies. Même une visite par an suffirait à me combler.
— Tu voudrais que je t’engage à mon service ? Je ne compte pas avoir énormément de domestiques et je pourrais aisément te prendre en charge. Tu n’auras plus à craindre la folie de mon père.
— Non ! Je ne veux pas être un frein à ton ascension et je pense que j’aurais du mal à supporter de travailler au service de quelqu’un d’autre…
Elle soupira avant d’ajouter plus bas :
— De te voir avec une autre…
Il sentit la respiration de son amie s’accélérer. Ne voulant pas accentuer son embarras, il ne lui en fit pas la remarque et la laissa continuer sa tâche. Fébrile, elle tira ses cheveux en arrière et les peigna avec le plus grand soin. Elle prit ensuite un ruban de soie bleu, l’enroula autour de la mèche et fit un nœud ample qui lui retombait sur les épaules. Enfin, elle se recula et lui fit signe qu’elle avait terminé. Le jeune baron se leva et contempla son reflet dans le miroir de plain-pied, situé à côté de son grand lit à plume à la parure si moelleuse de laquelle émanait une enivrante senteur d’iris que la domestique appréciait tant. Ce parfum qu’elle ne sentirait plus désormais, lorsqu’il quittera les lieux pour vivre avec sa promise qu’elle n’avait encore jamais eu l’occasion de rencontrer.
Alexander s’observait sous toutes les coutures. Il portait une élégante chemise en lin blanc soigneusement rentrée sous un veston gris sombre rayé. Un pantalon noir uni, impeccablement repassé, recouvrait ses jambes fuselées et des souliers noirs vernis, à légers talons, agrandissaient sa taille. Il pinça le bout de ses cheveux et s’attarda sur sa nouvelle coiffure qu’il semblait apprécier.
— Comment me trouves-tu ? demanda-t-il en se tournant vers elle, un sourire esquissé sur ses lèvres.
Elle eut un rire nerveux, réprimant un hoquet. Elle était persuadée que ce jour-là arriverait, qu’il faudrait qu’ils se séparent définitivement ; après tout elle était domestique et lui baron. Un immense abîme les séparait tous deux, elle n’était qu’une simple noréenne formée pour servir les nobles aranéens dont il faisait partie. Qu’espérait-elle d’autre ? Il ne lui devait rien, ils ne s’étaient rien promis, rien avoué. Elle avait toujours pensé qu’elle serait assez forte pour encaisser le coup de cette déchirure. Elle s’était imaginé cette scène de nombreuses fois, espérant secrètement être celle à qui cette bague serait destinée.
— Tu es vraiment beau ! avoua-t-elle, les yeux embués, prête à fondre en larmes à la vue de cet être si cher qu’elle s’apprêtait à perdre.
— Veux-tu que je te montre la bague de fiançailles que je vais lui offrir ?
Ses mots la foudroyèrent. Ne pouvant répondre tant sa gorge était nouée, elle se contenta d’un simple hochement de tête. Sur ce, il se dirigea vers son bureau et sortit du tiroir un joli petit écrin noir. Il se plaça à côté d’elle, lui adressa un regard rempli de bienveillance et l’ouvrit. Enfin, il lui tendit la boite afin qu’elle observe le bijou plus attentivement. Désirée le prit méticuleusement et le considéra d’un œil vide, l’air absent. L’anneau était sublimement ouvragé. Sa surface extérieure, lisse et unie, brillait d’un bel éclat flamboyant inhabituel.
— De l’or cuivré ? Voilà qui est bien rare, murmura-t-elle mollement. Mademoiselle va être ravie.
— C’est exact, ça coûte même extrêmement cher ! J’y ai même fait graver des inscriptions à l’intérieur afin de sceller à jamais le nom de ma douce promise et de faire augmenter son prix.
Elle approcha le bijou de son œil, tentant d’imprimer dans sa mémoire qui serait l’élue. À la lecture de l’inscription, elle demeura interdite, les yeux écarquillés et la bouche entrouverte sous l’effet de la stupeur. Alexander lui prit l’alliance et, comme il était de coutume dans les mœurs aranéennes, se plaça devant elle. Le dos bien droit, il mit un genou à terre et la contempla droit dans les yeux.
— Ma chère et tendre Désirée, souhaitez-vous devenir ma charmante épouse ? demanda-t-il suavement, les yeux rieurs devant la réaction qu’il espérait. Désirez-vous partager la fin de vos jours en mon humble compagnie.
— Mais… mais comment ?
Il se redressa et posa délicatement une main sur sa joue.
— Tu n’espérais tout de même pas que je t’abandonne si facilement, ma friponne ? dit-il cyniquement.
Submergée par l’émotion, Désirée le gifla avec violence. La claque le fouetta en plein visage, produisant un claquement sec et résonnant. Il la regarda et se massa vigoureusement la joue, hébété devant cet acte si vif et impromptu. La domestique, tremblante de la tête aux pieds, craqua et se jeta dans ses bras. La tête appuyée contre son torse, elle pleurait à chaudes larmes et gémissait.
— T’es un idiot ! Mais quel idiot ! marmonna-t-elle, la voix étranglée par ses innombrables sanglots.
Il laissa échapper un petit rire.
— Tu pourras donner une gifle à ton frère et à ta mère qui étaient également dans la confidence ! Je voulais te faire la surprise. Ça m’a profondément attristé de te voir si mal en point et abattue ces derniers temps. Il a fallu qu’on soit discrets pour ne pas éveiller tes soupçons. Pourtant, on en a fait des maladresses qui auraient pu te mettre la puce à l’oreille. Une chance que ton frère soit parvenu à rattraper le coup plus d’une fois.
— Mais pourquoi vous avez fait ça ? s’indigna-t-elle.
— Je voulais savoir si ce que j’éprouvais à ton égard était réciproque et je dois t’avouer que je ne suis pas déçu de ta réaction ! ajouta-t-il, mesquin.
— T’es ignoble ! Comment as-tu pu croire un instant que je n’éprouvais rien pour toi ?
— Je ne voulais pas te faire tant de peine, ma douce. Je voulais être sûr et certain que tu serais capable de me suivre à l’avenir. Cette démarche n’est pas anodine et cette demande va impliquer bien plus dans nos vies qu’une simple formalité d’union. Nous allons risquer gros, ma chère. Car, je le regrette, mais ma décision de t’épouser ne va certainement pas plaire à père.
— Par Alfadir ! Mais que va dire le maître s’il l’apprend ! s’offusqua-t-elle, terrifiée.
— N’aie crainte, j’ai pensé à tout. Toi et moi quitterons le manoir après lui avoir annoncé, j’avais assez d’argent de côté pour nous permettre de vivre convenablement dans un modeste domaine à la campagne. J’en ai pris un assez grand pour y accueillir ta mère et ton frère afin que père ne se défoule pas sur eux en notre absence. Nous irons vivre tous les quatre là-bas, loin de la foule.
— Tu es tellement gentil Alexander ! Comment se fait-il qu’un tyran puisse être le père d’un être si adorable.
Elle resserra son étreinte puis marmonna des paroles inaudibles.
— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda-t-il, amusé devant sa jolie créature tout ébranlée.
Elle déglutit péniblement et s’éclaircit la voix :
— Tu es sûr de vouloir être avec moi ? Je veux dire, je suis qu’une domestique, je suis à demi noréenne, j’ai pas d’argent, pas de titre. Tu vas perdre toute crédibilité au sein de la noblesse à être avec quelqu’un comme moi et je sais que t’as besoin de notoriété pour appuyer ta personne en politique.
Alexander soupira et fronça les sourcils. Il s’assit sur le lit et l’invita à le rejoindre.
— Désirée, je connais parfaitement les risques et les blâmes que j’encoure à me marier à quelqu’un de ta condition. J’ai tout analysé avant de trouver le bon moment pour sauter le pas. Nous avons une maison, j’ai un peu d’héritage et je vais avoir un travail bien rémunéré. Nous n’aurons pas besoin de domestiques à charge et ton frère pourra travailler en dehors s’il le souhaite. Nous ne vivrons pas dans l’opulence mais nous ne manquerons de rien. Et quant à l’Élite, le fait de savoir le maire von Hauzen marié avec une noréenne me rassure. Les choses sont en train de changer et je pense que je ne prendrais plus trop de risque à l’idée de me marier avec une aranoréenne. Bien que pour les plus éminents d’entre eux, ma notoriété va être entachée si ce n’est anéantie.
Il lui donna un baiser sur le front et essuya sa larme.
— Mais je préfère mille fois diminuer mon train de vie en vivant auprès de toi, que d’assurer mon titre, ma fortune et ma renommée au sein d’une Élite que je déteste. Aucune aranéenne de haut rang n’est digne de toi, elles sont toutes aussi fausses les unes que les autres et ne me convoitent que pour mes biens.
Il entrelaça ses doigts aux siens et lui adressa un sourire si franc qu’elle en fut totalement désarmée :
— Alors que toi au moins tu m’as toujours accepté. Tu m’as supporté, relevé, soutenu, réconforté un nombre incalculable de fois. Tu es la seule à pouvoir supporter mon caractère de chien, à me secouer les puces et à pouvoir t’opposer à moi lorsque tu trouves la chose légitime.
Elle pouffa puis se pinça les lèvres, les joues rosies par tant de compliments. Il approcha son visage du sien et déposa un baiser furtif sur sa nuque.
— Après, je ne crois pas avoir entendu ta réponse. Peut-être que mademoiselle n’est pas encline à passer sa vie aux côtés d’un garçon torturé au corps meurtri et plus jeune qu’elle. Un vulgaire baronnet enclin à s’emporter facilement et qui ne disposera pas assez d’argent pour offrir tout ce qu’une dame de sa veine pourrait exiger.
Elle gloussa et le regarda intensément.
— Aurais-je le droit à mon petit déjeuner au lit ?
— Tous les jours si telle est la volonté de madame la future Baronne.
Sur ce, elle avança sa main en sa direction, il la lui prit délicatement et y glissa l’anneau à son annulaire.