NORDEN – Chapitre 48
Chapitre 48 – Le drame
Le visage fermé, la posture roide et les mains jointes, Alexander entra dans le salon où son père était en pleine répétition.
— Père, annonça-t-il gravement, j’ai à vous parler.
Ulrich cessa de jouer et regarda droit devant lui, parfaitement impassible ; il était rare que son fils daigne le déranger lorsqu’il travaillait. Au bout d’un temps qui semblait interminable, il tourna la tête et se redressa. Il alla à son bureau et se servit un grand verre de whisky. Puis il s’installa nonchalamment sur son fauteuil, croisa les jambes et dégusta son verre tout en contemplant l’impertinent sans décrocher le moindre son.
Vêtu intégralement de noir, Alexander restait debout, l’échine traversée par une sueur froide qui raidissait ses membres.
— Que veux-tu ? finit par demander le père après s’être délecté de son verre.
— Je vous annonce mon départ prochain. Je quitte cet endroit pour aller vivre en pleine campagne en compagnie de nos domestiques.
Il s’arrêta, guetta sa réaction puis, voyant qu’il ne réagissait pas, poursuivit :
— Mon départ aura lieu dans deux mois, juste après le Nouvel An. Cela vous laisse le temps d’engager de nouveaux employés à votre solde.
Ulrich s’affala davantage sur son assise. Il baissa la tête et esquissa un sourire en coin fort malaisant.
— Puis-je savoir quel est le motif de ton départ précipité, mon garçon ? dit-il d’une voix doucereuse. Ton année scolaire est encore bien loin d’être terminée et je doute, au vu des circonstances, que tu gagnes suffisamment d’argent pour te permettre de me quitter avant d’avoir signé ton admission dans la magistrature. Dans six mois si je ne m’abuse, comme te l’a promis ton cher ami Friedrich.
Le visage d’Alexander fut ôté de toute couleur et une grimace fendait ses lèvres alors qu’il tentait de refréner les tremblements qui s’emparaient de ses mains.
— Vous… vous êtes au courant ?
— Que tu choisisses délibérément de me tenir tête et de me défier de front en optant finalement pour la magistrature plutôt que pour les sciences ? Que tu espères implicitement me faire condamner pour toutes ces années de maltraitances portées à ton encontre, et ce, en te servant de la notoriété de ton cher oncle Lucius et de ton nouveau mentor, le Duc von Hauzen en personne ? Crois-tu que ton ambition puisse rivaliser contre mes alliés ? Tu veux diviser l’Élite pour plaider ta cause et te rendre justice alors que tu n’as jamais eu la trempe de soutenir mon regard, sale couard, pleutre que tu es !
Il croisa les bras et afficha un rictus.
— Ai-je tort ?
Anxieux, Alexander serra les poings et déglutit péniblement, désireux de ne pas se laisser déstabiliser. Il fallait qu’il tienne bon pour prouver sa dominance nouvellement acquise.
— Vous avez tout à fait raison, père ! se contenta-t-il de dire. Et je sais, avant que vous ne me l’annonciez de vive voix, que vous désapprouvez mon choix et mon insistance à vouloir vous condamner pour vos actes néfastes. Cependant, il est inutile de tergiverser là-dessus, je ne vous suis plus soumis désormais. Je ne vous crains plus père, sachez-le ! Et vous répondrez de vos actes et serez traduit en justice afin d’être condamné. Vous ainsi que les marquis von Eyre et de Malherbes. Je trouverai le moyen de vous faire mettre sous fer tôt ou tard car vous méritez un procès que vous le vouliez ou non !
À cette harangue, le père fut pris d’un rire effroyable qui le glaça d’épouvante. Le garçon voyait ses tremblements s’intensifier et frottait frénétiquement ses doigts contre ses paumes. Ulrich posa ses mains sur les accoudoirs et se leva. Il avança lentement jusqu’à venir se poster juste devant son fils, à présent de la même taille que lui.
— Me crois-tu ignorant de la situation ? fit-il d’un ton cinglant en plantant son regard noir chargé de malveillance dans le sien.
— Que voulez-vous dire ?
— Je vais te le redire une nouvelle fois car tu sembles jouer de ma patience, mais me crois-tu réellement stupide au point de me cacher pareille ignominie sans que je ne m’en rende compte ? Me crois-tu ignorant de tes attirances impures et pire, de la tache souillée que tu as créée et qui s’apprête à voir le jour dans quelques mois ?
— Comment avez-vous su ? maugréa le fils en baissant la tête, incapable de lui faire face.
Le père laissa échapper un rire sardonique et posa sa main sur son épaule qu’il pressa d’une poigne solide.
— Tu n’es pas très futé pour un futur politicien et magistrat, c’en est navrant ! cracha-t-il entre ses dents. J’ai bien compris qu’en te voyant décliner la proposition de mariage avec la marquise von Dorff, le meilleur parti de cette île, que tu devais avoir quelque relation cachée. Et, au vu de ton incroyable lenteur à me le déclarer, je présume sans trop de mal qu’il s’agit d’une noréenne et que la noréenne en question se trouve ici, sous notre toit. Ai-je tort, mon garçon ?
— Non, père, vous dites vrai… marmonna Alexander, désemparé par la situation.
Ainsi, son père savait et mûrissait sa rage depuis certainement plusieurs semaines déjà. Telles des serres, ses doigts puissants s’enfonçaient dans la chair de son épaule. Ulrich était furieux et grinçait des dents, attendant que son fils s’explique sur sa conduite « vile et débauchée », conduisant à la disgrâce prochaine de sa noble famille.
— Je l’aime père et quoi que vous disiez ou fassiez cela ne changera rien. Je pars vivre avec Désirée, j’engage sa famille ainsi que Pieter. Vous n’aurez plus à subir ma présence dorénavant.
Il prit une profonde inspiration et le regarda droit dans les yeux, les sourcils froncés.
— Et moi je suis libre ! Libre de ne plus m’infliger quotidiennement votre horrible personne ! Libéré de votre emprise et de votre courroux. Qu’importe s’il me faut perdre le titre et le prestige, je mènerai ma vie comme je l’entends, avec ou sans votre consentement et celui de vos pairs.
Ulrich pressa davantage sa main, arrachant une grimace à son fils qui continuait à le défier malgré la douleur.
— Tu n’en feras rien, mon garçon ! trancha-t-il d’un ton comminatoire. Tu resteras ici et tu épouseras la fille von Dorff que tu le veuilles ou non ! Nous irons voir Dieter demain matin, tu t’excuseras et effectueras ta demande à la marquise ! Tu renieras ton enfant bâtard et je chasserai cette garce de ma demeure ! Elle ainsi que sa famille ! J’expédierai ces rats sur la côte est, bien loin de chez nous et je m’engage à les persécuter s’ils s’entêtent à demeurer céans et à commettre l’affront de me défier. Ma notoriété est mise en jeu de même que mon honneur. Les membres de l’Hydre nous apprécient, nous jouissons dorénavant d’un poids et d’un pouvoir considérable. La renommée des von Tassle est en train de regagner son éclat de jadis, perdu depuis longtemps à cause de tes grands-parents, trop conciliants envers le bas peuple. Pour ne devenir qu’une lignée presque éteinte et raillée par ses pairs dont toi, mon fils, tu es le dernier descendant légitime.
— Vous êtes un monstre, père ! cracha Alexander, à cran. Dois-je vous rappeler que c’est grâce à leur laxisme que mère a pu vous épouser, qu’importe votre absence de titre ou votre modeste fortune ? Qu’elle a pu vous choisir par amour parce que, justement, mes grands-parents étaient tolérants et se moquaient éperdument de vos origines ! Et là, vous me refuseriez ce qui vous a été accordé de bonne grâce il y a vingt ans de cela ?
— Ne me parle pas de ta mère ! Comment oses-tu la mentionner toi qui souilles sa descendance sans le moindre scrupule ni once de culpabilité !
— Vous êtes un monstre pitoyable, père ! cria Alexander en perdant son sang froid et en agrippant le bras de son géniteur. Vous entendez-vous parler ? Vous rendez-vous compte de la stupidité de vos paroles ? Mère serait fière de me voir heureux auprès de la femme que j’aime et avec qui j’ai décidé d’avoir des enfants. Et en quoi Désirée serait-elle plus impure que n’importe quelle aranéenne de haut rang, dites-moi ? À cause de la folie des taches que vos amis von Dorff et de Malherbes vous ont mis dans le crâne ? Vous craignez quoi, que j’en attrape moi aussi ? Sachez que grâce à vous j’en ai obtenu des centaines et pire encore ! Vous avez brisé mon corps et ma jeunesse.
— Ils ne sont que des animaux Alexander ! surenchérit le père en perdant patience. Des êtres primitifs et limités ! Bon sang, je pensais que Léandre était parvenu à te persuader là-dessus ! C’est à croire que tu joues bien ton petit jeu !
— Désolé de vous décevoir père mais vous semblez oublier quelque chose de fondamentalement important. Désirée et Ambroise sont aranoréens ! Dois-je vous rappeler que leur mère, Séverine qui travaille pour nous depuis tant d’années est la fille d’un des membres du clan des Deslambres qui, comme vous le savez, travaille avec le comte de Laflégère basé à Wolden ! Et que ses enfants, par conséquent, bien qu’ils aient été reniés par leur famille, se retrouvent être les héritiers du sang d’une des plus riches et puissantes familles de la côte est !
Ulrich jura et relâcha son étreinte. Les mains crispées, il fit les cent pas, faisant claquer ses talons sur le parquet tant il écumait de rage.
— Ils n’en sont pas moins inférieurs à toi fils, et ce en tout point ! Dire qu’avec toutes les aranéennes que tu as conquises j’ai nourri l’espoir que tu en trouves au moins une qui te convienne ! Une seule ! Et tu as eu l’incroyable chance de réussir à charmer la marquise !
— Laurianne ne m’aime pas, père ! objecta-t-il, les dents serrées. Elle ne fait qu’exécuter les ordres de son père. Je sais qu’elle convoite Léandre ! Il lui conviendra tout à fait, ils formeront un magnifique couple de vermines !
— Comment oses-tu dénigrer tes pairs de la sorte ! hurla Ulrich en perdant toute sa contenance.
Le père pointa un doigt accusateur en direction du fruit de ses entrailles, le dardant d’un regard empli de révulsion.
— Ils ne sont pas mes pairs, père ! Ils sont la vermine infâme qui ronge Norden et avilit le peuple en se sentant supérieure à autrui ! Une poignée d’individus néfastes et dangereux qui veut prendre le contrôle de l’île ! Île dont nous sommes des invités et que les noréens, dans leur grande bonté, nous ont permis de partager ! Et vous voulez détruire tout ceci… Tout cela à cause de votre satané commerce avec Pandreden, de votre fortune croissante et de votre orgueil démesuré ! Mais vous êtes pitoyables ! Abjects ! Des monstres qu’il faut enfermer et museler pour le bien commun !
Horrifié par ses propos, le père devint livide. Il se figea et toisa son fils qui, pour la première fois de sa vie, osait enfin s’opposer à ses injonctions.
Après un moment de silence où les deux hommes s’affrontaient du regard, l’homme hurla et se jeta sur sa progéniture, aveuglé par la haine et à bout de nerfs. Désarçonné par cet assaut brutal, Alexander accusa le coup, basculant à la renverse sous la charge impressionnante de l’être abominable qui l’avait mis au monde.
Il s’effondra sur le tapis et une douleur foudroya son corps quand il heurta le sol, la tête frôlant de peu la table basse. Le souffle court et les poumons coupés par l’impact, il parvenait malgré tout à conserver un soupçon de lucidité. Faisant preuve d’une force et d’une rapidité inouïes, Ulrich le roua de coups sans nullement freiner ses ardeurs.
Paniquée à l’entente du fracas causé par la chute, Désirée ouvrit violemment la porte. En apercevant Alexander maîtrisé à terre, elle accourut en hâte et, dans un acte tant désespéré que déraisonné, se rua sur son maître afin de défendre son futur époux.
Animée par un désir de protection, elle parvint à dégager Alexander de l’étreinte de son géniteur. Puis, proche de la gorge de son assaillant, elle grogna et planta ses dents dans la chair molle de sa nuque, l’agrippant solidement. Ulrich hurla de douleur et empoigna ses cheveux afin de la détacher mais l’emprise de la domestique était ferme. Il tira davantage et lui asséna un violent coup dans l’abdomen suivi de plusieurs autres.
Désirée céda, ployant sous la douleur aiguë qui lui broyait le ventre. Elle desserra sa mâchoire sanglante et gémit. L’homme la projeta à terre, la faisant s’échouer comme une feuille morte. La jeune femme tremblait de tous ses membres tant elle se tordait de douleur, les mains plaquées contre son ventre meurtri. Il se releva puis, tiraillé par une douleur lancinante, fit glisser ses doigts pour palper sa nuque où un lambeau de peau semblait pendre. Le toucher l’électrisa. En regardant sa main, il vit qu’il saignait.
Furieux, il la fusilla du regard , recroquevillée sur elle-même, la peste avait les yeux ronds et affichait une expression de supplication mêlée d’effrois, totalement à sa merci.
— Toi, sale chienne crois-moi que je vais te faire passer un sale quart d’heure pour tout le malheur que tu nous as apportés ! Tu vas gémir et couiner crois-moi !
Il lui darda un œil noir empli de dégoût et brandit son poing. Alors qu’il s’apprêtait à s’acharner sur elle, le fils s’interposa :
— Je vous interdis de la toucher ! dit-il, la voix enrouée.
Ulrich toisa tour à tour les deux amants gisant au sol, faibles et vulnérables. Il jubilait de son triomphe, de cette puissance inestimable que cette fameuse drogue lui avait octroyée. Devant son hésitation, le fils se redressa laborieusement.
— Si vous osez la toucher, je jure que je vous tue de mes mains ! Vous ne toucherez pas à ma femme !
Le père demeura quelques instants interdit. Puis un large sourire malsain fendit ses lèvres, les yeux brillants d’une aura infernale.
— Très bonne idée ! annonça-t-il en se frottant les mains.
Enivré par la colère et révolté par le comportement ainsi que par les attirances malsaines de son fils, il s’élança à nouveau sur lui. Sans grande résistance de son adversaire, il agrippa sa nuque et la serra de toutes ses forces. Alexander tentait de défaire son étreinte. Il se débattait tant bien que mal, gigotant en tous sens, les mains farouchement crispées sur celles de son père.
Griffures, coups de poing et jeux de jambes, ses tentatives pour le repousser furent vaines. Ses yeux s’embuaient en même temps qu’un goût ferreux pénétrait dans sa gorge. Le cœur battant ardemment contre sa poitrine, il vacillait, perdant peu à peu connaissance.
« Tu diras bonjour à ta mère pour moi ! » crut-il entendre avant que ses oreilles ne bourdonnent.
Chancelant, il ne parvenait plus à entendre les hurlements de Désirée qui, traversée par des spasmes ininterrompus, le regardait avec une détresse, une main tendue vers lui et l’autre maintenue contre son ventre. Ne pouvant plus lutter, il ferma les yeux puis, l’espace d’un instant, tout devint noir.
Quand il reprit connaissance, effondré au sol, il remarqua à travers le voile vitreux plaqué sur ses rétines, la silhouette de son père gisant à terre. Ulrich était inconscient, Pieter et Ambroise juste au-dessus de lui.
Le premier était avachi de tout son poids sur son maître, tentant de le ligoter à l’aide d’une corde et le second tenait entre les mains ce qui semblait être un chandelier duquel perlaient des gouttes écarlates. Alexander bougea légèrement la tête et vit également Séverine, présente aux côtés de sa fille en larme, les mains tachées de sang frais.
Dès qu’Ulrich fut solidement attaché, Pieter et Séverine échangèrent quelques paroles inaudibles puis le palefrenier sortit en hâte. Ambroise, quant à lui, accourut vers son jeune maître et posa sur lui une main réconfortante.
Ce fut là la dernière chose qu’Alexander put apercevoir avant de sombrer inconscient.