NORDEN – Chapitre 56
Chapitre 56 – La chienne, le lion et l’honorable marquis
Sous la chaleur ambiante d’une matinée de printemps, Ambre et Meredith se baladaient à Varden, entre amies, enivrées par l’animation et l’ambiance de la basse-ville en ce dimanche matin, jour de marché. Les deux femmes étaient vêtues de saison, d’une simple chemise blanche sur un pantalon sombre pour Ambre et une robe noréenne à motifs floraux très colorés pour la duchesse. Comme à son habitude, cette dernière ne passait pas inaperçue avec ses dizaines de bracelets dorés auréolant l’intégralité des avant-bras ainsi qu’avec ses boucles d’oreilles en pierres précieuses, mettant en valeur sa peau caramel.
Son père les lui avait offerts et elle tenait à ses bijoux comme à la prunelle de ses yeux, au point de ne jamais se résoudre à s’en séparer lorsqu’elle sortait. C’étaient là les seuls objets de valeur qu’elle avait pu conserver lors de la perquisition. Sous ses apparats scintillants, elle irradiait de lumière dans cette foule majoritairement vêtue de brun et de gris. Des regards envieux, voire haineux, s’attardaient sur elle sans pour autant que ces gens aillent l’aborder ou murmurent la moindre remarque déplacée à son attention. Car, malgré sa déchéance familiale, Meredith von Hauzen n’en restait pas moins duchesse et, à ce titre, se devait d’être respectée.
Les deux amies marchaient d’un pas léger, contemplant les étals garnis. Les couleurs et les formes offraient un délicieux spectacle qui donnait l’envie de débourser son argent sans compter à la dépense. Pourtant, Ambre se rendit compte que le prix de certaines denrées avait une nouvelle fois augmenté. Les légumes, le pain et le poisson n’étaient pas impactés. Cependant, la viande et quelques produits d’épicerie comme le cacao, les épices, les graines, le café ou même encore le thé étaient devenus extrêmement chers, atteignant des sommes pratiquement inabordables pour la majorité des citadins. Les effets de l’embargo commençaient à se faire durement ressentir.
La jeune femme prit sa bourse et s’acheta un paquet de cigarettes qu’elle paya deux fois le prix de l’an dernier, un luxe qu’elle pouvait s’offrir depuis qu’elle vivait chez son hôte. Puis elle s’attarda un instant pour observer la foule et tendit l’oreille. Elle nota que de nombreuses personnes s’offusquaient de cette hausse soudaine, certaines s’énervaient, indignées par cette énième augmentation tarifaire brutale, tandis que d’autres, au contraire, étaient satisfaites de voir enfin le changement opérer.
Le nom du maire était sur toutes les lèvres, de même que celui de son opposant, le marquis von Dorff et celui du Duc von Hauzen dont le procès tardait à venir. Les mots « Charité » et « Providence » dominaient les discussions. Mais la plupart des habitants paraissaient plus inquiets par la guerre civile latente dont les conflits envahissaient les rues le soir venu, plutôt que par une guerre éventuelle avec l’un des deux empires ennemis. En revanche, presque tout le monde semblait avoir oublié la disparition et l’enlèvement des enfants noréens.
Meredith reprit le bras de son amie et l’amena en direction du port, l’un de leurs lieux privilégiés lorsqu’elles se voyaient autrefois. Ambre refusa, souhaitant à tout prix éviter de se promener dans ces quartiers où elles ne seraient sans doute pas les bienvenues. Leur présence risquerait au contraire d’être prise pour de la provocation et d’attiser les conflits.
— Ne t’en fais pas mon petit chat ! Je suis une duchesse, et de par mon titre, personne n’osera jamais lever la main sur nous, voyons !
La jeune duchesse marchait gaiement, heureuse malgré son infortune. Au grand désarroi d’Ambre, la belle brune était amoureuse, bercée par l’insouciance et la légèreté de sa relation avec Antonin de Lussac. Un amour sincère et partagé qui lui laissait un goût très amer au travers de la gorge. Elle ne parvenait pas à pardonner au jeune homme la tentative de viol qu’il avait eue à son égard et le lynchage infligé à Anselme. Et elle hérissait l’échine chaque fois que son amie prononçait avec délice le nom de son bien-aimé.
— T’envisagerais sérieusement l’idée de te marier avec lui ? prononça Ambre avec dégoût après que Meredith lui eut ouvertement détaillé son projet de vie.
— Bien sûr ! Je sais que cela t’énerve mon petit chat, je le vois à ton regard. Mais ne t’inquiète pas, je suis sûre qu’il arrivera à se faire pardonner un jour, laisse-lui le temps.
— Meredith, répliqua-t-elle d’un ton acerbe, je ne veux pas revenir éternellement là-dessus. Je sais très bien que c’est ta vie et que quoiqu’il se passe tu resteras mon amie, ça, je te le promets. Mais surtout, ne me demande pas d’être conciliante et de devoir le supporter lorsque je te verrai. Je le croise déjà assez souvent au manoir pour que je m’impose en plus sa présence lorsque je suis en ta compagnie. C’est au-dessus de mes forces !
Elles continuèrent leur marche et s’engagèrent dans la grande avenue en direction du port où de nombreux tombereaux chargés de caisses de poissons et coquillages fraîchement pêchés avançaient au pas. Les maisons de l’avenue, faites de pierres et de colombages, avaient leurs murs placardés d’affiches et de coupures de journaux où l’on pouvait nettement lire : « À mort le maire, sauvons nos emplois ! », « von Tassle veut notre mort, réveillez-vous citoyens, et battez-vous ! », « L’Élite nous sauvera, gloire à l’ÉLITE ! »
— C’est moi ou il y a eu du changement ici ? s’étonna la duchesse en portant son regard sur les pancartes et les prospectus que leur tendaient certains crieurs.
— Tu n’es pas revenue à Varden depuis combien de temps ? s’enquit Ambre, le cœur serré en voyant une nouvelle affiche peinte à son attention.
Elle y était représentée en portrait, caricaturée, avec de grands yeux rouges, un large sillon sur la joue et des crocs apparents. Sous cette représentation peu flatteuse était écrit un slogan provocateur : « La chienne du Baron vous ment ! Tuez la chienne ! »
— Je ne suis pas revenue depuis que je vis chez les parents d’Antonin… Ce n’est pas très ressemblant cette peinture de toi mon petit chat, ils auraient pu faire un effort ! ajouta-t-elle avec philosophie en scrutant la représentation de son amie, sa voix trahissant une pointe d’anxiété.
Meredith logeait depuis plusieurs mois dans la maison secondaire du marquis Léopold de Lussac,La Marina, située dans la plus noble avenue d’Iriden. Elle y habitait avec sa sœur et sa mère. Depuis l’arrestation du Duc et la perquisition de leur logement, les trois femmes avaient été expulsées et rejetées, au point qu’elles se retrouvèrent dans l’obligation de demander de l’aide. Le marquis de Lussac accepta de les loger, le futur beau-père de Meredith ne pouvait se résoudre à laisser des femmes de haut rang livrées à elles-mêmes sans logement et sans le sou.
Elles quittèrent l’avenue et débouchèrent sur le port où la foule battait son plein, plongeant les lieux dans un tumulte assourdissant. Marins et vendeurs alpaguaient les passants, accompagnés depuis peu par de grands orateurs, prônant leurs discours politiques sur les murets aux abords des quais où les deux voiliers étaient amarrés, les voiles repliées pour l’un tandis que l’autre les avait déployées. Malgré la traversée des siècles et leur aspect ancien, ils se révélaient encore en bon état d’usage.
En les observant attentivement, Ambre remarqua que les deux bateaux cargos, fleuron de la flotte aranéenne, étaient bien moins choyés qu’à l’époque. Le bois, jadis régulièrement verni et poli, était couvert de crustacés et d’algues. La peinture noire des lettres, illustrant le nom des vaisseaux, s’écaillait par endroits et les voiles, autrefois immaculées et d’une blancheur éclatante, étaient devenues grises et légèrement déchirées.
Elles reprirent leur marche, longeant les étals de poissons vendus à la criée par des marchands empressés et nerveux. Les effluves étaient épouvantables, plus qu’à l’accoutumée. La marée vaseuse dégageait un miasme d’iode et d’algue mêlée aux accents de poissons, de sueurs et de crottins. Le tout était rehaussé par des parfums luxuriants, d’alcool et de musc émanant de la toute nouvelle clientèle des lieux ; ces riches propriétaires et soldats qui arpentaient les rues afin d’échauder les riverains via des discours haineux envers le maire et sa politique actuelle.
Les deux amies resserrent leur étreinte afin de ne pas se perdre de vue. Elles étaient en territoire ennemi, possiblement en danger, mieux valait rester sur ses gardes. Ambre frissonna en apercevant Maspero-Gavard. En tenue d’officier, d’un rouge cardinal surmonté d’épaulettes dorées, le capitaine fumait tranquillement, adossé au muret. Lorsqu’il les aperçut, il plissa les yeux, jeta d’une pichenette sa cigarette en mer et s’approcha.
Arrivé devant elles, il les salua courtoisement en les contemplant de haut, le port droit, les dominant en tout point. Meredith lui répondit poliment tandis qu’Ambre se contenta de le scruter, un affreux rictus dessiné au coin de ses lèvres. Son énervement était d’autant plus accentué par le parfum qui émanait de sa personne ; cette odeur ! Sans s’en apercevoir, elle commença à haleter et son rythme cardiaque s’intensifia.
— Quelle impolie tu fais ! lança le trentenaire d’une voix forte afin que tout le monde puisse l’entendre. Ton maître ne t’a pas appris les bonnes manières, petite chienne ?
Il passa une main dans sa crinière blonde et balaya l’assemblée du regard avant de la darder de ses yeux noirs.
— À moins que tu ne veuilles faire ton intéressante devant mes hommes, ajouta-t-il cyniquement.
Ambre grogna et montra les dents.
— Je dirais plus que c’est vous qui souhaitez faire votre coq devant vos larbins afin de les impressionner !
Il laissa échapper un rire sardonique.
— Ta mère était beaucoup plus aimable et coopérative que toi, dit-il avec un sourire narquois, c’était agréable de la prendre sauvagement et de la voir se soumettre à tous nos désirs en échange de nos bons services. La pauvre était si désespérée, c’en était fort touchant !
Il se baissa et lui murmura quelques mots à l’oreille :
— Dommage que tu ne sois pas de la même veine, j’aurais pris plaisir à m’exécuter auprès de toi également. Même si, très clairement, ta mère était beaucoup plus attirante que toi, ma petite balafrée.
— Je vous interdis de parler de cette femme ou de me comparer à elle ! Je vous jure qu’un jour je ne manquerais pas de vous faire payer pour ce que vous avez fait ! Et de vous réduire en charpie, et ce, même devant vos hommes !
Armand plissa les yeux et ricana.
— Ah oui ? J’ai par principe de ne plus m’attaquer aux femmes désormais. Vous êtes si fragile qu’un seul coup de ma part manquerait de vous tuer. Mais bon, pour toi je ferais certainement une petite exception. Ça doit être tellement jubilant d’entendre une petite chienne couiner.
De rage et sans aucune honte, elle le gifla violemment. Désarçonné par cet affront public, Armand se tint la joue puis, la bouche entrouverte, la dévisagea avec étonnement. Il serra les poings et se redressa. Ambre, dont l’irritation était accentuée par cette senteur putride, soutint son regard et émit un grondement guttural, les yeux luisant d’un éclat ocré menaçant. La duchesse ainsi que le reste de l’assemblée guettaient la scène avec anxiété et hébétement.
Voyant qu’il ne pouvait la frapper publiquement de peur d’en prendre pour son grade, il éclata de rire et posa sa main sur l’épaule de son adversaire. Puis, avec lenteur, il approcha sa tête de la sienne.
— Toi ma petite, sache que tu vas payer très cher pour cette humiliation ! Espère ne jamais croiser ma route ou je te jure que tu vas passer un sale quart d’heure.
— Vous ne m’effrayez pas !
— T’es toujours aussi agressive qu’à l’époque petite enragée. Fais gaffe ou ton minois risque d’être une nouvelle fois défiguré et je ne retiendrai pas mes coups, sache-le !
— Que voulez-vous dire par là ?
Pour toute réponse, il décrocha un rire étouffé puis retira sa main et poursuivit sa route. Les deux femmes le regardèrent s’éloigner. Toujours gênée par l’effluve, Ambre toussota et se gratta le nez. Meredith, tressaillante, lui reprit le bras afin de faire demi-tour.
Sur le chemin du retour, elles croisèrent des gens qui parlaient avec empressement et se dirigeaient d’un pas hâtif dans une allée à gauche. Intriguées par la cohue, elles s’y rendirent et aboutirent sur une place circulaire bordée de commerces et de pubs où un homme sur une estrade déclamait son discours avec des gestes éloquents pour appuyer ses dires.
Sur la scène se tenaient deux hommes. L’orateur, légèrement avancé, était un homme d’une quarantaine d’années en costume gris clair à rayures blanches. Ses cheveux bruns foisonnants étaient coiffés en une houppette semblable à celle d’un rapace. Et ses yeux sombres, plissés en fente, ainsi que son sourire aux dents blanches parfaitement alignées accentuaient encore plus son côté prédateur.
Ambre trouvait qu’il ressemblait à s’y méprendre à une hyène. Son éloquence était magistrale, théâtrale. Il semblait possédé et débitait ses paroles avec passion. Elle reconnut Rafael Muffart, le patron du journal le Légitimiste qui l’avait tant harcelée les premiers mois après sa convalescence afin d’avoir son témoignage.
« Vous citoyens qui vous sentez lésés, laissés pour compte par le nouveau régime mis en place par votre nouveau maire… »
Le second, juste derrière lui, contemplait la foule de manière impassible. Droit et fier, il tenait une canne à pommeau de serpent dans les mains. Au vu de son port implacable et de son apparat austère, l’homme était éminent.
« … épousez la cause de l’Élite, nous vous protégerons face à la menace noréenne, à la famine et à ces sauvages de Hani qui nous volent notre territoire… »
— Par Alfadir ! chuchota Meredith à l’oreille de son amie. Mais que fait le marquis ici !
— Tu le connais ? demanda Ambre qui ne parvenait pas à détacher son regard de la silhouette dudit marquis.
C’était un homme à l’expression patibulaire, proche de la soixantaine, aux cheveux cendrés et aux yeux noirs. Une fine barbe taillée épousait le contour supérieur de ses lèvres pincées. Il portait un costume corbeau ainsi qu’un haut-de-forme qui le grandissait davantage.
« N’ayez crainte, nobles citoyens, nous vous protégerons, nous possédons la richesse… »
— C’est le marquis Lucius Desrosiers, l’un des membres de l’Hydre, le plus fidèle allié du marquis von Dorff avec le marquis de Malherbes. C’est le propriétaire de la Goélette et chargé des relations commerciales avec Pandreden et le territoire des carrières nord. Je ne comprends pas pourquoi il n’est pas en prison après le scandale qui s’est passé au sujet des marins perdus sur Providence.
— Je connais ses fonctions oui, mon père travaillait pour lui. Mais je ne l’avais encore jamais vu !
« Embrassez la cause de l’Élite, joignez-vous à nous et battez-vous à nos côtés ! »
Elle fronça les sourcils et grogna.
— Le tribunal a assez de poids pour l’arrêter ?
— Non, en effet ! Tu sais le tribunal est présidé par von Dorff. Cela ne m’étonnerait pas qu’il le protège et masque les preuves d’enquête à son sujet comme il l’a fait pour de Malherbes, ils sont très soudés.
Soudain, les jeunes femmes entendirent leurs noms et virent les regards inquiétants, mêlant stupeur et fureur, portés sur elles.
— Quelle joie de vous voir vous joindre à nous, mesdemoiselles ! déclara Rafael avec un sourire carnassier. Vous avez enfin compris à qui rallier la cause ou vous venez vous enquérir des paroles de vos ennemis ?
Un sentiment de panique envahit Meredith qui serra le bras de son amie tout en regardant son interlocuteur. Ambre, habituée à être insultée et dévisagée, lui fit face. Dans la masse hostile, elle pouvait entendre des bruits jappements et aboiements adressés à son attention.
Ça y est, les ennuis commencent…
— À moins que vous ne soyez venues nous provoquer. Voyez comment deux jeunes tourterelles se baladent en totale désinvolture parmi les plus miséreux afin de leur donner le coup de grâce ! N’avez-vous donc pas honte d’exposer votre luxe et votre bonheur devant ces pauvres gens sans le sou ?
Les aboiements gagnaient en intensité. Ambre, aux abois, entendait très nettement des Sale chienne et autres noms d’oiseaux. Elle sentit la colère lui monter et voulait le défier. Or, la foule était échaudée et les deux femmes se retrouvaient seules contre tous, vulnérables. Meredith lui annonça d’une voix étranglée qu’elles étaient à présent encerclées par des marins, mais aussi par les hommes du marquis, lourdement armés.
Dans un souci de fierté et de provocation, Ambre ne bougeait pas et observait attentivement cette assemblée furieuse. Ses yeux ambrés balayèrent la place avant de croiser ceux du marquis. L’homme la toisait au loin, en silence. Ils s’engagèrent dans un duel de regard.
C’est à cause de cet homme que mon père s’est transformé… et dire qu’il a engagé l’assassin employé par ma mère en tant que capitaine. Il n’y a pas plus grande provocation !
Un projectile jeté en leur direction la sortit de son duel, la manquant de peu. Il fut suivi par d’autres.
— Mais ils veulent nous tuer ! s’indigna la duchesse.
Les aboiements s’intensifiaient et les regards malveillants devenaient de plus en plus menaçants ; il était temps pour elles de prendre la fuite. Malheureusement, elles étaient toujours cernées, il n’y avait aucune échappatoire. Un autre projectile atterrit directement sur la tempe de la duchesse qui cria de douleur.
— Alors mesdemoiselles, poursuivit Muffart à voix haute, affichant une fierté jubilatoire. Vous vous rendez enfin compte du trouble que vous causez à la population ?
La foule, hostile et déchaînée, s’apprêtait à fondre sur elles afin de les rosser sans once de culpabilité, voulant leur faire subir le supplice d’une humiliation publique, leur faire regretter leur condition de privilégiées.
Ambre scrutait les visages sales de cette assemblée aussi miséreuse qu’elle ne l’était par le passé. Certainement de bons travailleurs ayant perdu leurs emplois avec la charge probable d’une famille à nourrir et cherchant désespérément un coupable sur qui porter leur haine grandissante devant la terrible injustice qu’ils subissaient.
En étudiant ces mines déplorables, la jeune femme se rendit compte de l’immense fossé qui la séparait de sa situation d’avant. Désormais, elle vivait dans ce monde d’opulence qu’elle avait tant jalousé et méprisé autrefois. Elle était devenue une privilégiée : nourrie à sa faim, éduquée avec soin et disposant d’un confort qu’elle ne pensait jamais pouvoir acquérir. Et même si son hôte et employeur n’était pas des plus supportables, elle ne pouvait réfuter cette horrible vérité ; elle était devenue ce contre quoi elle s’était toujours révoltée, et elle sentit son cœur se serrer à cette prise de conscience brutale.
Avant que les marins ne fondent sur elles et ne les maltraitent, le marquis Desrosiers esquissa un signe de la main. Ses hommes s’exécutèrent, mirent la foule en joue et la firent taire en une fraction de seconde. Une fois la place redevenue calme, le marquis s’avança au-devant de la scène et balaya la foule d’un regard hautain. Il s’éclaircit la gorge et déclara d’une voix forte et distincte :
— Mademoiselle von Hauzen, vous daignez enfin sortir de votre cage dorée, bienvenue dans le vrai monde ! Une chance que certains d’entre nous aient eu pitié de vous et de votre famille déchue ! J’espère que vous avez bien profité de ces années d’opulence, chère enfant, car ce n’est pas votre nouveau parti qui vous sauvera je le crains.
Meredith fit la moue et se mordit les lèvres. La peur au ventre, elle respirait péniblement. Pourtant, tout comme Ambre, elle ne voulait pas se laisser abattre et le défiait elle aussi, tentant de faire abstraction de la douleur qui lui cognait à la tempe. Un filet de sang perlait sur son visage qu’elle parvenait difficilement à arrêter à l’aide de son mouchoir imbibé.
L’homme leur jeta un dernier regard dédaigneux puis fit signe à l’assemblée de se disperser. En partant, certains d’entre eux se pressaient vers elles, crachant au sol juste sur leurs pieds. Ils grognaient et leur adressaient des propos provocateurs tout en effectuant des gestes obscènes. Ambre feula et montra les dents lorsque l’un d’eux s’approcha un peu trop près de leurs personnes.
Dès que la foule fut dispersée, les soldats rangèrent leur arme et partirent. La jeune femme jeta un œil en direction du marquis qui la dévisageait de haut. Après un dernier échange silencieux, il remonta avec élégance dans son fiacre aux armoiries argentées représentant trois serpents enlacés. Le véhicule était tracté par de beaux palefrois blancs bien nourris et brossés.
Cet homme parle d’opulence et d’injustice sociale, mais il empeste le luxe à plein nez…