NORDEN – Chapitre 57

Chapitre 57 – Les jumelles, la mère et la Mante

Meredith et Ambre quittèrent aussitôt la place afin de regagner la Taverne de l’Ours et de soigner la jeune duchesse au plus vite. Sa plaie saignait abondamment et le tissu dont elle se servait pour arrêter l’hémorragie ne parvenait plus à contenir le liquide tant il était imbibé. Sur l’allée bondée de monde, elles parvinrent à se frayer un chemin, se faufilant péniblement entre les riverains. Les gens semblaient tout aussi excités que sur la place, parlant bruyamment et se bousculant sans gêne. Même les chevaux paraissaient anxieux. Les bêtes hennissaient et avançaient tout en articulant leurs oreilles d’avant en arrière. Ambre tenait fermement le bras de son amie, la guidant au mieux.

Dans cette cohue, elles furent hélées par une voix grave. Elles se retournèrent et virent le capitaine James de Rochester dressé sur un cabriolet. Arrivé à leur hauteur, il fit signe à son cocher de stopper net ses chevaux. Il descendit et invita ces demoiselles à monter à bord tout en scrutant les rues d’un air inquiet. Le capitaine ne passait pas inaperçu avec son costume militaire bordeaux sur lequel les armoiries L.d.L. étaient cousues juste à côté d’un insigne en forme de cerf cabré, fait d’or pur.

Les de Rochester étaient une famille sans titre, fervente défenseure des droits et des institutions, très discrète sur la vie privée de ses membres. Elle était érigée depuis deux siècles comme les gardiens de l’ordre et de la paix sur Norden. William, le père, était l’ancien capitaine de la Goélette et James, le fils aîné, son successeur.

Suite au scandale des enlèvements, concernant non seulement le rapt des enfants noréens mais également la disparition de ses subalternes sur Providence, de Rochester père décida de prendre sa retraite. Afin de réparer ses torts et d’apaiser sa conscience, il jura un dévouement sincère et sans faille au maire ainsi qu’à son ami Hangàr Hani dont la petite fille Imperà comptait parmi les victimes.

James avait les traits tirés et un rictus se dessinait sur ses lèvres. Cela faisait presque un an qu’il assurait la fonction de maire suppléant et travaillait depuis peu au service de Léopold de Lussac. Le marquis possédait à lui seul près d’un tiers des navires de pêche de Varden et des commerces portuaires. En tant que sympathisant, il l’engagea comme capitaine du Fou, une gabare chargée de la liaison fluviale entre Varden, Forden et Wolden. Malgré son changement de poste, James continuait d’arpenter la région du port consacrée à la liaison commerciale entre Norden et Providence afin de s’enquérir des nouvelles d’outre-mer. D’autant que son père était encore apprécié et conservait des partisans parmi les marins affrétés sur la Goélette.

Dans le fiacre, Meredith s’installa à côté de son amie et se lova contre elle. De Rochester lui avait donné un mouchoir afin qu’elle change de tissu. Assis en face d’elles, il leur expliquait calmement la dangerosité de ces quartiers, faisant un point sur les événements dont elles venaient d’être témoins. Tracassée par ce qu’elle avait entendu sur la place, Ambre ne l’écoutait que d’une oreille, tout en le dévisageant avec soin. Comme chaque fois qu’elle le voyait, son visage lui semblait familier et éveillait en elle des flashs de son passé qu’elle ne parvenait pas à identifier clairement.

James était un aranéen d’une cinquantaine d’années, au visage dur et la mâchoire carrée masquée en partie par une barbe rousse bien entretenue. Malgré ses traits sévères, l’homme dégageait une certaine bienveillance émanant de ses yeux bleus cernés de rides et de ses fossettes.

C’est bizarre, mais d’aussi près il me fait vraiment penser à papa dans sa gestuelle comme dans sa voix. Bon, après papa a travaillé au service de son père pendant une trentaine d’années… il a du prendre de ses mimiques.

Le fiacre les déposa à Iriden, devant une somptueuse maison de ville à la façade écrue érigée sur un étage et au toit mansardé. L’entrée se faisait par une grille noire portant les armoiries des de Lussac et menait sur un jardin où poussaient rosiers et fleurs sauvages. Il comprenait un bassin dans lequel des carpes koïs, aux écailles blanches et rouges, nageaient paisiblement.

Les deux femmes gravirent les marches du perron et entrèrent. Meredith, prise de vertiges et prête à défaillir à tout moment, indiqua le salon à son amie qui la tenait fermement. Une fois la porte de la pièce passée, Ambre la déposa sur le canapé le plus proche. La duchesse s’avachit et lui ordonna de prendre la trousse de soins rangée dans l’armoire. Celle-ci s’exécuta, la sortit et commença à désinfecter sa plaie à l’aide d’une compresse imbibée d’alcool.

Pendant qu’elle s’affairait, elle prit le temps de contempler cette vaste pièce exhalant d’enivrantes fragrances florales provenant d’une multitude de bouquets ainsi que du parfum des trois femmes vivant ici quotidiennement. Les gerbes étaient disposées dans de grands vases en cristal, donnant un aspect végétal là où l’influence marine dominait avec ces motifs de coquillages, crustacés et autres voiliers. La décoration était luxuriante dans cette salle organisée à la manière d’une nature morte. Au vu de la quantité astronomique d’objets richement ornés, si savamment rangés et entretenus, l’homme était un collectionneur et ne regardait pas à la dépense pour satisfaire sa passion.

Un bruit de pas provenant des escaliers extirpa la jeune femme de ses pensées. Blanche entra dans la pièce en compagnie de Prune, un chat au pelage crème et aux yeux bleus. Elle avançait calmement, la démarche gracile. Sa longue robe blanche en fine mousseline épousait les contours de son corps élancé. En silence, elle s’installa sur une banquette et les observa de ses yeux vairons. Aucune mèche blonde ne s’échappait de son chignon impeccable.

— Bonjour mademoiselle Blanche, la salua Ambre.

— Bonjour, se contenta-t-elle de répondre tout en mirant sa sœur de manière impassible, que t’est-il arrivé ?

Meredith fit la moue et lui relata les faits sans même la regarder, la tête appuyée sur les genoux de son amie qui venait de terminer de la soigner.

— Je t’avais prévenue, répondit la jumelle en caressant la chatte qui venait de la rejoindre sur le divan.

Le félin ronronnait, les yeux clos.

Comme mon Pantoufle, songea Ambre avec amertume.

— Je sais ! pesta Meredith. Comme toujours tu as raison et j’ai tort ! C’est bon, t’as d’autres choses à rajouter ?

Ambre écarquilla les yeux, surprise par le comportement de son amie qu’elle voyait rarement s’emporter avec autant d’empressement.

— Non, je suis juste rassurée qu’il ne te soit rien arrivé de pire.

— Très gentil à toi !

Gênée par l’atmosphère tendue, Ambre se décida à rentrer, mais Meredith retint son bras.

— Oh non ! Reste un peu, s’il te plaît ! En plus, si ça peut te rassurer, Antonin ne devrait pas rentrer tout de suite.

— C’est qu’il se fait tard et je ne voudrais pas inquiéter Adèle, je lui ai promis de rentrer tôt afin de jouer un peu avec elle cet après-midi.

— S’il te plaît, reste encore un peu mon petit chat ! supplia Meredith en la dévisageant de ses yeux de biche.

La jeune femme réfléchit puis porta son regard sur Blanche qui esquissa un haussement d’épaules, lui signifiant qu’elle n’était pas contre l’idée. Pour se montrer amicale avec son hôte, cette dernière leur servit une citronnade bien fraîche qu’elles dégustèrent accompagnée de biscuits, de carrés de chocolat et d’une mangue coupée en dés.

Une fois la tension descendue, elles discutèrent tranquillement. En bavardant auprès d’elles, Ambre apprit des informations inédites à leur sujet. Au fil de la discussion, la jeune femme s’aperçut que la duchesse à la peau opaline se déridait quelque peu ; ses gestes devenaient bien plus vifs et le ton de sa voix de même que son expression faciale étaient nettement plus chaleureux qu’au départ.

Elle tente d’imiter sa mère, mais rien n’a vraiment l’air naturel chez elle finalement. Elle n’est peut-être pas aussi froide qu’elle veut le faire paraître.

Les jumelles avaient fait leurs études à l’université, non pas pour faire carrière car le statut de leur père leur assurait un avenir aisé, mais pour s’instruire et amasser un maximum de connaissances. Étant jadis les femmes les plus importantes de l’île en termes de réputation et de titre, elles étaient vouées à épouser de riches maris puissants et se devaient de les épauler dans leurs actions.

Ambre se risqua à demander s’il en avait été de même pour Irène mais les jumelles, confuses, préférèrent éluder la question. En revanche, Meredith lui dévoila en confidence que leur mère était régulièrement absente car le marquis Wolfgang von Eyre avait pour intention ferme de l’épouser une fois que son divorce serait prononcé.

Ambre fut surprise de ce basculement amoureux et se demanda s’il n’y avait pas là-dessous une stratégie visant à la protéger elle et ses deux filles, ce que Meredith laissait sous-entendre. D’autant que le marquis von Eyre n’était ni le plus fortuné ni le plus influent mais possédait des atouts non négligeables en termes de biens immobiliers.

Elle savait qu’il possédait plusieurs bars et boutiques aux quatre coins des villes, notamment Chez Francine, ainsi qu’un luxueux cabaret baptisé le Cheval Fougueux, avec lequel il faisait fortune et était mis au courant des éventuels ragots colportés. De plus, il était magistrat et exerçait son métier aussi efficacement que pouvait le faire le Baron et, à l’instar de cet homme, était tout autant coureur de jupons.

Un courant d’air se fit sentir et un jeune homme pénétra dans la pièce, le sourire aux lèvres en apercevant Blanche dans son champ de vision.

— Oh ! ma miss Blanchette ! s’exclama-t-il. Ma future belle-sœur adorée, comment vas-tu ?

— Garde tes surnoms pour tes concubines Théodore, te supporter est déjà un désastre, n’en rajoute pas je te prie !

Il s’avança d’une démarche chaloupée et lui baisa tendrement la main, sous le regard mauvais d’Ambre qu’il n’avait pas encore aperçue sur le canapé.

— Ta très chère sœur est-elle là ? Je dois l’informer qu’Antonin est parti rejoindre monsieur le maire. Il y a eu du grabuge au port et une altercation a éclaté. Il ne sera donc pas là tout de suite.

Elle esquissa un léger signe de la tête pour lui signifier de se retourner. Le jeune homme s’exécuta et remarqua les silhouettes d’Ambre et de Meredith qui se tenaient sur le canapé. À la vue du visage tuméfié de Meredith et du visage malveillant de sa rouquine préférée, il ne put réprimer un petit cri de stupeur.

— Ça par exemple ! Que je me réjouis d’un si beau spectacle ! Rien de tel pour égayer ma fin de journée.

Il se redressa, passa une main dans ses cheveux bruns afin de se recoiffer et replaça ses lunettes, le tout avec un sourire aussi charmeur que sournois et les yeux verts rieurs. Puis il avança vers elle avec élégance et distinction. Il prit avec délicatesse la main de Meredith et la baisa.

— Ma chère, que t’est-il arrivé ? Antonin va être peiné de te voir ainsi. Qui donc aurait osé faire perler le sang d’un aussi beau visage !

Elle soupira et glissa sa main dans la sienne.

— Merci mon Teddy, mais je vais bien, je t’assure. On a subi une attaque au port justement et Ambre m’a soignée.

À l’entente du surnom, son amie grimaça de révulsion.

— Tu m’en vois navré, répondit-il en lui replaçant délicatement une mèche de cheveux derrière l’oreille.

Il se tourna vers la rouquine, lui adressa un sourire rayonnant puis lui tendit sa main afin de cueillir la sienne.

— N’y compte même pas ! feula-t-elle.

Il se ravisa et plissa les yeux.

— Comment va madame la Baronne ? gloussa-t-il.

Elle se leva et pointa sur lui un doigt accusateur.

— Si tu tiens à rester encore vivant, je te conseille vivement de ne pas m’appeler comme ça !

Fulminante, elle grogna puis scruta l’horloge dont les aiguilles indiquaient dix-sept heures.

— Il faut que je rentre, il est tard. Merci pour tout ! fit-elle en saluant ses hôtesses.

Sur ce, elle tourna les talons puis sortit. Une fois dehors, elle avançait d’un pas rapide sur les larges trottoirs. Arrivée sur la grande place, elle prit le chemin habituel pour rentrer. En marchant, elle notait l’atmosphère se tendre et entendait des bouts de conversations dont une qui eut le don de piquer sa curiosité. Elle alla à la rencontre d’un groupe de vieilles dames qui discutaient bruyamment, posées sur un banc, puis leur demanda timidement quelle était la cause de toute cette agitation latente.

Ces dernières lui révélèrent qu’une attaque avait eu lieu sur les quais en fin de matinée. Selon les rumeurs, trois hommes furent blessés à l’arme blanche par un des partisans du maire. En entendant cela, Ambre se demanda si cet événement n’était pas un complot afin de rendre la population méfiante vis-à-vis du Baron, espérant implicitement que ce fâcheux incident n’entache pas sa notoriété. Troublée, elle remercia les dames et reprit sa route.

Voilà que je commence à avoir peur pour lui… non, c’est juste pour moi et Adèle que je m’inquiète. S’il se fait évincer, je vais devoir trouver un autre emploi et quitter les villes. Je suis devenue trop engagée, je risque ma peau à présent.

Pendant qu’elle marchait, elle observait le paysage, dévisageant les passants avec défiance. Puis elle s’arrêta un instant devant le palais de justice, désert en ce dimanche soir, et remarqua quelque chose bouger sur les marches du parvis. Entre les larges colonnes, un sale aRATnéen déambulait, un morceau de nourriture entre les dents. Un molosse affamé accourut vers lui, le coursa et le croqua d’un coup sec, répandant son sang sur les marches.

Guère impressionnée par ce spectacle macabre qu’elle commençait à voir un peu trop souvent dans les rues le matin, elle poursuivit sa route en silence. Lorsqu’elle passa le premier parc, elle s’engouffra dans une allée annexe, plus tranquille et sans âme qui vive. En pleine réflexion, elle entendit un bruit de sabots suivi d’une voix mielleuse. Sachant pertinemment de qui il s’agissait, elle poussa un soupir d’exaspération et continua son chemin sans se retourner, les poings serrés.

— Tu ne devrais pas te balader seule à cette heure, quelqu’un pourrait t’agresser ! dit une voix doucereuse.

Comprenant la référence, Ambre sentit la colère lui monter. Elle s’arrêta net, tourna la tête et planta son regard dans celui de son interlocuteur. Théodore se tenait assis sur son palefroi à la robe blanche et lui adressa un sourire.

— Qu’est-ce que tu me veux ? cracha-t-elle, impatiente. Tu ne voulais pas rester un peu plus longtemps chez Meredith, plutôt que de venir m’emmerder ? Elle avait certainement encore besoin de son cher Teddy !

— Rectification ma rouquine, c’est chez les de Lussac. Attends qu’ils se marient et après tu pourras dire ça !

La jeune femme prit une profonde inspiration et continua sa route les ongles ancrés dans la paume de ses mains. Théodore restait auprès d’elle, faisant marcher son cheval au pas, pris d’un désir incontrôlable de la titiller.

— Je peux savoir pourquoi tu me suis ?

— Je te signale que le manoir de mon père est dans cette direction. Tu devrais le savoir pourtant.

— Je sais très bien que le manoir de ton père est par là ! Je veux dire, pourquoi est-ce que tu me suis avec ton putain de cheval alors que tu pourrais aller bien plus vite en galopant et ne pas m’imposer ton odieuse personne !

Théodore déposa les rênes sur sa selle et s’appuya nonchalamment sur l’encolure de sa monture.

— Je profite du paysage et de la magnifique ambiance qui règne ici. Il fait beau et il fait encore si chaud. Les lieux sont calmes dans cette ville si belle et emplie de volupté. C’est un temps si idéal pour une balade équestre et bucolique. Je me sens tout émoustillé, tous mes sens sont agités et mon membre alerté prêt à être dégainé à chaque instant.

Il gloussa et se rapprocha d’elle, allant jusqu’à frôler ses cheveux qui ondulaient à la brise.

— Bon je te l’accorde, il y a une rouquine défigurée qui fait tache dans toute cette beauté mais je peux m’en accommoder.

Il effleura son épaule du doigt et ajouta grivois.

— Surtout si ladite rouquine désire finalement s’offrir à ma personne au bout de toutes mes tentatives infructueuses pour l’avoir auprès de moi. Finira-t-elle par céder, exaspérée, que dis-je ! abattue, de se voir si seule, sans beau mâle pour s’occuper d’elle ? Courbera-t-elle son joli petit corps devant ma personne, moi, noble marquis richissime ? Promis je serai gentil avec elle, que demander de mieux ?

Ambre pesta et lui adressa un regard noir.

— T’as pas d’autres femmes à aller emmerder, putain !

— Aucune qui ne soit plus importante que toi ma chère petite noréenne de basse classe, je t’escorte. Ordre de ton cher Baron adoré, si on te croise seule dans les rues isolées.

Elle fut prise d’un rire nerveux et redressa la tête.

— Oh ! je vois, alors comme ça le Baron m’envoie un cure-dent et un pervers sexuel de surcroît pour me protéger ? railla-t-elle en lui montrant les dents. Franchement je peine à te croire mon pauvre ! Va donc jouer ailleurs si tu ne veux pas que je m’énerve !

Sentant que ses paumes commençaient à être entaillées, elle ouvrit ses mains et crispa ses doigts à la manière d’une serre, les ongles rougis par des gouttes de sang frais.

— Tout doux ! Je me montre amical, là ! s’offusqua-t-il. Et je te signale que je suis peut-être pas bien épais, mais je sais me battre, les jeunes hommes de la noblesse savent manier le fleuret et le revolv…

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’un oiseau noir fou de rage s’abattit sur lui, croassant avec force, les griffes enfoncées dans ses cheveux. Théodore criait et se débattait, fouettant le corbeau avec ses mains. Tandis que son cheval, pris de panique, hennit et partit au galop. Ne tenant plus les rênes, le garçon finit par chuter dans l’herbe une dizaine de mètres plus loin. L’oiseau lâcha son étreinte et alla se poser sur l’épaule de son éternelle fiancée qui riait à gorge déployée. Ambre alla à la rencontre du cavalier et l’observa avec dédain et amusement. Celui-ci était avachi sur le dos, les vêtements tachés de terre et les cheveux couverts de brindilles. Hébété, il haletait et regardait le ciel de ses yeux écarquillés, les lunettes agencées de travers.

Arrivée devant lui, elle lâcha avec arrogance :

— Oh ! mon pauvre petit Théodore, c’est vrai que tu fais un brave soldat, je me sens terriblement rassurée en ta présence. Et dire qu’un simple corbeau te fait chuter de cheval et te met tout en émoi. T’es bien pitoyable !

Elle donna une tape amicale sur le crâne du corbeau au plumage ébouriffé et l’embrassa sur le bec.

— Bon, sur ce, je te laisse… Je ne vais pas perdre mon temps à te soigner, je ne suis pas une sainte et je n’en ai pas du tout l’envie ! Allez, Adieu !

Quand elle arriva devant les grilles du manoir, Adèle l’attendait dans le jardin, les yeux brillants, assise sur le rebord de la fenêtre du gardien. Maxime ouvrit le portail et l’aînée pénétra dans l’enceinte, Anselme niché sur l’épaule.

La petite vint vers elle en trépignant, le visage radieux :

— Oh ! tu sais pas ce qu’il s’est passé ? C’est incroyable !

— Qu’est-ce qui te trouble autant ma Mouette ? Je ne t’ai pas vue aussi réjouie depuis longtemps !

Adèle prit le corbeau dans ses mains et le caressa. Ravi de cette tendresse, Anselme ferma les yeux et roucoula. Pendant qu’elles regagnaient le logis, la cadette lui expliqua l’affaire. Apeurée par le non-retour de sa sœur, elle avait ordonné au corbeau d’aller la rechercher et de la ramener. Suite à cela, l’oiseau s’était exécuté, déployant instantanément ses ailes noires pour s’envoler. Ambre l’écoutait avec attention, la chute de Théodore avait su étioler sa mauvaise humeur. Rassurée d’avoir sa sœur auprès d’elle, Adèle courut vers la roseraie afin de s’exercer avec l’oiseau et tenter de lui faire exécuter des ordres.

En haut des marches de l’entrée, Ambre aperçut Séverine en train de fumer. La domestique était accoudée au muret, Désirée allongée à ses pieds, et lui adressa un faible sourire, lui annonçant que le maître était parti précipitamment pour une réunion urgente.

À mon avis, l’affaire s’annonce lourde. J’espère vraiment qu’il n’y aura pas de sévères répercussions.

Le soir venu, après avoir couché Adèle, Ambre dîna seule, le Baron n’était toujours pas rentré. Elle se trouvait donc isolée dans cette salle à manger dépourvue de bruit, assise à cette grande table avec pour seule compagnie le tintement régulier de l’horloge et Émilie qui lui apportait le repas et débarrassait. L’odeur était particulière ce soir-là, le fort parfum d’iris qui imprégnait la personne du Baron manquait à l’appel. L’air se révélait si fade et insipide que même le bouquet de lys disposé sur la table, pourtant foisonnant de fleurs toutes déployées, ne parvenait pas à égayer. L’estomac noué par l’inquiétude, elle mangea peu, peinant à avaler les aliments qu’elle portait à sa bouche.

Lorsqu’elle quitta la pièce pour rejoindre sa chambre, plus préoccupée qu’elle ne l’aurait cru par l’absence de son hôte, elle le vit enfin passer le pas de porte. Soulagée, elle poussa un soupir puis s’arrêta et le regarda. Sous son apparence impeccable, l’homme paraissait épuisé. Les yeux cernés et les traits tirés, il marchait d’un pas lent tout en frottant ses doigts contre ses paumes.

— Mademoiselle, dit-il d’une voix grave en prenant la direction de la salle à manger, pourriez-vous rentrer directement après votre travail demain, s’il vous plaît ? J’aimerais m’entretenir avec vous.

— Comme vous le souhaitez, répondit-elle posément, troublée par sa vulnérabilité qui transparaissait nettement. Je ne compte plus m’attarder à Varden dorénavant.

— Il ne vaut mieux pas, en effet.

Ils se contemplèrent un instant, le visage grave. Puis elle hocha la tête et commença à regagner l’étage.

— Surtout, faites attention à vous demain matin, évitez de vous attarder dans les rues et restez sur vos gardes.

Elle se stoppa, se retourna et le vit partir.

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