NORDEN – Chapitre 63

Chapitre 63 – L’état de fureur

Il faisait nuit lorsqu’un cavalier arriva en plein galop à l’observatoire. Il fit stopper net son cheval et toqua avec force à la porte d’entrée. Pierre, le vieil astronome, lisait à la lueur d’une lanterne grésillante dont les nitescences se reflétaient dans les yeux de verre des spécimens empaillés. À l’entente du bruit, le scientifique alla ouvrir, intrigué de voir quelqu’un se présenter à une heure si tardive.

— Que voulez-vous jeune homme ? s’enquit-il.

Le cavalier prit un instant pour récupérer son souffle.

— Je souhaite voir mademoiselle Ambre au plus vite !

Le vieil homme le dévisagea, hésitant.

— Je ne sais pas si c’est judicieux de…

— Monsieur, s’il vous plaît, daignez l’appeler ! Il y a urgence, un coup d’État est survenu à la mairie !

À cette annonce, Pierre se rua vers le dortoir des femmes et frappa à la porte. Ambre et Marie, en chemise de nuit et dans les vapes, lui ouvrirent. Il les informa de la nouvelle sans cérémonie et avertit sa collègue qu’un cavalier l’attendait au-dehors. La jeune femme enfila en hâte son manteau ainsi que ses chaussures et se précipita à l’extérieur.

— Que fais-tu là, toi ? cracha-t-elle avec mépris en apercevant la silhouette de Théodore.

Peu enclin à la défier, le marquis lui ordonna de monter en selle, derrière lui. Mais ne voulant aucun contact avec cet être abject, elle prit cinq minutes pour seller Balthazar. Une fois parée, elle fouetta l’arrière-train du destrier et partit à sa suite, s’enfonçant dans la campagne caligineuse. Ils galopèrent plus d’une heure sous la faible clarté d’un croissant de lune à demi dissimulé par d’épais nuages. Celui-ci plongeait le paysage dans un camaïeu de noir mêlé de bleu, faisant scintiller les lacs, briller les clôtures et reluire les fenêtres. Ils sillonnaient cette route caillouteuse jonchée de feuilles mortes et maculée de boue, bordée par les champs où aucune bête n’était de sortie.

Durant le trajet, elle fut mise au courant d’une partie des événements qui venaient de se dérouler le matin même et écoutait les paroles de cet odieux cavalier. Après un temps, Théodore pesta, énervé d’être traité de tous les noms d’oiseaux qu’elle ne cessait de débiter à chaque fin de phrase.

— Mais que dois-je faire à la fin pour m’excuser ? Ça fait deux ans qu’à chaque fois que tu me vois, tu ne cesses de me le rappeler ! Franchement, fais comme moi, tourne la page et passe à autre chose car de toute façon, tout ce que je pourrais faire ne changera rien !

— Je t’émasculerais bien ! T’as raison ça ne changerait strictement rien aux faits, mais au moins ça me soulagerait ! Et puis ça te va bien de me dire ça, rien que de repenser à ta main se poster sur moi me donne envie de gerber !

Il leva les yeux au ciel et jura.

— On est dans le même camp maintenant je te signale ! J’ai tellement mis mon égo de côté que je m’abaisse à faire équipe avec une noréenne et à en prendre la défense ! Si ça, ce n’est pas de la rédemption !

— Dis plutôt que t’as filé la queue entre les jambes car t’as pas pu assumer tes actes devant la justice ! T’as plié comme un chien devant le Baron. Ah ! ça pour aller violer les femmes, monsieur savait si prendre mais pour subir le courroux du patriarche, là il n’y a plus personne !

— Je n’ai jamais forcé aucune femme ! rétorqua-t-il avec vigueur. T’aurais été ma première si tu veux le savoir !

— Je suis très heureuse de l’apprendre ! Dois-je me sentir flattée ?

— C’est bon je t’ai dit ! Je m’en veux déjà suffisamment. J’étais très mal influencé…

— Comme si ça excusait quoi que ce soit ! Tu fais le fier mais t’es qu’un lâche et on en restera pas là mon gars !

— Je te signale que j’ai failli crever cet après-midi en défendant ton homme !

— Ce n’est pas mon homme ! Je le déteste tout autant que toi et je trouve ça fort dommage que t’aies pas eu la décence de crever pendant l’assaut. J’aurai été t’apporter une fleur sur ta tombe en guise de remerciements !

Le reste du trajet se fit en silence. Les deux cavaliers, ulcérés, se jetaient des regards noirs tandis que les chevaux hors d’haleine arrivèrent devant le domaine von Tassle.

Maxime ouvrit la grille et la laissa pénétrer dans la cour. Théodore, quant à lui, poursuivit son chemin pour regagner le manoir de son père. Ambre descendit de Balthazar et donna les rênes de son cheval au domestique. Puis elle se rua à l’intérieur du corps de logis. Elle gravit les marches de l’escalier et rejoignit la chambre d’Adèle où elle couvrit de baisers sa sœur endormie, l’enlaçant de toutes ses forces, enfonçant ses doigts dans sa chair afin de la maintenir contre son être.

Lorsqu’elle se réveilla à ses côtés aux premières lueurs de l’aube, elle s’aperçut que sa cadette était couverte de griffures et saignait par endroits. Intriguée, elle regarda ses mains et remarqua que ses ongles étaient rougis. Comprenant qu’elle l’avait blessée malgré elle, Ambre observa Adèle de ses yeux embués de larmes. Celle-ci lui jeta un regard désolé et alla calmement dans la salle de bain où elle se déshabilla et passa un gant d’eau claire sur sa peau laiteuse bardée de taches écarlates, faisant disparaître toute trace de sévices.

Pendant ce temps, Ambre ôtait les couvertures ; le blanc du tissu, hier encore immaculé, arborait de jolies souillures vives. Elle s’arma d’un gant qu’elle mouilla au savon et frotta avec énergie afin de les atténuer, espérant que le personnel ne se rende compte de rien. Elle s’acharna avec une telle violence sur le drap qu’elle alla jusqu’à le déchirer.

La voyant troublée, Adèle lui saisit les deux mains et les pressa dans les siennes. Elle approcha lentement sa tête et murmura des mots rassurants à son oreille. Pour lui changer les idées, elle lui raconta sa version des faits. Horrifiée d’apprendre tout ce que la fillette lui racontait, l’aînée affichait un teint blême et se grattait les bras. Pourtant, l’enfant ne semblait nullement traumatisée par la scène qu’elle avait vécue la veille. Elle était au contraire ravie et ne manquait pas d’éloges sur les sauveurs de la mairie.

Pendant que sa cadette déjeunait, Ambre se risqua à toquer à la porte du salon. Son hôte lui ouvrit et l’invita à entrer. Il la fit s’asseoir et s’installa à son bureau, face à elle. La pièce était plongée dans la semi-pénombre, les volets clos, éclairée seulement par les chandeliers. Alexander tentait tant bien que mal de dissimuler sa douleur et son épuisement, arborant un port noble et un regard imperturbable mais Ambre ne fut pas dupe. Le teint livide, l’homme avait les yeux cernés, tremblait légèrement et était bien moins soigné physiquement que d’ordinaire.

— Vous êtes blessé ? s’enquit-elle d’une voix trahissant une pointe d’inquiétude.

Pour toute réponse, il eut un rictus, conscient qu’elle l’avait percé à jour. Il fut déçu d’avoir été si peu crédible dans sa tentative de paraître le plus naturel possible.

— Je suppose que monsieur von Eyre vous a mis au courant de la situation ? dit-il après s’être éclairci la voix.

— En effet, j’étais d’ailleurs surprise que vous l’ayez envoyé lui, plutôt qu’un autre.

— Veuillez m’excuser d’avoir choqué votre personne, mademoiselle ! rétorqua-t-il avec dédain. Mais je n’avais pas d’autre homme sous la main.

Se rendant compte de son aigreur, Ambre prit une profonde inspiration et essaya de rester le plus calme possible.

— Excusez-moi, murmura-t-elle en frottant ses mains. Je suis un peu chamboulée, je vous l’avoue. Racontez-moi ce qui s’est passé s’il vous plaît. Adèle m’a informée de certains faits et je peine à savoir si ce qu’elle m’a dit est vrai ou si, au vu de l’incroyable imagination qu’elle dispose, elle a inventé une grande partie de cette histoire.

Il étouffa un rire, toussa et lui relata les événements survenus sur le parvis de la mairie. Ambre l’écouta en silence. Les poings serrés, elle bouillonnait de rage, non pas contre les assaillants ou le Baron, mais contre elle-même.

Et dire que je n’étais même pas présente, si loin d’elle ! Je l’ai lâchement abandonnée aux griffes de l’ennemi alors qu’elle est si vulnérable. Qui sait ce qui aurait pu arriver si les noréens n’étaient pas arrivés à temps ou si le Baron n’était pas là pour la veiller en mon absence… Heureusement qu’il était là !

Son visage se dérida. La bouche entrouverte et les yeux ronds, elle porta son regard sur l’homme, le contemplant avec une exaltation soudaine. Il termina son discours et se tut, guettant sa réaction, les yeux brillants par la flamme du chandelier posé sur le bureau.

— Je vous suis très reconnaissante pour vous être occupé d’Adèle en mon absence et de l’avoir protégée, avoua-t-elle, les yeux embués par l’émotion. Je vous dois énormément et ne saurais vous remercier assez pour cela.

Elle le gratifia d’un sourire si sincère et chaleureux qu’il en fut déconcerté. Le sourire en coin, il éprouvait une vaste fierté d’être pour la première fois admiré par son acolyte.

— Je n’ai fait que ce pour quoi je suis engagé. Comme vous le savez, Adèle est sous ma protection et il est de mon devoir de prendre soin d’elle.

Elle se mordit la lèvre et lui accorda un regard troublant, un regard comme il n’en avait pas reçu depuis des années et qui fit remonter en lui un foisonnement de souvenirs doux-amers. Il sentit son cœur s’accélérer dangereusement.

— Je vous ai visiblement mal jugé, monsieur. Vous n’êtes pas si horrible finalement, murmura-t-elle après un petit rire, du moins pas avec les autres.

Il déglutit péniblement. Ne voulant pas se laisser désarmer, il inspira à pleins poumons, tentant de récupérer un rythme cardiaque normal.

— Je suis ravi que vous vous en rendiez compte.

Ils restèrent un instant ainsi, se mirant l’un et l’autre sans la moindre animosité. Soudain, l’expression du Baron mua et son visage devint grave, aussi dur que de la roche.

— Je dois également vous avouer autre chose, mademoiselle, annonça-t-il d’un ton solennel.

Voyant son changement de ton brutal, le cœur d’Ambre se serra et elle sentit l’angoisse germer peu à peu.

— Mademoiselle, ce que je vais vous révéler risque de vous faire un choc. Toutefois, je tiens à préciser que la situation est à présent sous contrôle. Nous avons fait tout le nécessaire pour arrêter les criminels et justice sera faite.

— Qu’allez-vous m’annoncer ?

— Il n’y a malheureusement pas eu une attaque mais quatre. La première et, bien sûr, la plus importante en termes de dommages était celle de la mairie que nos amis noréens ont réussi à étouffer sans peine.

Il laissa un temps. Elle le scrutait intensément.

— La deuxième attaque a eu lieu au palais de justice, lors d’une audience présidée par mon parti. De nombreux morts et blessés sont à déplorer et une dizaine d’hommes ont été arrêtés. La fusillade s’est poursuivie sur le parvis du tribunal et a fait également des victimes parmi les civils. La troisième, elle, a eu lieu juste après. Elle s’est déroulée à la maison d’arrêt et s’est conclue avec les meurtres de Friedrich et de monsieur d’Antins, assassinés dans la rue sous l’œil de la population et sans débordements…

Il se tut. La gorge serrée et le souffle court, elle trouvait son silence horriblement long.

— Et la quatrième ?

— La quatrième attaque a eu lieu à Varden, à la Taverne de l’Ours plus précisément.

À cette annonce, Ambre se sentit défaillir. Elle scruta avec effroi son interlocuteur, suspendue à ses lèvres, incapable de bouger ni même de respirer.

— Un groupe armé d’une dizaine d’individus et dirigé par Maspero-Gavard a fait irruption dans l’établissement où ils se sont emparés de votre patron et de son employé. Dans un souci de provocation en votre intention, dirons-nous, ils ont été fusillés sur la place publique. Les meurtriers ont également assassiné tous les clients qui se trouvaient céans avant d’incendier les lieux. Vingt-sept morts sont à déplorer. Les assaillants ont tous été arrêtés, voire tués. Les survivants sont à présent enfermés dans une cellule à la maison d’arrêt d’Iriden et…

Alexander arrêta son discours et esquissa un mouvement de recul en voyant l’expression malsaine de son interlocutrice qui s’était redressée en hâte. Elle tremblait de tous ses membres, serrant les poings et montrant les dents.

— Que dites-vous ? parvint-elle à articuler, prête à se jeter sur lui à tout instant.

— La vérité, rétorqua-t-il d’une voix calme et maîtrisée.

— J’espère que vous plaisantez !

— Je plaisante rarement avec un sujet aussi grave, mademoiselle, se contenta-t-il de répondre, impassible.

Elle frappa du poing sur le bureau, produisant un craquement sec et faisant valser les objets qui s’y trouvaient.

— Qu’allez-vous faire de ces criminels ?

Il se redressa et s’appuya sur le dossier, les bras croisés.

— Ils seront jugés lors d’une audience qui aura lieu, je l’espère, dans les plus brefs délais.

— Je vous demande pardon ?

— Je disais qu’ils seront jugés pour leurs crimes, par les personnes qualifiées et…

Ambre perdit contenance et entra dans une colère noire, incapable de se maîtriser tant la douleur l’anéantissait.

Je vais tuer cet homme ! Je veux le voir souffrir sans aucune pitié… crever, dépecé et accrocher son corps décharné sur la place publique… Il n’y a pas plus grande provocation !

— Tuez-les ! ordonna-t-elle, envahie par la haine.

— Absolument hors de question !

— Tuez-les tous !

— C’est hors de question ! répliqua-t-il en se levant pour lui faire face.

Fulminante, elle le traitait de tous les noms. Il s’avança vers elle et la toisa d’un œil sombre. Pour la calmer et tenter de l’intimider sans user de la violence, il tendit la main afin d’agripper son poignet. Mais Ambre, qui perçut ce geste comme une agression, jura et dégagea sa main avec vigueur. Prise d’un accès de rage, elle se rua sur lui.

Trop faible pour lutter, Alexander bascula à la renverse. Il ne pouvait résister à la force de son assaillante dont les yeux ambrés brillaient d’un éclat maléfique. Au sol, elle s’appuya sur lui de tous ses membres, plantant farouchement ses ongles par-dessus son veston, au niveau de son épaule meurtrie, ce qui le fit gémir tant la douleur qui le gagnait était lancinante. Les lèvres retroussées et les dents fièrement visibles, elle était prête à mordre.

Une fois sa proie immobilisée, Ambre leva la main, les doigts recroquevillés à la manière d’une serre, les ongles aiguisés comme des lames de rasoir. Or l’homme, habitué à la torture depuis l’enfance, resta étonnamment serein face à cette situation où il était plus que vulnérable, à la merci d’un être faisant à peine la moitié de son gabarit.

— Allez-y, frappez-moi donc, mademoiselle ! Vous en rêvez depuis longtemps ! Voyez comment votre folie vous a gagné. Dire que vous désirez protéger votre sœur mais voyez comme vous êtes un danger pour elle. Vous pourriez la tuer dans votre emportement, comme l’a fait votre mère auprès d’Ambroise !

À ces paroles cinglantes, prononcées d’une voix ferme, Ambre se raisonna. Elle s’arrêta et observa ses mains tremblantes. La panique l’envahit tant elle fut horrifiée par ce nouvel accès de fureur. Dans un sursaut de lucidité, elle prit conscience de la situation. Son cœur se serra et les larmes lui vinrent aux yeux.

Après un temps, elle jeta un œil timide à l’homme qui se tenait juste au-dessous d’elle et qui la défiait, les sourcils froncés et un rictus dessiné au coin des lèvres.

— Oh non, pas encore ! cria-t-elle plaintivement.

Elle observa de ses yeux embués ses mains crispées, avides de sang puis, totalement effrayée, elle se releva en hâte et lui jeta un regard plein de détresse.

— Je suis désolée, s’excusa-t-elle d’une voix étranglée.

Avant qu’il ne puisse répondre, elle ouvrit violemment la porte, manquant de bousculer les domestiques qui se tenaient derrière, attirés par les hurlements et les fracas. Enfin, comme elle l’avait fait les deux fois auparavant, elle s’enfuit en courant, sans prendre la peine de dire au revoir à sa sœur tant elle était terrorisée à l’idée qu’Adèle ne la voit dans cet état.

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